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ENTRETIENS 25 avril 2024

Willard White, basse shakespearienne
© Eric Mahoudeau

Willard White dans le Roi Marke à l'Opéra Bastille.

Non content d'être l'un des chanteurs les plus polyvalents de sa génération, Willard White, par la stature, la prestance, la présence, s'est distingué, jusqu'à la Royal Shakespeare Company, comme l'un des plus formidables acteurs de la scène lyrique. A la veille de son premier roi Marke à l'Opéra Bastille, la basse jamaïcaine se livre en toute sagesse et humanité.
 

Le 04/11/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • De Monteverdi Ă  John Adams, quel est le secret de votre polyvalence ?

    Lorsque j'étais plus jeune, nombre de mes contemporains parlaient de spécialisation. Mais je ne me sentais pas disposé à me limiter à un seul style, car je voulais apprendre des tas de choses. Puis diverses personnes m'ont dit que ma voix convenait à beaucoup de répertoires différents. J'ai pris le temps d'explorer une chose après l'autre. Je suis incapable de me restreindre à un certain type d'expériences, car je ne pourrais plus me développer. Les rôles que j'ai interprétés reflètent bien cela. Je ne chante plus certains d'entre eux, non parce que je l'ai décidé, mais parce que c'est ainsi que vont les choses. Je ne m'en plains pas, et j'espère ne jamais avoir à me plaindre des rôles que je chante, et que je serai amené à chanter à l'avenir. En effet, chaque rôle, chaque nouvelle expérience m'apporte quelque chose, au même titre que cette interview. C'est ce qui fait la richesse de ma vie.

     

    Parmi ces richesses, on peut compter votre interprétation d'Othello à la Royal Shakespeare Company.

    Je me suis toujours vu comme un acteur. Shakespeare ne dit-il pas que nous sommes tous des acteurs, et que le monde est une vaste scène ? Alors que je travaillais avec lui sur Porgy and Bess, Trevor Nunn m'a dit un jour : « Tu es un acteur, pas seulement un chanteur, et j'ai un projet en tĂŞte auquel j'aimerais que tu participes ; un jour Â», mais sans m'en rĂ©vĂ©ler la nature. Trois annĂ©es ont passĂ©, et il m'a appelĂ© pour me proposer Othello. J'ai Ă©tĂ© très impressionnĂ©, non seulement par l'importance de la pièce et du rĂ´le, mais qu'un metteur en scène aussi respectĂ© me demande de le jouer Ă  la Royal Shakespeare Company, entourĂ© de grands acteurs. J'ai libĂ©rĂ© six mois dans mon calendrier et ai pu ainsi pĂ©nĂ©trer le dragon. Cette expĂ©rience a eu beaucoup d'influence sur ma vie. Une des raisons pour lesquelles j'ai acceptĂ© ce projet est que la musique est un mĂ©dia très Ă©tabli : on peut chanter un peu plus fort, ou plus doucement, mais il faut suivre la mesure, la mĂ©lodie et le chef d'orchestre quoi qu'il arrive. J'ai immĂ©diatement pensĂ© Ă  l'extraordinaire libertĂ© que reprĂ©senterait cet Othello, cette libertĂ© Ă  laquelle nous aspirons tous. Mais Ă  la première lecture, alors que ma première rĂ©plique approchait, je me suis rendu compte que je pouvais dire « 'Tis better as it is Â» de mille façons diffĂ©rentes. Laquelle devais-je choisir ? A ce moment-lĂ , j'ai regrettĂ© l'absence de chef et de partition : la libertĂ© que j'avais tant dĂ©sirĂ©e Ă©tait devenue une prison, car je ne savais plus oĂą aller. Je n'en suis pas moins heureux d'avoir goĂ»tĂ© au théâtre parlĂ©, et ne verrais aucun inconvĂ©nient Ă  le pratiquer de nouveau si l'occasion se prĂ©sentait.

     

    Parmi les metteurs en scène avec qui vous avez travaillé, lesquels vous ont appris les choses les plus essentielles ?

