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ENTRETIENS 28 mars 2024

Le passé retrouvé (15) : Ruggero Raimondi

En 1979, Ruggero Raimondi vient de tourner le Don Giovanni de Mozart avec Joseph Losey, devenu depuis un film d'opéra culte. L'entretien a lieu à Vienne, au lendemain d'un Don Carlo dirigé par Karajan. Rencontre avec un grand chanteur en pleine gloire, mais qui reste modeste, débordant d'envies, et d'une réconfortante gentillesse.
(Entretien réalisé le 12 mai 1979 pour le Quotidien de Paris).

 

Le 15/08/2005
Propos recueillis par Gérard MANNONI
 



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  • Quand on a une voix comme la vôtre, on doit avoir eu très tôt envie de chanter. Est-ce bien ce qui vous est arrivé ?

    Le grand coupable, c'est mon père. Il a toujours adoré l'art lyrique et dès qu'il s'est aperçu que j'avais une voix, il est devenu fou et il a tout fait pour me faire chanter. Il m'a poussé, pressé, envoyé chez le maître Molinari Pradelli qui m'a ensuite toujours suivi et à qui je dois d'être là où j'en suis aujourd'hui. C'est encore lui qui me redonne la force nécessaire quand j'ai des moments de découragement. Il me remonte le moral. J'avais environ quinze ans quand je me suis rendu compte que je pouvais chanter. Mon père m'a tout de suite communiqué sa fièvre et elle est devenue une fièvre commune. J'ai commencé à étudier à Milan puis à l'Académie Sainte-Cécile de Rome. A 23 ans, en 1964, j'ai passé le concours de Sopletto et j'ai débuté dans Colline de la Bohème. Puis ce fut Rome avec les Vêpres siciliennes. Ensuite, je suis allé à Venise et j'ai commencé à faire les plus grands rôles : Figaro, Faust, Moïse, Don Juan. Après, j'ai débuté au Metropolitan Opera de New York et à la Scala et partout dans le monde.

     

    Etiez-vous musicien dès votre première jeunesse ?

    Dans ma famille, tout le monde était mélomane. On adorait la musique. J'ai commencé à jouer du piano à sept ans et j'ai continué pendant dix ans. Ce n'étaient pas des études très sérieuses et je regrette aujourd'hui de ne pas avoir travaillé mieux car ce serait une aide réelle. Néanmoins je savais lire la musique quand j'ai commencé à chanter.

     

    Avec une voix aussi naturellement timbrée et puissante que la vôtre, l'essentiel de votre travail n'a-t-il pas été de raffiner et de maîtriser ce que la nature vous avait donné ?

    Effectivement. C'est un contrôle permanent. Depuis un an à peu près, je crois être parvenu à bien égaliser sur l'ensemble du registre, sans trop laisser partir les aigus ni trop appuyer les graves. Ce travail me passionne. Les résultats sont immédiats. La voix s'égalise avec beaucoup de facilité, mais il faut rester vigilant en permanence, avec quelqu'un qui contrôle de l'extérieur. Je ne peux pas me contrôler moi-même. A Paris, je travaille avec Jeanine Reiss. J'aime beaucoup étudier avec elle. Elle est passionnante et connaît parfaitement la voix. J'avais un autre maître à Rome mais il est mort. J'ai différents professeurs un peu partout dans le monde pour garder ce contrôle permanent quel que soit l'endroit où je me trouve. Mon principal problème est de ne pas chanter trop fort tout le temps. Ici, à la première répétition avec le maestro Karajan, quand j'ai attaqué comme je le faisais toujours, il a poussé un cri ! Alors j'ai du commencé à travailler plutôt sur la couleur. Le plus important est de ne pas perdre les harmoniques qui passent l'orchestre, si la voix est bien placée. Ce n'est pas tant une question de puissance que de bon placement de la voix.

     

    Votre voix est très longue. Quand, dans le rôle de Philippe II vous chantez comme hier soir Dunque il trono piegar dovra sempre a l'altare, phrase qui va du fa grave au fa aigu, vous semblez n'avoir aucun problème, alors que la plupart des basses chantantes s'étranglent soit en haut, soit en bas.

    Verdi demande toujours aux basses de chanter sur deux octaves. Dans les Vêpres siciliennes, on va du fa grave au fa aigu, dans Nabucco, du fa au fa#. Cela me fait toujours peur car si on va trop en haut on perd le grave et si on va trop en bas on perd le haut ! Dans Philippe II, c'est particulièrement dur car ça se suit. Je me concentre pour ne pas perdre d'harmoniques ni dans l'aigu, ni dans le médium, ni dans le grave. C'est une question de technique et surtout de souffle. Au début, je faisais bien l'un des deux mais jamais les deux. Alors j'ai compris qu'il fallait seulement rester très calme, bien respirer et tout faire sur le souffle. De toute façon, la meilleure manière de résoudre un problème est de se relaxer. Sur scène, ce n'est pas toujours facile car beaucoup d'éléments entrent en jeu.

     

    Comment s'est passé le travail avec Herbert von Karajan ?

    C'est une personnalité ! Un peu effrayante pour moi car j'ai l'impression de me trouver devant un génie. Je n'ai pas chanté souvent avec lui, mais chaque fois que je me trouve devant lui, je ne suis plus sûr de moi. Je ne sais plus ce que je dois faire. D'autant qu'il nous laisse très libres. Le problème est de rester calme. J'ai toujours une peur inexplicable ! C'est une question de respect et d'admiration. Je me trouve devant une légende et ça me fait toujours trembler, car il a un regard parfois glacial. Il commente peu, mais de façon claire. Hier soir, il est passé avant le second acte et m'a dit : « Très bien. On a fait un pas en avant ! Â». C'est toujours ça ! Il faut se remettre en question, mais pas en doutant sans cesse de soi. On finit par n'être plus sûr de rien, par ne plus savoir où on en est.

