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ENTRETIENS 24 avril 2024

Christophe Rousset, marathonien haendélien

A peine remis des tourbillons de Scylla et Glaucus, Christophe Rousset s'est lancé un nouveau défi : diriger ses Talens Lyriques dans Tamerlano et Alcina de Haendel, en alternance à Amsterdam, avant de confronter ces deux chefs-d'oeuvre au Châtelet, en une seule et même journée, le 13 novembre prochain. Leçon de drame haendélien avec un chef décidément hors norme.
 

Le 09/11/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Qui a eu l'idée du marathon haendélien du Châtelet ?

    C'est moi ! Il s'agissait en fait de choisir entre Tamerlano et Alcina, mais comme j'étais incapable de faire un choix entre mes deux enfants, et qu'il n'y avait qu'une date possible, j'ai proposé de tenter le tout pour le tout, et de jouer les deux dans la même journée. C'est un peu une folie, je le reconnais, mais après avoir donné ces oeuvres huit fois chacune en alternance à Amsterdam, nous les aborderons avec une certaine fluidité. Le défi est de taille, mais nous avons prévu une civière pour ma sortie du Châtelet !

     

    Comment le style de Haendel a-t-il évolué durant les onze années qui séparent Tamerlano d'Alcina ?

    Haendel compose beaucoup pour ses chanteurs, et il a justement changé d'équipe entre ces deux oeuvres, car le théâtre rival, celui de Porpora, est parvenu à débaucher Senesino et Cuzzoni. Il se retrouve ainsi avec Carestini et Maria Strada del Pò, pour lesquels il écrit de façon très différente. Mais Haendel était aussi producteur, il devait donc attirer le public. Pour faire recette avec Tamerlano, il a fait venir Borosini, un ténor fameux, et lui a composé le rôle de Bajazet dont la puissance dramatique est tout à fait inédite dans sa production, faisant de Tamerlano un exemple rare de théâtralité. C'est un drame politique, d'une tension racinienne – le conflit d'Asteria évoque celui de Bérénice –, la trame est donc beaucoup plus serrée, et la musique va dans ce sens. Alcina est beaucoup plus enchanteresse, et la veine française y est de ce fait assez remarquable : Haendel fait appel aux choeurs, à la danse – Marie Sallé était venue spécialement de France pour participer à l'évènement.

     

    Y a-t-il une évolution de l'écriture orchestrale ?

    J'aurai la hardiesse de répondre non. Haendel compose évidemment une musique complètement adaptée à la situation dramatique, mais son style s'est définitivement mis en place durant la période romaine, c'est-à-dire entre 1706 et 1710. Il est tout de même remarquable de voir quelques petites émergences napolitaines dans l'écriture d'Alcina, du fait du succès de Porpora à Londres, en particulier dans le deuxième air de Ruggiero qui est très clairement galant, alors que Haendel utilise assez peu cette veine.

     

    Quels sont les principaux défis lancés par la distribution de ces opéras ? Comment trouver des équivalents aux castrats Senesino et Carestini ?

    Je privilégie en premier lieu la beauté du timbre : il faut avoir les plus belles voix du monde, mais elles doivent aussi nous donner un texte italien, être flexibles, savoir faire un trille, et vocaliser comme des fusées. Quant à l'absence de castrats, il est clair que les falsettistes ne sont pas la solution, et je préfère toujours faire appel à une voix féminine pour ces rôles ; c'était ce que faisait Haendel lui-même, notamment dans Orlando, où il a distribué le rôle de Medoro à une mezzo-soprano en travesti. Je dois pourtant reconnaître que l'école américaine des contre-ténors est assez convaincante, car ces chanteurs se sont tous pris à un moment donné de leur évolution pour Marilyn Horne, et ont de ce fait développé une technique extrêmement solide. Bejun Mehta, qui chante Tamerlano, a beaucoup d'arguments en sa faveur : il campe un personnage fascinant, avec toute la folie de ce personnage, ainsi que ce côté oriental que lui confèrent ses origines indiennes, et qui le rend encore plus inquiétant.

     

    Avec le rôle de Bajazet, Tamerlano ne marque-t-il pas une certaine prise de pouvoir du ténor, plus ou moins condamné aux utilités depuis la première réforme du dramma per musica ?

