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ENTRETIENS 20 avril 2024

Karina Gauvin, la voix du bonheur

L'intuition géniale de Christophe Rousset a révélé en Karina Gauvin la plus envoûtante Alcina, puis Circé, dans Scylla et Glaucus de Leclair. Trop rare en France, la soprano québécoise est à l'affiche de deux perles discographiques baroques, Ariadne de Conradi chez CPO, et Tito Manlio de Vivaldi chez Naïve. Rencontre émue avec une artiste simplement heureuse.
 

Le 23/11/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Pourquoi avez-vous choisi le chant ?

    Bien qu'ils n'aient pas continué, mes parents étaient chanteurs. Et dès mon plus jeune âge, j'ai chanté dans un choeur d'enfants professionnel, très rigoureux, avec des répétitions toutes les semaines. Six heures de répétitions, cela représente beaucoup pour un enfant de huit ans. J'ai donc tout de suite eu le goût de la musique ; elle m'emmenait dans d'autres mondes. A dix ans, j'ai chanté dans Wozzeck, Tosca, des productions de la Passion selon Saint-Matthieu. Ce sont des choses qui inspirent un enfant, et cela m'est toujours resté. D'ailleurs, ma mère dit que je chantais dans son ventre. Elle a quelque part une bande où je chante, à l'âge de deux ans, avec une vraie voix ! J'ai fait un peu d'histoire de l'art, mais je sentais toujours l'appel de la musique. J'ai donc fait mes études au conservatoire de Montréal, et une année de perfectionnement à la Royal Scottish Academy de Glasgow.

     

    Comment votre carrière a-t-elle débuté ?

    Alors que j'étais au conservatoire, la directrice des Jeunesses Musicales du Canada m'a beaucoup aidée, en m'engageant pour des tournées. J'ai chanté la Serva Padrona dans les coins les plus reculés du Québec et de l'Ontario ! J'ai de drôles de souvenirs de pianos presque injouables. Mais nous allions vraiment dans des coins où les gens n'ont jamais l'occasion d'entendre des concerts, et cela a été très formateur pour moi. En fait, cela peut aussi bien donner le goût que l'enlever, car on se rend compte que la carrière ne se limite pas seulement au glamour – ce que beaucoup de gens s'imaginent –, mais que cette vie peut être très fatigante, et pas toujours très reluisante. On est là parce que la musique nous inspire : elle m'habite complètement, je pars en voyage à chaque fois que les accords démarrent. Et si un jour, je n'ai plus cette inspiration, je mettrai mes valises à la cave, et j'irai jouer dans mon jardin. Il faut être inspiré dans la vie, car les gens qui viennent nous entendre veulent être transportés. Parfois, ils ne savent même pas pourquoi ils viennent, simplement pour recevoir quelque chose.

     

    Alors que nombre de chanteurs enregistrent peu, sinon pas, votre carrière discographique s'est développée dès vos débuts, si bien que le public français vous a découverte par le disque.

    J'ai eu cette opportunité, je l'ai saisie. Faire des disques fait partie de la carrière d'un chanteur. Néanmoins, les opportunités sont beaucoup plus nombreuses de ce côté de l'Atlantique. Bernard Labadie, avec qui je travaille beaucoup, me dit que je ne suis pas née sur le bon continent, parce que mon goût est plus européen que nord-américain. Peut-être aurais-je plus d'opportunités ici, mais pour l'instant, je ressens comme un appel du Canada. Ma vie est là-bas, et elle ne se limite pas au chant. On ne sait pas combien de temps elle nous est prêtée. J'ai besoin de la terre, et surtout de l'air. Cela a l'air fou à dire, mais comme je suis asthmatique, l'air pur m'est indispensable. Parfois les choses se bousculent, il y a des annulations, des personnes qui tombent malades, ou qui ne conviennent pas. Ainsi, j'ai fait Tito Manlio à Beaune, et ma collaboration avec Ottavio Dantone a été très heureuse. C'est un chef extraordinaire.

