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ENTRETIENS 26 avril 2024

Ludovic Tézier, héraut du chant français

Noble héritier d'une tradition malmenée, Ludovic Tézier ressuscite un certain art du dire et du chant français. Exigeant et polyvalent, ce Wolfram d'exception met son timbre soyeux et sa ligne cultivée au service du Prince Eletski dans la Dame de Pique de Tchaïkovski. L'esprit vif et le verbe généreux, le baryton français se raconte.
 

Le 07/06/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Comment est né votre désir de chanter ?

    On écoutait beaucoup de musique d'opéra à la maison, c'était donc naturel chez moi d'entendre des gens qui chantaient fort. Il n'y a pas eu de révélation abrupte : j'ai toujours plus ou moins chanté, pas de manière très stakhanoviste, mais ouvrir la bouche et chanter juste était naturel. Le désir d'aborder des grands airs que j'avais entendus depuis des années est venu vers l'âge de 18 ans, où je me piquais de chanter par-dessus les disques de mes vedettes préférées. Voyant qu'a priori, cela marchait, j'ai voulu rencontrer un professeur de chant qui m'a préparé en catimini au concours d'entrée du CNIPAL à Marseille. Je suis rentré dans la classe de choeur qui m'a formé de manière assez rapide au solfège et au fait de chanter ensemble. Puis, j'ai passé le concours national d'Alès que j'ai eu le bonheur de remporter. Michel Sénéchal m'a entendu et m'a recommandé de passer le concours de l'école de l'Opéra. J'y ai passé quelques mois absolument formidables parce que la formation était dispensée par des gens passionnés qui donnaient le meilleur de ce qu'ils connaissaient. Et puis les ailes ont dû s'ouvrir car j'ai eu un engagement en troupe à Lucerne où il ne s'agissait plus d'être un élève un peu protégé mais de tenir des rôles. Cela devenait beaucoup plus sérieux dans le sens où j'ai vraiment été confronté à la réalité du chant : les générales à neuf heures du matin
    J'avais fait quelques petites choses très légères au début, un rôle d'opérette, histoire de mettre les pieds sur les planches, et alors que j'étais encore à l'école de l'Opéra, j'ai pu aller butiner à droite à gauche, deux phrases dans Benvenuto Cellini au Grand Théâtre de Genève, et Marullo dans Rigoletto à Bordeaux. A Lucerne, je suis passé de Marullo à Don Juan de Mozart, une espèce de grand écart à froid qui, heureusement, s'est plutôt bien passé, mais qui a été très formateur, surtout sur l'hygiène de vie que requiert le métier lorsqu'on commence à taper dans ce genre de grands rôles.

     

    Quand votre carrière a-t-elle pris un véritable essor ?

    Il y a eu des étapes marquantes, notamment à Lyon où j'ai connu deux ou trois prises de rôle intéressantes comme le Comte des Noces : des gens ont ouvert leurs oreilles et se sont dit que c'était peut-être intéressant pour l'avenir. Toulouse a pris le relais avec une direction visionnaire en ce qui me concerne, et qui fait confiance, notamment à l'occasion d'Hamlet. En étant en deuxième rideau après Thomas Hampson, les gens se sont dit : « Hampson, très bien, on connaît, mais le jeune, il n'est pas mal Â». Puis Nicolas Joel m'a proposé Wolfram : c'était la première fois que j'avais un rôle de cette importance en première distribution à Toulouse. Après le frémissement d'Hamlet, les gens sont venus positivement, et Wolfram a marqué un pas important, d'autant qu'un français qui chante du Wagner, en allemand qui plus est, cela a très modestement fait son petit effet. Lorsqu'on a commencé le chant à 18 ans, arriver quinze ans plus tard à chanter de tels rôles dans une telle maison, c'est de l'ordre du premier cadeau sous l'arbre de Noël : c'est merveilleux. J'essaie de garder ce côté merveilleux des propositions quand elles sont belles, plutôt que de me faire un tableau de chasse.

     

    Y a-t-il des rôles que vous ne voulez pas affronter trop tôt pour des raisons de maturité vocale ou artistique ?