    Il serait injuste d'en distinguer un, car chacun a un élément important à apporter. Apprendre à dire non à un metteur en scène fait également partie du processus d'apprentissage, qui se fait par couches successives. Trevor Nunn m'a appris à être engagé dans mon personnage, quoi qu'il fasse, pour maintenir une ligne créatrice tout au long de la pièce. Celle-ci peut varier, mais sans perdre le cap, d'autant qu'à l'opéra, on peut facilement s'échapper du personnage lorsqu'on ne chante pas. Il ne m'a pas présenté cela comme un élément important ; simplement, un jour que j'éprouvais des difficultés à garder le fil d'Othello, il m'a parlé de la concentration. Il faut donc toujours suivre le personnage, ne pas s'en défendre, croire à ce qu'il fait. Quant à Peter Sellars, il m'a appris à lâcher prise face à des idées que je pourrais estimer gênantes : alors qu'il me demandait de faire quelque chose qui, selon moi, n'avait aucun sens, il m'a dit que c'était la fin de l'opéra, et que rien n'arrivait après. A l'instar de la vie, nous ne savons pas ce qui arrive après, mais elle continue à travers cette ponctuation, et la chose suivante devient une surprise, un don. Ces deux hommes, donc, et tous les autres !

     

    Comment parvient-on à investir un rôle comme le roi Marke, qui se résume essentiellement à un monologue ?

    La plupart des monologues sont difficiles. Mais, comme le remarque Peter Sellars, la conversation, les échanges chez Wagner se déroulent en temps réel. Marke a observé ce qui se passait. Si on la transpose dans une situation réelle, cette observation fait naître de nombreuses pensées : comment cela m'affecte-t-il ? comment vais-je réagir ? Wagner donne à Marke l'opportunité, non d'envoyer Tristan au diable, ni de pardonner, mais de traverser tous les états possibles face à ce traumatisme. Beaucoup de gens seraient heureux d'avoir le courage de dire ainsi ce qu'ils ressentent dans une telle situation, et être capable d'aimer encore malgré tout. Le monologue de Marke présente un mélange de douleur et de dignité, de puissance et de vulnérabilité. Le Roi a la profondeur d'esprit pour être témoin de la trahison, entouré des gens de sa cour qui la dénoncent, et réussir à dire à Tristan qu'il lui faisait confiance, et qu'il l'aime encore. A cause de cet amour qui le torture, il ne peut faire tuer son ami. C'est Tristan lui-même, et non Marke, qui est l'obstacle au bonheur de Tristan et Isolde. Wagner présente cela de manière exceptionnelle : l'amour est utilisé comme une arme de possession – et c'est encore le cas aujourd'hui : si quelqu'un semble se détourner de l'amour qu'une personne lui porte, cette personne pense que sa vie est détruite. En ce sens, Marke est un exemple : il n'est pas détruit, car son amour n'est pas un élément de contrôle, mais une expérience ouverte, qui permet à l'amour de l'emporter. Aucun mot n'est ici superflu, car ce sont de véritables pensées. A l'âge de la télévision, qui ose encore s'asseoir et dire simplement ce qu'il ressent ? Je rêve de la manière dont je vais le chanter, mais je suis encore incapable de dire comment tout cela sortira.

     

    Pas seulement par le baiser, puisqu'il l'Ă©voque Ă©galement dans ses notes d'intentions, Peter Sellars introduit une dimension homosexuelle dans la relation entre le roi Marke et Tristan.

    Dans la légende, le roi Marke et Tristan sont très proches, et décrits comme s'embrassant ainsi sur la bouche. Dans certaines cultures, deux hommes peuvent encore s'embrasser sur la bouche sans qu'il y ait aucune relation homosexuelle entre eux. En Europe, les gens sont enclins à dire que c'est homosexuel –c'est leur affaire –, parce que ce baiser peut être interprété comme déplaisant. C'est une question d'esprit. J'ai déjà dû embrasser un homme sur scène, et y ai beaucoup travaillé. Je chantais Saint François d'Assise, et je devais embrasser le lépreux : saint François choisit de le faire pour se prouver qu'il n'a pas de préjugés. Il y a tant d'amour entre Marke et Tristan dans la légende : le roi rend visite à son neveu blessé, et malgré sa blessure gangreneuse et fétide, Marke choisit de s'asseoir près de Tristan, en se couvrant le nez. Et qu'importe la manière dont cet amour est exprimé !

     

    Avez-vous jamais été en grand désaccord avec un metteur en scène ?

