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ENTRETIENS 26 avril 2024

Philippe Boesmans, la nouvelle âme de l'opéra contemporain

Compositeur belge, Philippe Boesmans a écrit coup sur coup deux opéras qui ont été plébiscités par le public. De fait, il s'agit des plus grands succès jamais connus ces dernières années pour le répertoire lyrique contemporain : " Reigen " (La Ronde d'après Wedekind) et " Wintermärchen " (le Conte d'hiver, d'après Shakespeare). Boesmans a débuté comme tenant du sérialisme postwébernien, avant de s'en écarter pour aborder l'univers lyrique. Aujourd'hui, il a trouvé un mode d'expression original. Rencontre avec un homme d'exception.
 

Le 20/04/2000
Propos recueillis par Antoine Livio (1931-2001)
 



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  • Grand, sec et séducteur, Philippe Boesmans est un solitaire très entouré. Beaucoup d'humour, encore plus de tendresse pour ses semblables, il vit au centre de Bruxelles dans un petit appartement, entre un piano à queue de concert et un canapé, l'un et l'autre noirs. Ses succès ne l'ont pas changé, si ce n'est qu'il se plaint des dithyrambes de certains critiques. "À dire que j'ai du talent, certains ont même écrit du génie ! (ont-ils jamais entendu un opéra de Mozart ?), ils m'empêchent d'en composer un nouveau. Ces compliments me font peur et me coupent toute inspiration. "

     
    Comment est-ce arrivé ? pourquoi cette entrée tardive dans l'univers lyrique ?

    Je suis un pianiste raté. J'ai fait des études normales de piano. D'aucuns disaient même que j'étais doué. Déjà. On a toujours exagéré, avec moi ! Mais après le Conservatoire, j'ai travaillé avec Stefan Askenase, un grand pianiste, mort depuis longtemps, en 1985 : Lui aussi trouvait que j'avais des capacités, mais il m'a surtout dit qu'il ne fallait pas croire que j'allais faire une carrière de pianiste. À vingt ans, j'étais un petit peu ambitieux et je me suis dit : "si c'est comme ça, j'arrête". Or je faisais partie d'un groupe de jeunes musiciens qui s'intéressaient à la musique sérielle et lorsque j'ai pris ma décision, j'ai dit à mes camarades, Pierre Bartholomé entre autres, qu'il fallait nous aussi former un Ensemble, comme Paris l'avait fait avec l'InterContemporain. Bruxelles étant toujours en retard, nous l'avons fondé, et comme il manquait d'un pianiste (ceux qui avaient du talent préféraient se faire un nom à coup de Rachmaninov), j'ai joué ce rôle et composé mes premières pièces pour l'Ensemble Musiques Nouvelles de Belgique.
    Pour l'opéra, c'est autre chose. Mon adolescence en était baignée. À quatorze ans, j'étais fou de Wagner. J'aurais été à pieds à Bayreuth. Mais ma famille était très modeste et il n'en était pas question, même en train. Seulement il y avait la radio et j'écoutais toutes les retransmissions du festival de Bayreuth. Puis avec mon engouement pour Webern et le sérialisme, Wagner a disparu de mon horizon. J'allais bien quelque fois à l'opéra en Belgique, mais c'était tellement ridicule. Invisible, dans le sens où il était préférable de ne pas voir. Il a fallu le retour de Gérard Mortier qui a soudain proclamé nécessaire de choisir des metteurs en scène qui réfléchissent et peuvent imaginer quelque chose de nouveau. Ainsi tout a basculé dans ma tête. D'autant plus qu'il lui a pris la folie de me passer commande d'un opéra.

     
    Pourquoi à vous ?

    Il a dû se renseigner. Revenant en Belgique, après ses étapes à Francfort, Hambourg et Paris, il a dû penser que c'était son devoir de Belge, travaillant dans le premier théâtre belge, de commander une oeuvre à un Belge. Ce n'est pas de l'opportunisme, c'est une certaine vision de la réalité. J'ai eu la chance qu'il pense à moi. Il m'a appelé pour savoir ma réaction. Or je connaissais un écrivain qui depuis longtemps voulait faire un opéra avec moi. Mais perdu dans mon sérialisme, je l'envoyais sur les roses ! Seulement devant Gérard Mortier, j'ai parlé des projets de Pierre Mertens et de son envie d'une " Passion de Gilles de Rais ". Ce projet serait impensable aujourd'hui, avec toutes les affaires que nous avons connues en Belgique. Mais Gérard Mortier a accepté aussitôt. Or la grande idée de Mortier fut de m'engager comme compositeur en résidence (pour que j'apprenne de l'intérieur ce qu'étaient les nécessités du théâtre lyrique), mais aussi comme conseiller musical. En effet Gérard aime bien se faire entourer par des artistes, car il a peur de vendre son âme au diable : il est toujours en train de négocier avec des gens d'argent, comme un commerçant, il lui faut donc des personnes qui lui rappellent pourquoi il occupe son poste. J'avais la chance de faire partie de cette bande-là, avec Sylvain Cambreling, Jean-Marie Piem. Plus tard - il ne savait pas encore qu'il allait partir pour Salzbourg - il m'a demandé de concevoir un nouvel opéra, mais cette fois avec Luc Bondy. Ce fut la Ronde. Gérard étant parti pour Salzbourg, la commande fut faite par son successeur, l'organiste Bernard Foccroulle, qui était un ami très cher et de très longue date.