    J'ai pu refuser des rôles pour des raisons de charge vocale, parce qu'ils étaient trop exigeants par rapport soit à ma voix, soit à ma technique, mais aussi des rôles pour lesquels il me manquait trente kilos : je caricature, mais quand on doit jouer un type de 60 ans et qu'on en a 25, même avec toutes les notes, cela ne tient pas debout. A cet âge, tellement de choses doivent encore faire appel à la fraîcheur. Je n'en fais même pas une affaire de santé vocale, plutôt d'honnêteté envers les gens qui viennent voir le spectacle : ils payent leur place. J'ai pu me permettre de refuser parce que j'avais suffisamment d'engagements par ailleurs : il ne faut pas faire de procès aux gens qui font parfois des choses qui a priori les surexposent, car même les artistes doivent manger, ils ne vivent pas que d'art et de notes de musique.

     

    Comment vivez-vous le développement international de votre carrière ?

    Je fais le même travail depuis que j'ai mis les pieds sur les planches dans des institutions beaucoup plus modestes que celles que j'ai le plaisir de fréquenter aujourd'hui : apprendre un rôle, le répéter, puis c'est la première, et on joue. L'accumulation d'expérience apporte probablement une qualité supérieure à ce que je prépare aujourd'hui, même en le préparant de la même manière qu'il y a quinze ans, avec la même pianiste. Il peut y avoir un facteur émotionnel lorsqu'on entre dans une maison habitée par une espèce de fantôme : pour la dernière reprise des Noces de Strehler ici même à Paris, la seule jaquette qui m'allait portaient encore le nom de Gabriel Bacquier, et au Deutsche Oper de Berlin, j'ai porté le costume de José van Dam. L'émotion procurée a moins trait au prestige d'une maison qu'à son ancienneté et aux gens qui ont pu la parcourir : quel symbole de chanter un rôle de Robert Massard à l'Opéra-Comique, et pourtant, cette maison est beaucoup moins prestigieuse que Vienne, Salzbourg ou Londres.

     

    Il semble que vous n'ayez pas trop souffert de cet a priori défavorable aux chanteurs français en France.

    Si on n'a jamais vraiment dit de mal de moi, on a très souvent dit que ce que je faisais était gentil, correct. Les choses changent, tant mieux. En France, un chanteur français est très vite anonyme. Lorsque vous vous appelez Ludovic Tézier et pas Maurizio je-ne-sais-quoi, cela saute moins aux yeux sur un programme : c'est aussi bête que cela. Mais il y a un avantage énorme à être légèrement anonyme quand on est jeune : on peut travailler tranquillement ses rôles, et c'est un luxe monumental. Lorsque vous commencez à être célèbre et qu'on vous demande dix fois par an, on est en danger parce qu'on n'a plus le temps de se consacrer à cet art qui demande beaucoup de temps en dehors des opéras. Quand on sort d'une maison, on n'est pas en vacances, au contraire, c'est là que tout commence : une phase de répétitions, c'est déjà la fin de quelque chose, fermer une partition en principe sue et maîtrisée.

     

    N'y a-t-il pas une méfiance à l'égard des grandes voix françaises, capables d'aborder les grands rôles de Wagner ou Verdi ?

    Je ne considère pas avoir une grande voix ; mes collègues russes dans la Dame de Pique me le démontrent chaque jour. D'ailleurs, les grandes voix, c'est bien, cela fait aussi partie de l'opéra que d'avoir de beaux décibels, mais il y a une valeur indémodable, le chant. La musique est toujours pareille parce qu'elle est écrite. Pour être un peu intemporel, il faut juste respecter ce qu'il y a à l'intérieur, et pas simplement les notes, mais les mots : même s'ils sont parfois un peu plat, les livrets ont la vertu d'exister, et en général plutôt bien écrits pour mettre en valeur votre voix. Il faut donc leur rendre la justice de bien les prononcer, de la même manière qu'il faut rendre cette justice à la musique de bien la chanter. Lorsqu'on s'applique, on a des chances d'être écouté, ce qui est un luxe extraordinaire.

    Quant aux chanteurs français à grandes voix, on s'en méfie justement parce que nous avons eu de très grandes et belles voix qui, à force d'être grandes et belles, parfois, ont été un peu faciles. Des grandes voix françaises, il y en a, il y en aura, et, vu les affres par lesquelles est passé ce chant français qui renaît vraiment aujourd'hui, avec une grande culture et une grande école, à l'exemple de grands maîtres comme Robert Massard qui n'ont jamais sacrifié la taille de la voix à des effets de gueule. Et je pense à José van Dam, qui n'a pas une voix tonitruante – mais qui a jamais eu un tel legato, une telle qualité de diction ? On touche à un absolu du chant, et c'est pour cela que José, à l'époque où il y avait encore des trompettes sur scène, a fait cette énorme carrière : il y a chez cet homme une fascination de la qualité.