     

    Pourtant, l'interprétation des rôles que vous chantez si souvent, comme Don Juan, n'est-elle pas en évolution perpétuelle ?

    La difficulté avec Don Juan, c'est qu'on ne retrouve plus jamais sur scène ce que l'on a vécu en tournant le film de Joseph Losey. Nous avions alors des lieux extraordinaires, magnifiques, variés. Au théâtre, c'est très déroutant de se retrouver dans de faux décors.

     

    Ce Don Juan, est quasiment la première tentative pour réaliser un film avec un grand metteur en scène et de grands chanteurs qui jouent. Comment avez-vous vécu cette expérience inédite ?

    Ça a été épouvantable, à cause de la responsabilité que cela représentait. Je me sentais tout petit par rapport à l'enjeu. Mais c'était fantastique de travailler avec Losey pour les possibilités offertes par le cinéma. La technique y est totalement celle d'une autre monde. Le plus difficile pour moi était la précision de la mise en place. Je devais savoir le point précis où je devais m'arrêter, le point précis où je devais passer. Pour un chanteur lyrique, cela n'existe pas. On est toujours presque au même endroit, mais pas vraiment. Il y a une certaine liberté de mouvement. Au cinéma, si on bouge d'un centimètre, on est hors-champ. C'est vraiment très difficile les premiers jours. Après on prend un peu confiance. A la fin, l'expérience avait été si grande et si belle que j'ai ressenti un vide immense. Je suis resté quatre mois sans savoir ce que je faisais quand j'allais chanter. Je commence juste maintenant à reprendre un rythme normal.

     

    Quelle impression cela fait-il de passer au gros plan, quand on est habitué à être vu de loin ?

    Il faut penser en effet qu'avec un visage qui va tenir tout l'écran, si on fait les mêmes mimiques qu'à l'opéra, ce sera ridicule. Il fallait faire l'effort de chanter, mais en tout petit. Il fallait que l'élocution paraisse normale, sans ouvrir trop les yeux ni la bouche, sans faire trop de mouvements inutiles avec les mains. Rester naturel comme dans la vie, pas comme au théâtre. Au théâtre, on est à trente mètres des spectateurs. Au cinéma, la caméra est à cinquante mètres, mais on peut se retrouver en gros plan pour le spectateur. Joseph Losey a très bien compris nos problèmes. Il m'a donné peu de conseils, mais très précis, très utiles. Dans la scène finale, j'avais un problème. Je voulais montrer que la part mortelle de Don Juan avait peur du Commandeur, mais que son esprit n'avait pas peur, voulait continuer à relever le défi. Je suis allé le trouver pour lui demander quoi faire. Il m'a dit de penser seulement à ce que je venais de lui dire, comme je le lui avais exposé, et que ça sortirait tout seul. Il avait raison. C'est un conseil très simple, mais dans ces moments-là, ça donne la force de surmonter les problèmes. Je me trouvais à Palerme quand Zefirelli tournait son film sur Saint François. Il nous demandait par jeu de faire de la figuration, notamment dans la scène où le Pape embrasse les pieds de saint François. Il y a des regards de cardinaux, qui étaient moi et Giuseppe Taddei. Quand la caméra est arrivée près de moi, j'ai ouvert tellement les yeux que Zefirelli m'a dit : « Nous ne sommes pas au théâtre mais au cinéma. Si tu regardes comme ça, tu a l'air d'un bÂœuf ! Â». Ça m'est resté !

    Losey est d'une humanité fulgurante. Il arrivait sur le tournage, nous regardait avec son regard si profond, et on avait tout de suite l'impression de savoir ce qu'il fallait faire. C'est l'une de ses forces. Contrairement aux pratiques du cinéma, nous tournions des séquences très longues. Nous avons fait les récitatifs en direct et tous ce qui était chanté en play-back, car nous avions enregistré avant. C'était assez difficile car nous évoluions dans la nature. Je me rappelle monsieur Liebermann nous suivant avec des jumelles pour voir si nous étions bien synchronisés ! C'est bien lui que l'on doit remercier si on est arrivés à faire ce film. J'espère que ce sera une vraie révolution dans le monde lyrique. Il sera très intéressant de voir l'opéra se déroulant comme dans la vie normale, surtout dans des endroits aussi fantastiques. Et puis Losey m'a dit que je pourrais être un grand acteur. Voilà un compliment qui m'a flatté ! C'est vrai que j'aimerais beaucoup faire du théâtre dramatique, mais cela présente des problèmes insurmontables.

     

    Avez-vous d'autres projets ou envies de cinéma ?

    Des envies, incontestablement car j'ai adoré ce travail très intense, très intérieur, plus subtil. Rentrer à nouveau dans des mises en scènes d'opéra conventionnelles, c'était la mort. Je ne savais plus quoi faire ! Je dois rencontrer Maurice Béjart à Paris en juin. Il veut me voir, je ne sais pas pourquoi, mais j'espère que nous pourrons élaborer un projet ensemble. Et puis, je me prépare à donner des concerts et des récitals, ce que je n'ai pas encore fait. C'est un travail très particulier qui va dans le sens du raffinement, du détail, et qui aide pour l'opéra. Le plus difficile est de trouver le bon répertoire, avec des airs où je me sente très sûr de moi. Dans tous les domaines, au stade où j'en suis, il y a beaucoup à faire !




    A suivre



    La semaine prochaine : Daniel Barenboïm.

     

    Le 15/08/2005
    Gérard MANNONI


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