    A une époque où j'étais très prude – je le suis moins aujourd'hui –, j'avais été engagé pour chanter Leporello. Le metteur en scène m'a dit que je devrais projeter des images de Don Juan dans diverses positions sexuelles, et avec différentes femmes, durant l'air du Catalogue. J'ai refusé, et il a changé d'idée. Pourtant, je n'étais qu'un jeune chanteur à l'époque. D'ailleurs, il n'y a pas de star qui tienne : il n'y a pas de patron, personne n'est au-dessus de moi, nous collaborons. Une autre fois, à l'occasion de Porgy and Bess à Glyndebourne, Trevor Nunn décrivait comment Porgy devait escalader un mur, puis une échelle, enjamber la rambarde d'un balcon, sauter sur le toit d'une maison, et enfin sur le dos de Crown pour le tuer. J'ai alors demandé qui chantait Porgy, premièrement parce que le personnage est estropié – mais disons qu'il puisse le faire –, deuxièmement parce que je ne pouvais pas me permettre de glisser et de me casser le dos à la cinquième représentation. Tout a fini par rentrer dans l'ordre lorsqu'un collègue m'a répondu que je pouvais y arriver, puisque que cela avait été fait dans une production aux États-Unis. De ce fait, Trevor y a renoncé ! Enfin, dans Pelléas et Mélisande, Peter Sellars m'a demandé quelque chose de scandaleux : donner un coup de pied dans le ventre de Mélisande, alors qu'elle était enceinte. J'ai refusé, puis je me suis regardé dans un miroir, ai pensé à ce que je protégeais en ne le faisant pas, et j'ai réalisé que cela en valait la peine.

     

    Vous avez chanté Falstaff dans une production d'Herbert Wernicke, où le rôle-titre était montré comme un homme séduisant. Cela n'allait-il pas à l'encontre de l'esprit de l'opéra de Verdi ?

    Verdi n'est pas le seul interprète de la figure de Falstaff. Shakespeare l'a fait bien avant lui. Et chez Shakespeare, bien qu'il s'agisse d'un personnage comique, Falstaff n'est pas stupide, et lorsque nous avons commencĂ© les rĂ©pĂ©titions, ni Herbert Wernicke ni moi ne pouvions le considĂ©rer ainsi. Bien au contraire, pour un ĂŞtre un bon comique, et parvenir Ă  tourner en ridicule la situation du prince dĂ©primĂ© pour le faire rire, il lui faut vraiment ĂŞtre en alerte. Falstaff est sans doute un peu trop gros, mais pourquoi Ă©crirait-il deux lettres identiques Ă  deux femmes dont il sait pertinemment qu'elles se connaissent si ce n'Ă©tait pour tâter le pouls de cette sociĂ©tĂ© ? Ne dit-il pas Ă  la fin que « tutto nel mondo è burla Â» ? Chacune de ses dĂ©clarations est profondĂ©ment philosophique. Dans cette production, il Ă©chappe Ă  la Tamise, ce qui va Ă  l'encontre de Verdi et de Shakespeare, mais Herbert pensait que sa relation avec Quickly justifiait sa fuite : j'ai trouvĂ© l'idĂ©e un peu difficile Ă  admettre, mais c'Ă©tait un concept, et je l'ai respectĂ©. Ce Falstaff sĂ©duisant, conscient de ce qu'il faisait, et pas du tout aigri, a soulevĂ© une certaine consternation, mais c'Ă©tait une interprĂ©tation valable. Quelle que soit sa forme, la richesse d'une oeuvre d'art est justement dans la multiplicitĂ© de ses interprĂ©tations, et dans les richesses que celles-ci permettent de faire apparaĂ®tre.

     

    Parmi les chefs d'orchestre avec qui vous avez travaillé, avec lesquels avez-vous le plus approfondi votre vision de la musique ?

    Ceux qui vous font fuir de colère au beau milieu d'une répétition peuvent vous aider à trouver des choses très profondes ! Je n'aime pas hiérarchiser, ce serait parfaitement injuste – je n'ai pas non plus d'opéra préféré, pour ne pas m'ennuyer si je ne le chante pas ! Chaque expérience compte, même si elle est horrible. Cette réponse est sans doute très diplomatique, mais je trouve difficile, n'étant pas le plus grand musicien du monde, de faire ma propre évaluation, tant il faut de courage, aussi bien à un chef qu'à un chanteur, pour se mettre ainsi à nu devant le public.

     

    Y a-t-il encore des rĂ´les dont vous rĂŞvez ?

    Étrangement, je n'ai jamais rêvé d'aucun rôle. J'ai toujours pensé que si je chantais d'une certaine manière, en cultivant une certaine qualité, les rôles viendraient. Et j'ai vu trop de mes collègues frustrés des rôles qu'ils ne chantent pas. Dans ce sens, ma carrière est bénie : je n'ai pas de frustration, j'ai chanté des rôles très intéressants, et je rêve de continuer ainsi.

     

    Le 04/11/2005
    Mehdi MAHDAVI


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