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ENTRETIENS 23 avril 2024

BĂ©atrice Uria-Monzon, le don fatal
© Eric Mahoudeau

Qui pense à Béatrice Uria-Monzon pense d'évidence à Carmen. Une évidence tout sauf acquise, pourtant, dans un rôle auquel la mezzo française doit presque tout, mais dont elle préfère aujourd'hui s'éloigner, sans ingratitude. L'Opéra Bastille, qui l'a vue naître, la retrouve dans une nouvelle production de l'Amour des trois oranges, à partir du 1er décembre.
 

Le 29/11/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Non seulement par votre voix, mais aussi par votre physique, vous avez Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  jouer un grand nombre de femmes fatales. Vous reconnaissez-vous en elles ?

    J'imagine que vous pensez essentiellement à Carmen, mais Marguerite de la Damnation de Faust, Charlotte, Mère Marie de l'Incarnation, ou encore Béatrice, dans Béatrice et Bénédict, ne sont pas des femmes fatales ! On pense effectivement à Eboli, Dalila, mais il en y a aussi beaucoup chez les sopranos. Il est vrai que les caractéristiques vocales d'une mezzo évoquent davantage le velours et la sensualité qu'une voix de soubrette. Mais je ne me sens pas du tout femme fatale – certainement une femme passionnée, dans le sens où j'aime les personnes qui vont au bout des choses, qui croient en elles. Toutes ces femmes souffrent ; je ne peux pas me retrouver en elles, car je n'ai absolument pas fait les mêmes choix de vie. Mais l'intérêt est justement de savoir comment je les ressens, jusqu'où je peux aller dans l'interprétation, et comment je me retrouve à travers tel ou tel personnage. Je comprends tout à fait une Charlotte, une Mère Marie : elles vivent de façon extrême.

     

    Le public français vous a identifiée à Carmen, et plus généralement aux héroïnes françaises. Cela vous pèse-t-il ?

    En effet, mais j'en suis forcément un peu responsable. C'est pour cela que je m'éloigne beaucoup de Carmen, et que j'aborde un autre répertoire. En même temps, ce rôle m'a permis de me construire vocalement, et en tant que femme, de ne pas faire d'erreurs de parcours sur des rôles que j'ai pu aborder, et d'apprendre mon métier, d'avoir du recul, tout en avançant prudemment. J'ai sans doute été trop identifiée à ce personnage, mais il y a beaucoup de choses que je ne peux pas chanter : je n'ai pas une voix de grosse mezzo verdienne, avec un grave très large. En ce qui concerne le répertoire allemand, je ne suis pas du tout germaniste, et j'ai eu peur de me frotter au Compositeur, à Octavian, non seulement par ce blocage de la langue, mais aussi à cause de toutes les références. Je me suis donc concentrée sur le répertoire français, mais il s'agit davantage de réponses à des propositions concrètes que d'une volonté. Cela dit, si on me proposait Adalgisa demain, j'accepterais tout de suite – il est vrai qu'on me l'a d'abord proposée aux États-Unis.

     

    Vous allez chanter dans l'Amour des trois oranges. Le répertoire léger vous est plutôt inhabituel.

    Béatrice, Orlofsky sont des rôles plus légers, quoique Coline Serreau n'ait pas fait de ce dernier un personnage très drôle. Dans l'Amour des trois oranges, je chante Fata Morgana, qui n'a rien de bien comique non plus – à l'exception d'une chute. En effet, c'est elle qui va maudire le prince. Cela m'amuse de constater que les gens ont une idée arrêtée de ce que je suis, des rôles que je chante. Cela dit, Roberto Alagna m'a suggéré de chanter un air de la Périchole pour le concert du nouvel an au Palais Garnier ; autant cela m'amuserait de le faire en scène, autant cela me paraît sans grand intérêt lors d'un concert. Il est vrai qu'on ne pense pas à moi pour faire le pitre sur scène. Je pense pourtant avoir un certain humour, et beaucoup aimer rire, mais je n'ai pas un physique comique.

     

    Avec quels rôles avez-vous débuté ?

    À l'école de l'Opéra, monsieur Sénéchal avait beau me dire que Mozart était l'école du chant, ma personnalité et mon type vocal m'attiraient vers des rôles plus dramatiques, comme Charlotte. Je comprends aujourd'hui les inquiétudes d'un professeur à s'attaquer à des rôles un peu lourds, mais Mozart est l'école du chant quand on a la voix pour ! J'aurais d'ailleurs bien aimé en chanter davantage, mais on me disait que ma voix était trop grande. J'ai donc été mise de côté par rapport à ces rôles. Quant à Rossini, je suis incapable de vocaliser. J'ai donc commencé avec Chérubin, et assez rapidement, Béatrice et Charlotte. J'ai beaucoup chanté Charlotte à une époque, mais à partir du jour où j'ai fait Carmen, on a oublié tout le reste ! J'ai également beaucoup chanté la Damnation de Faust.

     

    Je vois que vous avez la partition des Troyens. Allez-vous aborder Didon ?

    Je vais en chanter un extrait avec Roberto, à l'occasion du concert du nouvel an, avant de l'aborder dans son intégralité à Strasbourg, l'an prochain. Cela me fait plaisir que vous disiez cela, car lorsque j'ai annoncé à Michel Plasson que je voulais faire Didon, il m'a répondu qu'il me verrait plutôt en Cassandre. Mais pour quelle raison ? Je suis certes une femme de caractère, brune, mais pourquoi n'imagine-t-on pas que je puisse chanter des rôles tendres ? C'est terrifiant ! Au contraire, les rôles violents me font peur, car je crains de m'y jeter à corps perdu, sans ce contrôle qu'exige la voix.