    Durant tout le XVIIIe siècle, soit à partir de la réforme d'Apostolo Zeno et de Métastase, le ténor est la figure du pouvoir. C'est le cas du Temistocle de Jean-Chrétien Bach, du Mitridate de Mozart, et de Bajazet, qui est un roi défait. Haendel aurait pu choisir de confier Tamerlano à un ténor, mais l'idée d'un personnage vieillissant est aussi un topos du ténor. Ce n'est pas du tout le cas d'Oronte dans Alcina, ce petit général assoiffé de pouvoir, qui est un rôle tout à fait secondaire. Pour Bajazet, nous nous sommes tournés vers Bruce Ford, qui a déjà chanté le rôle à Florence, et dont le timbre est encore incroyablement beau. Il est d'une grande sensibilité, et d'une grande fragilité, y compris psychologique. Cela m'intéresse beaucoup, car j'ai pu le pousser dès les premières sessions de travail vers un personnage à la palette extrêmement riche, pas seulement un fanatique obsédé par la mort, mais quelqu'un de possédé, de très complexe, avec des visions, dont l'amour filial est particulièrement tourmenté, jusqu'à un rapport incestueux dans la mise en scène de Pierre Audi.

     

    Comparée aux grandes figures de magiciennes de la Tragédie Lyrique, qu'est-ce qui fait l'italianité d'Alcina ?

    C'est évidemment un cliché, mais l'italianité se traduit pas cette sensualité que Haendel et son librettiste parviennent à créer par le fait que l'opéra s'ouvre sur une scène d'amour heureux et partagé : lorsque l'action commence, Ruggiero est complètement sous le charme de la magicienne, ce qui nous permet de voir une Alcina comblée, et non pas un personnage furieux. Dans l'opéra français, les figures comme Armide ou Circé sont immédiatement identifiées par leur volonté de conquérir, d'affirmer leur pouvoir, et donc de créer un personnage tragique, souvent inquiétant avant d'être séduisant : ainsi, au deuxième acte de Scylla et Glaucus de Leclair, l'enchantement de Circé ne dure que quelques instants. Alcina a beau être une magicienne, elle apparaît d'abord comme une amoureuse, avec un premier air d'une immense sensualité, et d'une grande italianité dans l'écriture vocale. Son deuxième air est celui d'une femme blessée, qui veut reconquérir son amant jaloux, et donc toujours empreint d'une dialectique amoureuse. Enfin, malgré sa transformation à la fin du deuxième acte, elle demeure une femme vulnérable, plutôt qu'une furie.

     

    Ne faut-il pas plusieurs voix pour chanter Alcina ?

    En effet, mais je dois dire que Christine Schäfer me fascine. Cette petite femme, mignonne comme un coeur, avec son physique de petit prince ébouriffé, son visage rêveur, est une actrice incroyable. Elle possède une dimension tragique, une personnalité à la fois séduisante et lunaire, mais avec une espèce d'humanité brisée qui fait du grand air Ah ! mio cor un moment d'une intensité absolument unique. Je suis assez comblé par cette voix, mais il est vrai que le rôle est très difficile à pourvoir. Cela dit, une seule personne le chantait à l'époque ; il faut donc essayer de relever le défi, et la mise en scène est sans doute le mieux à même de regrouper dans une même personne tous les aspects incroyablement variés du drame d'Alcina.

     

    En regard, les personnages de Bradamante et de Ruggiero ne sont-ils pas stéréotypés ?

    Le personnage de Bradamante n'est pas creusé. Elle a deux airs de virtuosité pratiquement identiques, et son troisième air, qui est un air de demi-caractère, n'a pas énormément d'intérêt. Mais elle est le moteur de l'action, elle fait à elle seule évoluer le drame. Et si le rôle est stéréotypé du point de vue musical, Marijana Mijanovic le chante magnifiquement dans cette production. Quant à Ruggiero, peut-être un petit peu plus profond, c'est un catalogue d'airs splendides, comme Verdi prati, ou Sta nell'ircana, avec son cor obligé. Haendel avait probablement compris que Carestini n'avait pas l'intelligence de Senesino, et a privilégié son côté vocal et virtuose, plutôt que sa veine dramatique. Composé pour Senesino, le rôle d'Andronico dans Tamerlano a un véritable trajet dramatique : il est torturé d'un bout à l'autre de la pièce, prisonnier d'un étau qui le pousse à un dévouement, une abnégation quasi-mystiques, qui donnent lieu à des pages musicales tout à fait divines, notamment à la fin du premier acte.

