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ENTRETIENS 25 avril 2024

Charlotte Hellekant, la sensualité des profondeurs

De son timbre profond, intensément vibrant, et son physique de liane, Charlotte Hellekant a incarné pour son complice Marc Minkowski la plus sensuelle Cornelia, l'Othon le plus sombre, de troublante gémellité avec le Néron d'Anne Sofie von Otter. Elle se livre voix et âme à l'Orphée dansé de Pina Bausch.
 

Le 03/06/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • N'est-il pas Ă©trange, frustrant mĂŞme, de dĂ©buter en OrphĂ©e en allemand Ă  Paris ?

    Je respecte le choix de Pina Bausch : le livret est si fort, même en allemand. Comme cette chorégraphie a été créée en Allemagne, elle a voulu que les chanteurs, les danseurs et le public soient proches des mots. Au début, je pensais que c'était une idée un peu folle, mais au fur et à mesure de mon travail sur ce rôle, et pour une raison étrange, je suis plus émue par les mots allemands dans le célèbre J'ai perdu mon Eurydice, alors que je ne préfère pas naturellement l'allemand. Les Français sont fiers de leur langue, et seront sans doute un peu scandalisés, mais cela ira, parce que c'est Pina Bausch, et qu'il fallait que les mots soient proches de son coeur afin qu'elle puisse recréer Orphée.

     

    Est-ce la première fois que vous participez à une production chorégraphiée ?

    Je voulais le faire depuis un certain temps. Je suis une interprète assez physique, et j'ai fait des productions où il y avait beaucoup de mouvement, dans une voie abstraite, j'aime beaucoup cela. J'adore la danse et le travail de Pina Bausch, c'est une opportunité fantastique, luxueuse. Bien sûr, quand j'ai accepté cet engagement, il y a deux ans et demi, on m'a dit qu'il y aurait un Orphée danseur, et que je ne bougerais pas beaucoup. J'ai été déçue, parce que je voulais incarner ce rôle physiquement, mais j'ai eu le temps d'y réfléchir. L'idée est intéressante : la voix et le corps se rencontrent dans le subconscient, et les chanteurs, Orphée, Eurydice, sont utilisés de manière très intime. Nous ne chantons jamais vers le public, toujours au coeur de notre propre douleur, alors que les danseurs expriment le tourment. C'est un peu frustrant, parce que nous ne sommes pas toujours dans des positions optimales pour le chant : depuis les coulisses, le regard baissé, nous n'avons pas la possibilité de projeter notre voix, mais le résultat est beau.

     

    Y a-t-il deux Orphée ou vous considérez-vous comme la voix du danseur ?

    L'idée est qu'il n'y a pas de dualité. La musique et la danse expriment ce que nous ressentons, mais que nous ne montrons pas, ou alors de manière trop raisonnée, équilibrée. La musique, comme la danse par le mouvement, exprime ce bouillonnement : le chanteur et le danseur se rencontrent dans une zone invisible, mais que le spectateur peut ressentir. Je ne regarde pas le danseur, mais plus nous travaillons ensemble, plus nos expressions se rejoignent dans un seul et même personnage.

     

    Est-ce l'Orphée de Pina Bausch ou le vôtre qui s'exprime à travers votre voix ?

    Le premier air que chante Orphée est très simple, répété trois fois et entrecoupé de récitatifs de plus en plus passionnés, alors que la musique reste belle et simple. Dans la chorégraphie, Orphée est extrêmement actif, ce que je n'aurais pas su exprimer de cette manière. J'essaye de chanter de la même façon que dans un autre contexte, parce que cela crée une polarité entre le conscient et le subconscient. Comme la pièce est déjà chorégraphiée, certains tempi ont été établis par Pina et le chef à l'époque de la création. Thomas Hengelbrock et moi pensons qu'ils sont parfois trop agressifs, pas assez variés : trente ans, cela représente une grande évolution dans l'interprétation de la musique baroque. Mais petit à petit, nous parvenons à nous entendre, en suivant le discours de Pina : je sens que je peux développer des idées auxquelles le danseur commence à s'accorder, comme je sais ce dont il a besoin, un tempo plus rapide ou un accent différent. Pina coupe la fin, et c'est un peu triste : je préfère la fin heureuse, où l'Amour revient quand Orphée s'apprête à se suicider, pour lui rendre Eurydice. L'amour transcende les régles, elles sont inutiles quand l'amour est véritable. Mais je fais en majeure partie ce que j'ai besoin de faire, que j'aurais aimé faire.

     

    Pourquoi ce rĂ´le fascine-t-il tant ?