     

    Votre répertoire est très éclectique et sort complètement des sentiers battus. D'où vient ce désir de toucher à tout ce qui n'est pas ordinaire ?

    Au départ, j'avais certaines limites techniques, et mon professeur et moi avons voulu faire attention au début de carrière. Parce qu'une voix est un instrument fragile. Lorsqu'ils se retrouvent face à quelqu'un de talentueux – toujours avec certaines limites, car un élève n'arrive jamais parfait –, beaucoup de professeurs ont la philosophie d'entrer dans la voix comme un véhicule tout terrain. De ce fait, beaucoup de chanteurs se brûlent, et à trente ans à peine, ils semblent être, comme on dit chez moi, de vieux pépères ou de vieilles mémères.

    Il s'agissait donc d'abord de préserver mes facilités, mes acquis, et, petit à petit, de donner de l'expansion à la voix. Mon expérience du chant choral m'avait en effet poussée à m'adapter aux autres, ce qui empêche souvent la voix de prendre sa place. De plus, j'apportais toujours des partitions un peu hétéroclites. J'aime beaucoup la musique contemporaine : un musicien de l'Orchestre Symphonique de Montréal organise un festival de musique du XXe siècle au Centre Canadien d'Architecture, et j'ai eu la chance d'y faire la Sequenza de Berio, j'ai créé l'an passé au Festival Victor Hugo de Guernesey une oeuvre d'un ami compositeur, Richard Dubugnon – ces choses ne font pas partie de mon menu régulier. D'autant qu'à faire uniquement de la musique baroque, de la musique contemporaine, ou du répertoire lyrique, on finit par s'empâter, manquer de versatilité, d'ouverture d'esprit. C'est le système des vases communicants, ces styles se nourrissent les uns les autres.

    Nous vivons au XXIe siècle, à une époque où tous les musiciens de l'orchestre ont des téléphones cellulaires et des ordinateurs : il ne faut pas se prendre pour le dieu de l'univers, et se dire qu'on sait exactement comment les musiciens de l'époque baroque jouaient. Nous y apportons simplement ce que nous connaissons aujourd'hui. Toutes les musiques m'intéressent. Et si je ne chante pas le répertoire lyrique traditionnel, c'est que j'estime qu'il existe des voix mieux adaptées que la mienne. Ma façon de voir la musique n'est absolument pas cérébrale. Quelqu'un a écrit cette musique, a imaginé toutes sortes de choses, et je suis là pour y injecter du sang et de la chair. La musique est faite pour être sentie, vécue : je veux la donner pour que les gens la reçoivent.

     

    Le répertoire baroque, notamment français, doit malgré tout se plier à un certain nombre de règles. Avez-vous acquis le style durant vos études, ou au contact des chefs avec lesquels vous avez travaillé ?

    Je ne chante pratiquement jamais le répertoire baroque français. Lorsque j'ai revu Christophe Rousset pour Scylla et Glaucus, nous nous remémorions notre première rencontre, il y a environ sept ans, à New York. Le New York Collegium l'avait engagé pour faire du Mondonville. Il voulait amener ses chanteurs français, mais pour des raisons de contraintes budgétaires, on lui a demandé de prendre quelqu'un qui venait d'Amérique du Nord, et on me l'a proposé. Cela faisait donc sept ans que je n'avais pas chanté ce genre d'opéra, mais Christophe m'a dit que je paraissais avoir fait cela toute ma vie ! Je pense avoir toujours eu un bon sens du style : il faut s'asseoir et écouter. J'essaie de capter ce que les gens m'expliquent, comme une petite éponge. C'est une question de souplesse et de réceptivité. Puis, j'y injecte de mon propre cru, tout en restant en mode réceptivité.

     

    Abordez-vous différemment une oeuvre rarement donnée, et une oeuvre pour laquelle il existe de nombreuses références ?