     

    Cette production de la Dame de Pique fait subir quelques petits arrangements à la partition. Certaines mises en scène peuvent-elle nuire à l'attention portée au chant ?

    A moins qu'on me fasse porter un bandeau sur la bouche, je ne vois pas ce qui pourrait nuire à ma qualité de chant. Il ne faut pas non plus délirer : si on me fait chanter la tête à l'envers et que je dois chanter un sol aigu, je ne sais tout simplement pas le faire, il faut engager un acrobate. Si on me le demande, nous allons trouver un compromis, histoire de sauver la partition. Mozart, Verdi, Puccini, Tchaïkovski ou Wagner ont pensé une musique : mon idéal serait de faire entendre aux gens ce qu'éventuellement ils ont entendu dans leur tête lorsqu'ils l'ont composée. Les petits aménagements pratiqués dans cette production sont très légers et tellement bien faits qu'on pourrait selon moi les comparer aux Ménines de Picasso : c'est une vraie relecture, on retrouve la vérité des Ménines d'origine avec un œil qui nous parle peut-être plus aujourd'hui. C'est de la vraie modernisation, et par ce biais, Dodin, le metteur en scène, n'essaie pas de se mettre en valeur, il s'efface complètement devant l'oeuvre : il a une lecture sur une hypothèse de départ, peut-être contestable, mais les sacrifices musicaux très ténus sont justifiés parce qu'il y a un vrai propos. Lorsqu'on doit retoucher un peu les partitions – les auteurs étaient les premiers à le faire – mais que cela sert vraiment le propos et que le spectateur sort du théâtre bouleversé et confondu dans ses a priori, je trouve cela extrêmement intéressant.

     

    Le russe est-il difficile à chanter ?

    C'est un vrai un massage vocal, mais à mémoriser, c'est une catastrophe. Au début, on est perturbé, parce que certains sons sont tellement éloignés du français, les différences si subtiles : c'est une langue extrêmement raffinée dans les consonnes et la modulation des voyelles et des diphtongues. Pour me faire à une nouvelle langue, j'écoute des versions, je loue éventuellement des films. Quand j'ai étudié mon premier grand rôle russe, Eugène Onéguine, j'ai tout travaillé comme cela pendant neuf mois, en faisant ma propre phonétique, et à la fin, je suis allé me faire corriger par un coach. Cela s'est si bien passé qu'il m'a demandé avec qui j'avais travaillé. C'est un peu ma marotte d'essayer de tromper le client sur la langue, qu'à un moment au moins dans la soirée, le spectateur se demande si je suis russe. Très souvent, le style est tributaire de la langue : lorsqu'on possède vraiment un rôle jusqu'à sa diction, jusqu'au texte lui-même, on est à 90% dans le style. C'est un peu ma manière d'aborder une partition : je lis d'abord le texte, c'est ce qui me donne le goût d'un rôle.

     

    Quels sont les rôles dont vous rêvez ?

    Je n'ai pas de projets grandiloquents pour ce qui est de mes rôles, si ce n'est de bien chanter le prochain : c'est déjà bien assez difficile. En revanche, des rôles que j'adore écouter lorsqu'ils sont bien incarnés, ce sont des personnages en général un peu dramatiques. George London dans Wotan, cela ne fait pas rire, ou plus récemment, Piero Cappuccilli en Simon Boccanegra dans la mise en scène de Strehler, bien dirigé scéniquement et musicalement par Abbado, c'est beau : le rôle lui-même est excitant quand on l'entend ainsi défendu. Ou encore Iago : je ne sais pas si j'aurai jamais la moitié de la voix pour le chanter, mais c'est une espèce de sommet vocal et scénique. En écoutant Apollo Granforte, un très vieux baryton à la voix extraordinaire et assez moderne dans sa manière de chanter, en Scarpia, on se dit que le rôle n'est pas difficile ; il suffit d'avoir la voix pour. Je m'en tiens un petit peu à cela. Je rêve surtout d'entendre ces rôles bien chantés : pour un Wotan de l'acabit de George London aujourd'hui, je prends mon billet pour Tokyo. Et si d'aventure j'avais eu le talent et le matériel pour le chanter, cela aurait été le rêve ultime.

     

    Le 07/06/2005
    Mehdi MAHDAVI


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