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ENTRETIENS 27 avril 2024

Ben Heppner, colosse aux pieds d'argile
© Marty Umans

Taillé dans le roc, et du format d'une autre époque, Ben Heppner l'est incontestablement. Pourtant, le colosse ne manque pas de cultiver une sensibilité qui autorise la plus brillante souplesse, garant d'un Wagner belcantiste. Ciselé, Walther des Maîtres Chanteurs n'était que prélude à ce Tristan déjà mythique.
 

Le 20/04/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Quand et pourquoi vous ĂŞtes-vous senti prĂŞt Ă  aborder Tristan ?

    Vous allez sans doute ĂŞtre un peu déçu par l'aspect pratique de la chose, mais j'ai reçu une offre de Seattle, trois ou quatre ans Ă  l'avance. Je savais que c'Ă©tait un rĂ´le très difficile, donc j'ai appelĂ© mon chef de chant Ă  qui j'ai dit que j'avais une proposition pour Tristan en 1998 Ă  Seattle. Elle m'a demandĂ© quel âge j'aurai Ă  ce moment-lĂ  : 42 ans, avant d'ajouter : « si tu ne peux pas le chanter Ă  cet âge-lĂ , tu ne pourras jamais. Alors essaie ! Â» J'ai acceptĂ©. D'autres personnes m'ont persuadĂ© que je pouvais le faire, j'ai donc pris le risque d'essayer. Cela n'a rien Ă  voir avec une consĂ©cration artistique, la rĂ©alisation d'un rĂŞve. J'ai simplement pensĂ© que ma technique Ă©tait assez solide pour me lancer dans l'aventure. Je n'ai sans doute pas rĂ©alisĂ© Ă  ce moment-lĂ  Ă  quel point cette prise de rĂ´le Ă©tait importante dans ma carrière. Mes autres rĂ´les wagnĂ©riens Ă©taient plus lĂ©gers ; c'Ă©tait un pas Ă  franchir pour les gens qui pensaient que je pouvais le faire. Plus les reprĂ©sentations approchaient, plus je rĂ©alisais Ă  quel point nous Ă©tions attendus au tournant, Jane Eaglen, qui dĂ©butait en Isolde, et moi. MalgrĂ© la nouvelle production de Bayreuth, toutes les oreilles Ă©taient braquĂ©es sur Seattle.

     

    Quelle est la plus grande difficulté du rôle ?

    Le chanter est un grand défi, et aussi de trouver l'émoi du personnage. Le deuxième acte est très difficile. Je sais que tout le monde pense que le troisième est insurmontable, mais le deuxième est pire : l'orchestre est si imposant que c'est difficile de se faire entendre. Le deuxième acte est la clé de l'opéra : si on peut se maintenir psychologiquement et vocalement, le troisième fonctionne bien, parce que c'est assez bien écrit, mieux que le deuxième. Tristan est un voyage. Quand je commence une représentation, vocalement, et comme interprète, je ne sais pas si je vais atteindre la fin. Jusqu'à maintenant, j'y suis parvenu, mais l'issue n'est jamais garantie. C'est une pièce dangereuse, Wagner l'a voulue comme telle. Je prends un risque chaque fois que je chante Tristan, et ce risque, le public, celui qui aime l'excitation du théâtre en direct, doit le prendre avec moi. Chaque représentation ne peut être magique, mais quand cela fonctionne, c'est la chose la plus extraordinaire qui soit.

     

    Comment réussissez-vous à faire coexister l'aspect technique et le personnage ?

    Il doit y avoir une légère différence entre un acteur qui incarne et un chanteur. A l'opéra, il faut garder une distance pour contrôler notre instrument d'une manière différente de celle d'un acteur. Un acteur peut se jeter entièrement dans son rôle, alors que nous devons garder la tête froide. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas bien jouer, c'est possible, mais il faut toujours trouver un équilibre : s'il s'agit seulement de chant, ce n'est pas intéressant, mais s'il s'agit juste de jouer, la voix ne fonctionnera. On trouve les sentiments des personnages pendant les premières répétitions, de manière assez significative, comme un acteur, puis, avec l'orchestre, il faut trouver un équilibre, sinon on ne peut pas aller au bout.