    Gluck est très important, parce que dans cette pièce, on peut entendre Beethoven, et tant de choses. Il est si novateur. Le duo avec Eurydice est si humain : cette humanité n'est possible que parce qu'ils s'aiment vraiment. Quand Orphée est censé ne pas la regarder, elle est anéantie parce que leur amour est très profond, mais il ne peut lui dire pourquoi il ne peut se retourner, et pour elle, rien n'a plus d'importance, elle préfèrerait être morte. Gluck a été critiqué pour avoir été si humain : il montre cette insécurité que l'on ressent si l'on n'a pas la confirmation de l'amour. Cela se reflète dans la composition, avec ses tensions, ses harmonies étranges, ses rythmes fantastiques, c'est si vivant. Mais ce n'est pas seulement la victoire de l'amour, mais celle de l'artiste, du musicien : le chant d'Orphée est merveilleux, et c'est son chant qui attire l'attention des dieux. C'est l'idée romantique par excellence : les pires souffrances n'altèrent pas la beauté.

     

    Qu'y a-t-il de fascinant dans la voix de contralto, dont cet Orphée apparaît comme le symbole ?

    Je suis mezzo-soprano, même si je chante souvent des rôles graves. La sonorité des notes graves d'une femme est objectivement belle, sensuelle, chaude, enveloppante. Si l'aigu est admirable, fantastique, et s'il nous provoque aussi sur le plan émotionnel, le grave est un registre plus physique, dont nous sommes plus proches : c'est comme un gâteau au chocolat, un bain chaud !

     

    Si la musique baroque y occupe une large part, votre répertoire est très étendu.

    Je ne me considère pas comme une spécialiste du baroque. Je n'aurais jamais commencé à chanter cette musique si cela n'avait été pour Marc Minkowski, qui apprécie ma voix dans des rôles graves. Cela m'intéresse de plus en plus, et j'aimerais essayer des rôles légèrement plus aigus. Mais c'est important de tout faire, sauf le bel canto romantique qui ne m'intéresse pas du tout, ni par snobisme, ni par stupidité, mais parce que j'ai besoin de dissonances, de frictions, de tensions, que je ne trouve pas chez Rossini, Bellini et Donizetti. La virtuosité m'importe peu, je chante parce que j'aime la musique pour son expressivité. Je suis très heureuse de chanter Mahler et Ravel, Charlotte dans Werther, et Carmen, parce qu'elle est amusante, qu'elle a du tempérament. J'aime aussi faire de la musique contemporaine parce que c'est important pour notre temps : on y retrouve toute l'histoire de la musique, tout cela provient de la même petite cellule. Et j'adore la musique de chambre. J'ai beaucoup de chance de pouvoir chanter tant de styles différents : j'aime explorer de nouvelles choses comme Orphée, un grand cadeau. Et je vais faire mon premier Octavian cet été, un autre grand cadeau.

     

    Est-ce difficile d'être un homme sur scène ?

    Je devrais probablement dire oui, mais je ne pense pas. Nous avons tous le ying et le yang en nous, et j'ai une part masculine très forte – s'ils sont ouverts et honnêtes, les hommes ont un côté féminin très fort. J'ai une voix beaucoup plus féminine que Marijana Mijanovic, qui devait alterner avec moi dans cette production, mais il ne s'agit pas ici de jouer un homme : mes cheveux sont attachés, je porte une longue robe et de petits talons, et je n'essaie pas de cacher ma poitrine, je suis juste une voix. Si l'on met de côté la musique baroque, les rôles travestis sont écrits pour mezzo-soprano, avec une sonorité plus féminine. La voix de contralto a sans doute une sonorité plus masculine, mais seul le baroque nous offre le luxe d'entendre une voix comme celle de Marijana dans des rôles masculins.

     

    L'Ă©tendue de votre voix, qui vous permet d'aborder aussi bien Cornelia qu'Octavian, plus proche du soprano, peut-elle vous embarrasser dans le choix de vos rĂ´les ?

    Pour chanter Octavian, je dois un peu tirer sur ma voix, et mes la aigus ne seront sans doute pas aussi faciles que ceux de chanteuses dont la tessiture est plus haute, mais je peux apporter autre chose à ce personnage. Parfois, l'aigu est excitant justement parce qu'il n'est pas facile. Je ne sais pas encore si Octavian me conviendra, mais j'aime repousser mes limites aux extrêmes. Charlotte est très confortable pour moi, mais c'est légèrement plus bas à certains moments. Tout dépend de ce que l'auditeur attend, préfère. Je ne suis pas une chanteuse vaniteuse, je dois me répéter chaque jour que je peux faire telle ou telle chose, et j'espère que j'ai quelque chose à dire, c'est ma force. Je prends sans doute plus de risques que d'autres personnes, je ne peux pas m'en empêcher. Je pourrais éviter d'essayer de chanter le plus piano possible, de prendre mon temps sur certaines notes, mais je trahirais ma personnalité. Lorsqu'on prend des risques, on tombe parfois face contre terre, mais cela n'a pas d'importance, parce les chanteurs que j'admire le plus sont ceux chez qui le mariage entre le chant et le jeu est le plus intense. Voilà la magie de l'opéra : quand on oublie que la personne chante. C'est ce que j'essaie de trouver, même si je n'y réussis pas toujours.

     

    Le 03/06/2005
    Mehdi MAHDAVI


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