    Je les aborde de la même manière, dans ce mode réceptivité, et à travers ce que je ressens. Je n'aime pas écouter telle ou telle référence. Je préfère y aller de façon très personnelle, avoir un tableau bien noir et bien propre, quitte à arriver devant un chef avec ma propre version, tout en étant malléable, pour pouvoir échanger, travailler ensemble. La tradition peut dire ce qu'elle veut, pourquoi ne pas arriver avec fraîcheur, nouveauté, simplicité, et rajouter des couches peu à peu, sans traîner un fardeau ? Pour Scylla et Glaucus, il n'y avait pas de référence. Nous avons travaillé avec Christophe, qui est un amoureux de cette musique, et qui connaît ce style à fond. Il a vraiment le don de venir me piquer, de stimuler mon imagination, de m'aider à en donner plus. Car Circé est un rôle difficile : elle n'arrête pas, passant immédiatement de la tendresse à la vengeance.

     

    Alcina et Circé ont révélé vos affinités avec les rôles de magiciennes. Vous sentez-vous proche de ces femmes à la fois séductrices et maléfiques ?

    Christophe a été le premier à m'engager pour chanter Alcina, il y a presque trois ans ; il faudrait que j'en parle avec lui. Mais je ne suis pas une méchante, bien au contraire ! Certaines personnes pensent qu'on ne peut pas jouer un rôle, et que ce que nous sommes sur scène reflète exactement la réalité. Je m'investis personnellement, je nourris la partition de mes propres expériences, mais je ne suis ni Circé, ni Alcina, car elles n'existent pas. Je peux me sentir proche de certaines de leurs émotions, de certaines situations, mais pas de tout le personnage, qui reste quelque chose de fabriqué.

     

    Malgré l'intensité de votre engagement dramatique, il semble que vous fassiez peu de scène.

    Au printemps, j'ai fait mes débuts à l'Opéra de Montréal, chez moi, dans le rôle de Poppea d'Agrippine, et les gens ont été étonnés. J'aime beaucoup jouer la comédie, j'adore la scène, l'interaction entre les personnages. Peut-être les directeurs de théâtres auront-ils désormais moins de réticences à m'engager à la scène. Mais cela s'est présenté de cette manière : j'ai fait énormément de récitals, cela a été ma grande passion en début de carrière, car j'adore être proche des gens, leur raconter quelque chose, sentir l'énergie du public. La scène, avec les costumes, les décors, les contraintes, crée peut-être une espèce de distance. D'autant que les metteurs en scène mènent aujourd'hui le bal, et si mon orteil gauche ne rentre pas dans la chaussure, on passe à la suivante
    Je n'en souhaite pas moins faire davantage de rôles, parce que je pense avoir certains dons pour la scène, et j'aimerais pouvoir les exploiter un petit peu. Mon professeur de chant me dit toujours qu'elle ne veut pas mourir avant de m'avoir entendue chanter la Comtesse ! J'attends les propositions à bras ouverts !

     

    N'y a-t-il pas une certaine frustration à chanter un rôle aussi dramatique que Circé en version de concert ?

    Si la version de concert s'offre Ă  moi, pourquoi la refuserais-je ? Je suis Ă  Paris, je rencontre des gens extraordinaires, je travaille avec Christophe, il est magnifique, il m'apprend toutes sortes de choses, je chante Ă  Versailles
    Pourquoi voudrais-je autre chose alors que tout cela se présente sur un plateau d'argent ? Peut-être l'occasion de chanter Circé en scène se présentera-t-elle dans le futur, mais ce qui s'offre maintenant me donne l'opportunité d'aborder ce rôle, et ce style que je n'avais pas touché depuis de nombreuses années. Alors qu'en Louisiane, des gens n'ont plus rien, d'autres se déplacent pour venir nous entendre à Versailles. Nous sommes très gâtés par la vie. Bien sûr, on peut choisir d'être déprimé, et comme vous dites en France, de se prendre la tête. On peut aussi choisir d'être heureux, de croquer la vie, et la situation présente, à pleines dents, parce que c'est maintenant qu'elles se vivent. Chacun se fait son bonheur en ce monde !

     

    Le 23/11/2005
    Mehdi MAHDAVI


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