     

    Avez-vous écouté d'autres Tristan durant votre préparation ?

    J'ai commencé par Vickers, mon compatriote. En l'écoutant, je me suis dit que j'avais fait une erreur, parce que je ne comprenais pas vraiment sa technique d'émission à l'époque. Puis j'ai écouté Windgassen. Je n'écoutais pas seulement les chanteurs, mais aussi les chefs : Karajan, Böhm, Krauss, Furtwängler. Windgassen m'a beaucoup aidé, parce que c'est un ténor lyrique qui peut chanter des rôles plus larges, ce qui est aussi mon cas : je ne pense pas être un véritable Heldentenor.

     

    Quel chef a le plus nourri votre conception du rĂ´le ?

    J'ai eu la chance de le faire deux fois avec James Levine. Il a une grande compréhension de l'ouvrage et des voix, et c'est certainement celui qui m'a le plus apporté, comme une espèce de plaisir. J'ai travaillé Tristan avec de grands chefs : Claudio Abbado, Zubin Mehta, mais j'ai passé plus de temps avec Levine, au Met : les choses avaient le temps de se développer davantage. Levine a eu une grande influence sur ma conception du rôle.

     

    Cette nouvelle production s'annonce comme une expérience particulière, notamment par le travail de Peter Sellars. Comment le ressentez-vous de l'intérieur ?

    J'ai travaillé avec Peter Sellars en 1988, pour une production de Tannhäuser à Chicago, où je chantais un rôle secondaire. Je ne me souviens pas vraiment du travail avec Peter, mais ce fut une production très controversée : je n'avais pas vraiment l'expérience de ce genre de choses. Peter est très humain, et il a une connaissance très profonde de l'oeuvre. Je le suis complètement dans sa manière de voir les choses : c'est un voyage fataliste, cela va mal se terminer. Elle est folle, il est bouleversé, angoissé de retourner vers le Roi Marke contre son gré. Tristan a été mis dans cette terrible position. Ils sont angoissés tous les deux. C'est par ce biais que Peter donne vie à la pièce : on sait tout de suite que ça va mal finir.

     

    Waltraud Meier a-t-elle déjà été Isolde à vos côtés ?

    Nous avons chanté Tristan ensemble il y a deux ans à Berlin. J'ai eu quatre jours de répétitions, et elle deux, parce qu'elle connaissait déjà la production d'Harry Kupfer. Une mise en scène simple, sans interprétation tordue, mais le décor n'était pas évident, une sorte d'ange face contre terre. Nous devions marcher sur ses ailes, son dos : le moindre faux pas, et nous risquions de tomber, de nous couper, c'était dangereux ! Waltraud est si investie sur scène : la différence entre les répétitions et les représentations est de cinquante pour cent, elle se jette soudain dans un tout autre monde, c'est une expérience incroyable.

     

    Il manque, si j'ose dire, deux médailles à votre palmarès wagnérien : Siegfried, et Bayreuth.

    Il y a deux ou trois raisons à cela. Je plaisante en disant que le Ring, c'est seulement pour les adultes. Je ne l'ai pas fait parce qu'une fois que vous avez chanté Siegfried, on ne vous propose plus que ça. J'aime chanter Peter Grimes, Otello. Le Ring prend beaucoup de temps pour peu de représentations. Je vais pourtant aborder Siegfried : ma vie est un peu différente, mes enfants ont grandi, je peux tenter ce genre de choses maintenant. C'est un peu la même chose pour Bayreuth : on me l'a proposé, mais ce n'était pas le bon moment, cela demandait trop de temps. Ils ne me le proposeront sans doute plus, mon refus a dû les contrarier. Bayreuth est un engagement sur plusieurs années, je n'avais pas tout ce temps à leur donner.

     

    A vos débuts, vous chantiez beaucoup le répertoire italien. Hormis Otello, vous semblez l'avoir un peu laissé de côté.