     
    Vous aviez déjà composé pour la voix, mais sur le mode sériel (Intervalles III, pour grand orchestre et voix solo, puis Attitudes qui se rapprochait du théâtre musical et qui, créé à Bruxelles, fut repris en Avignon, en 1980). Avec La Passion, ce fut autre chose, même si le fond de la texture sonore se rattachait encore à vos premières oeuvres. Mais avec Reigen, plus question de sérialisme, pourquoi ?

    J'étais arrivé à la conclusion que la musique sérielle était d'une complexité telle qu'elle n'intéressait plus personne. Ou que ceux qui font semblant de s'y intéresser, le font parce qu'ils croient que la complexité est une vertu musicale ! Non, une chose peut être complexe, ce n'est pas pour ça qu'elle est bonne. La musique sérielle ou postsérielle, d'où je suis parti, n'est pas une musique expressive. C'est une musique de constatation, une musique qu'on peut regarder comme un bel objet qui scintille et dont la beauté réside dans la neutralité. Quand on écrit un opéra, il faut pouvoir introduire la tristesse, la joie, le pathétisme même, car parfois l'homme est pathétique. Il faut aimer les personnages, même les salauds. Je ne dis pas qu'on est tous des salauds, mais chacun d'entre nous, un jour, a été tenté de l'être. Et les occasions sont toujours là pour l'être. Donc on sait ce que c'est. Donc on peut aimer même les salauds. Dans la Ronde, j'aime la Grisette. C'est un personnage qui me faisait pleurer. Je ne puis pas composer de la musique sérielle pour elle, je la tuerais. Ca me paraît évident. Celui qui ne comprend pas ça, aujourd'hui, ne peut pas faire un opéra. Avec quelques exceptions, comme Die Soldaten de Zimmermann, qui vous donnent un choc, parce que c'est très fort. Mais c'est tout. Il n'y a pas d'histoire et moi j'ai besoin de raconter une histoire.

     
    Qu'est-ce qui est le plus important pour vous ?

    Que le public comprenne tout, chaque parole des dialogues. J'ai appris, en traînant dans les couloirs et les coulisses de la Monnaie, qu'il ne fallait jamais écrire à l'orchestre un forte quand un chanteur chante. Les forte avant ou après. Et le public comprend, comme dans Wozzeck qui demeure pour moi l'exemple parfait.

     
    Où composez-vous ? à la table ou au piano ?

    Ici, où je suis assis, sur ce canapé. J'ai un grand cartable noir que je mets sur mes genoux. Je prends mon papier et mon crayon, et j'écris. Parfois ma main écrit toute seule et pas du tout ce à quoi je pensais. Mais quand je relis, je constate souvent que ma main, en sa fantaisie, a eu raison ! Si je me mets au piano, je chipote. J'essaie ceci et cela, et je perds mon temps. Le piano me rend service quand je veux entendre comment cela sonne. Et puis je chante, je crie, pour autant qu'il n'y ait personne dans les parages.
    Donc non, le piano je n'en ai pas besoin. Je peux composer à l'hôtel ou dans les avions, sur les grandes lignes, quand il n'y a pas trop de monde à ma gauche, ni à ma droite. Quand on me regarde, je suis très gêné. Mais la nuit, en rentrant de New York, c'est étrange, comme ça suspendu, je me sens des ailes ! Je crois qu'il y a en moi quelque part un enfant. Comme chez tout le monde. Mais moi je veux le garder, cet enfant, surtout parce qu'il ne dit jamais qu'il faut être moderne. Il faut essayer en revanche d'être vrai. En musique, je ne crois pas qu'il y ait de progrès, comme l'écrivait Adorno. Qu'est-ce que le progrès en musique ? Est-ce que la musique de Boulez est en progrès sur celle de Verdi ? Elle est différente. Elle correspond à quelque chose d'aujourd'hui. On peut progresser dans la science et dans beaucoup d'autres matières, mais on ne peut pas progresser en poésie, ni en musique. Moi, j'ai pu faire des progrès, mais en écriture, c'est autre chose. Non, il n'y a pas de progrès en esthétique.

     


    Lire la critique de Wintermärchen dans la section "Critiques de concert" de ce site

     

    Le 20/04/2000
    Propos recueillis par Antoine Livio (1931-2001)


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