     

    En tant qu'interprète, votre vision de Haendel a-t-elle évolué ?

    J'ai l'impression que non, mais je constate le contraire en écoutant les enregistrements. Je suis essentiellement guidé par mon intuition ; si j'ai le sentiment qu'elle ne change pas, elle ne peut qu'évoluer en fonction de l'évolution de ma propre humanité, et de mon expérience. En effet, on ne naît pas chef, mais après quatorze ans à la tête des Talens Lyriques, les connaissances s'accumulent, à l'instar de la fréquentation des chanteurs, d'autant que Haendel consiste essentiellement en la manipulation d'une matière vocale. Je suis de plus en plus interventionniste avec les chanteurs : j'aime beaucoup travailler sur les couleurs, la respiration, le legato, et je n'hésite pas à intervenir, même avec les plus grands, sans parler des aspects stylistiques. C'est un travail extrêmement délicat, car la voix est l'expression de soi. Il faut donc respecter la façon d'émettre le son, car l'émission est comme une transmission de soi. Avec l'âge, je pense avoir acquis suffisamment de doigté pour arriver à convaincre les chanteurs de me suivre dans la direction que je cherche.

     

    Écrivez-vous tous les ornements ?

    Les chanteurs haendéliens, plus particulièrement les castrats, avaient une formation musicale extrêmement complète, et étaient capables d'improviser des ornements sans nuire à l'harmonie, même dans la plus totale exubérance. Les chanteurs actuels, qui doivent défendre beaucoup de styles différents, sont formés à autre chose. Certains sont remarquables de ce point de vue, mais la plupart sont ravis quand on leur propose des ornements. J'écris donc systématiquement les da capo pour tous les airs, et je les propose aux chanteurs qui ont toute liberté de prendre, de laisser, de changer des choses en fonction de leurs aptitudes techniques. Nous pouvons aussi discuter, et trouver des ornements mieux adaptés à leur vocalité. Mais cette homogénéisation du style fait aussi partie de l'interprétation haendélienne. Je trouve qu'il y a de plus en plus d'excès aujourd'hui, alors que les ornements et les cadences doivent toujours être les vecteurs – même amplifiés puisqu'il s'agit d'une répétition, d'une confirmation – d'un texte. Le décoratif est toujours à fuir ; c'est ce que je m'applique à dire à mes chanteurs.

     

    Dirigez-vous les récitatifs secs ?

    Je parle italien souvent mieux que les chanteurs dont je dispose, ce qui me permet de les guider. Je suis absolument contre les récitatifs débités au kilomètre ; je veux absolument que tout respire le sens : il faut donc des contrastes, des ruptures, des jeux d'ombre et de lumière, et dans ce sens, je suis très dirigiste pendant les répétitions. Mais une fois sur scène, je ne vais pas me mettre à diriger un récitatif, cela n'aurait aucun sens. Il s'agit d'une simple expression d'un texte, presque d'une déclamation, qui doit donc être totalement investie, et donc essentiellement libre. En tant que chef, je peux intervenir en insufflant ce que je veux aux chanteurs depuis le clavecin.

     

    Quels sont les opéras de Haendel que vous aimeriez reprendre, et ceux que vous aimeriez aborder pour la première fois ?

    Les deux oeuvres que je vais faire au Théâtre des Champs-Élysées en 2006-2007 : Jules César, car c'est un chef-d'oeuvre qu'on a toujours envie de faire, et Ariodante, parce que cet opéra manquait à mon palmarès. J'aimerais aussi absolument faire Orlando, car la trilogie tirée de l'Arioste – Orlando, Ariodante, Alcina – représente à mon sens un véritable accomplissement dans l'oeuvre de Haendel. Tamerlano est très haut, il faut bien le reconnaître, mais j'ai vraiment envie de passer par Orlando, particulièrement depuis que j'ai dirigé le Roland de Lully. Cela se fera certainement un jour !

     

    Le 09/11/2005
    Mehdi MAHDAVI


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