    Je chante toujours Chénier. Mon répertoire est essentiellement germanique, avec quelques intrusions intéressantes dans d'autres univers. Otello est la réponse de Verdi au drame musical de Wagner : une belle réponse, une oeuvre incroyable. Andrea Chénier est une pièce à laquelle je reste attaché. J'aimerais faire quelques rôles français aussi. Je pense que j'ai la sensibilité qu'il faut. J'ai fait les Troyens, et il y aurait d'autres oeuvres intéressantes, dans la tradition du Grand Opéra français. J'aime aussi Peter Grimes, La Dame de Pique, Jenufa, ou encore Dalibor.

     

    Deux rôles de votre répertoire, Enée et Florestan, semblent avoir été écrits pour des chanteurs qui n'existaient pas à l'époque.

    Florestan ne pose pas vraiment de problèmes. Son air est difficile, mais pas autant que tout monde le pense, particulièrement la première attaque. J'essaie de ne pas y penser comme à une note chantée, c'est un cri du coeur adressé à dieu, un cri, pas une belle note bien chantée, douce ou forte : il est enfermé là depuis deux ans, ce n'est pas la première fois qu'il lance ce cri de détresse. Dans la strette, il faut parvenir à garder la connexion des registres, et le piège serait d'aller trop vite. Tout le monde pense que c'est facile d'aller plus vite, alors qu'il faut garder une certaine ampleur pour l'assise du souffle. Les Troyens, c'est une autre affaire : le rôle semble écrit pour deux personnes différentes. Le duo Nuit d'ivresse est très limpide, il faut suspendre la voix : c'est difficile avec une voix plus large, celle qui aurait la couleur idéale pour Inutiles regrets. Lequel doit-on privilégier ? Quand Berlioz parle de la voix de ténor, il évoque trois registres différents, le grave, le médium et l'aigu. Selon lui, si un ténor a un bon médium, son aigu sera moins probant, mais si sa voix mixte est très belle, il ne sera pas satisfaisant dans le médium. C'est un peu dépassé maintenant. Nous essayons – y parvenons-nous ? – d'homogénéiser la voix. La technique a beaucoup évolué ces cent dernières années.

     

    Vous avez dû interrompre votre carrière durant neuf mois pour des raisons de santé. Cela a-t-il changé votre manière de chanter ?

    Là n'était pas le problème, mais cela m'a donné, de manière inattendue pour moi, une plus grande joie et une plus grande liberté dans le chant. J'ai dû reconquérir ma confiance. Les gens ont pu dire que ma voix avait changé, plus légère
    mais cela était dû au manque de confiance. Quand cette confiance est revenue, j'ai eu beaucoup plus de plaisir à chanter. J'en avais avant, mais à présent, que des gens veuillent m'écouter est un véritable don du ciel. Je suis si enchanté d'avoir cette opportunité de chanter à nouveau, car un chanteur ne peut être satisfait s'il ne chante pas. Je m'abandonne davantage, et si je rate une note, si je reçois une mauvaise critique, quelle importance, je ne vais pas en mourir.

     

    Quel est le rĂ´le qui vous stimule le plus ?

    Tristan. On me demande souvent de comparer Otello et Tristan. Je peux vous donner une illustration très simple de la différence entre ces deux rôles. Quand je chante Otello, je me réveille le lendemain avec une voix parfaitement claire, alors qu'après Tristan, je suis enroué. Cela vous donne une idée de la difficulté de Tristan. Otello n'en est pas moins un défi, mais davantage sur le plan dramatique : Verdi et son librettiste utilisent les mots avec parcimonie, de manière très précise, compacte, ils ne se répètent jamais, chaque mot est imprégné de sens, alors que Wagner exprime chaque sentiment de plusieurs manières, jamais directement. Le temps verdien s'oppose au temps wagnérien : Verdi utilisait le temps au plus serré, il voulait être plus direct dans sa réponse à Wagner. C'est brillant, mais la difficulté pour moi est dans la brièveté de la relation amoureuse, qui ne représente qu'une infime partie du premier acte : j'aimerais avoir plus de temps d'exprimer mon amour pour Desdémone, pour que le revirement du personnage soit encore plus douloureux. C'est mon défi en tant qu'acteur, trouver un moyen de rendre la douleur intense. J'ai beaucoup de chance de pouvoir chanter ces deux rôles, aucun autre n'arrive à leur cheville.

     

    Le 20/04/2005
    Mehdi MAHDAVI


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