    Je regrette que des personnes ne prennent pas de paris plus osĂ©s par rapport Ă  ma voix, mon physique. Cela fait des annĂ©es que je dis que je pourrais chanter MĂ©lisande, mais les gens n'ont pas suffisamment d'imagination. Ils pensent Ă  un type de voix, de femme fragile. Lorsqu'on me voit, on pense que je suis une femme forte, mais je me sens tellement vulnĂ©rable. Qu'est-ce que les gens attendent ? Que je m'effondre, pour dire : « La pauvre ! Finalement, elle Ă©tait fragile Â» ? Je pourrais faire de MĂ©lisande un personnage très particulier, mais il faudrait effectivement un metteur en scène qui prenne ce risque et sache quoi faire de moi. Je pense Ă©galement Ă  certains Mozart ; pourquoi pas Elvire, ou la Comtesse ? J'adorerais chanter la Comtesse, mĂŞme si c'est très sopranisant, et d'autant plus risquĂ© que des artistes comme Schwarzkopf s'y sont illustrĂ©es au disque, et qu'on n'imagine plus un autre type de voix dans ce rĂ´le.

    Didon va me permettre de trouver des nuances, des couleurs, une souplesse. Je vais également chanter Judith, dans le Château de Barbe Bleue à Garnier l'an prochain, et Vénus dans Tannhäuser. J'aborde donc le répertoire allemand, mais très prudemment ; on m'avait proposé Kundry il y a quelques années, mais j'avais préféré refuser. Il n'en reste pas moins que ce répertoire me fait peur. Curieusement, Carmen n'est pas ce qui me va le mieux vocalement. Je l'ai peut-être marquée par l'interprétation du personnage, mais beaucoup d'autres le chantent mieux que moi. Je viens de faire Eboli à Toulouse, et ma voix s'épanouit davantage dans les rôles sopranisants.

     

    Contrairement à bon nombre de chanteurs français, vous vous êtes d'abord imposée en France. A quoi cela tient-il ?

    J'en suis heureuse, car j'aime chanter à l'Opéra Bastille. J'ai eu la chance de pouvoir travailler en France, alors que je n'ai pas du tout une voix française telle qu'on l'entend parfois – petite, nasale, précieuse. Certains chanteurs étrangers, notamment italiens, me disent très souvent que je ne chante pas comme une Française. Et c'est peut-être pour cette raison que je chante beaucoup en France. En effet, les Français crient au génie dès qu'ils entendent un étranger, et dénigrent les artistes de leur propre nationalité. Est-ce un certain snobisme ?

    Au début, j'avais un professeur bulgare, je chantais donc très en arrière. On m'a beaucoup critiquée sur ma diction, en disant que je ne prononçais pas, mais j'ai continué à chanter ainsi tant que cela m'arrangeait. Un sculpteur ne peut ciseler des détails avant d'avoir dégrossi son bloc de marbre. Lorsqu'on est un jeune chanteur, la voix sort sans véritable contrôle, on ne sait pas encore la dessiner, y mettre des mots. Je devais encore prendre conscience de ma voix, et de mon corps. Carmen m'a beaucoup aidée dans cet élan, dans cette vision des choses, parce que c'est une femme qui vit beaucoup avec son corps, qui assume sa sensualité, alors qu'à mes débuts, j'étais incapable de lever un bras sur scène, paralysée par une pudeur maladive. Pour ma première Carmen à Bastille, j'ai passé un mois toute seule avec le metteur en scène, six heures par jour, plus les cours de flamenco. Et je me suis dépassée dans ce rapport à la séduction, à la sensualité, toutes ces choses que je refusais, qui me faisaient peur, parce que je me connaissais mal.

    Je n'aime pas dire cela, car c'est à la mode – j'ai horreur des modes –, mais le chant est quelque chose d'extrêmement fort et puissant, à tel point que certains l'utilisent comme thérapie. J'ai commencé à prendre des cours par curiosité, vers l'âge de dix-huit ans, et cela a été une révélation, une réponse à beaucoup de choses, dans une période où je n'allais pas bien. Ce rapport à la voix donne confiance dans le contact, la communication, l'écoute de l'autre. C'est un métier où on apprend tout le temps. Maintenant que je contrôle mieux mon instrument, je peux peaufiner les choses, et faire plus attention à ma diction. On me critique d'ailleurs beaucoup moins sur ce point.

     

    Aimez-vous Ă©couter votre voix ?

    C'est difficile, parce que je n'entends évidemment que les défauts, et je n'arrive pas à me laisser aller à écouter comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre – même dans ce cas, on a tendance à tout décortiquer –, d'autant que j'essaie de retrouver la sensation que j'avais au moment de l'émission du son. Quant aux enregistrements de studio, dont je n'ai pas une grande expérience, ils sont forcément moins bons que les live. Ils peuvent être plus parfaits du point de vue technique, parce qu'on va jouer avec des boutons. J'ai d'ailleurs le souvenir d'un enregistrement du Requiem de Duruflé, où j'avais juste un petit air à chanter. Lorsque j'ai écouté les prises, je n'ai pas reconnu ma voix : en effet, le preneur de son n'avait entendu ma voix qu'à travers les micros, et avait reconstitué une espèce d'idéal de ce qu'il voulait entendre. Ce qu'il avait réalisé était sans doute plus parfait, mais ce n'était plus ma voix. Il a donc tout retravaillé.

     

    Votre rapport à la voix est-il différent en récital ?

    J'aime beaucoup la formule du récital. Je chante généralement de la mélodie française et espagnole. Et je pense en faire davantage, parce que je suis de plus en plus en frustration par rapport aux mises en scène. Mais c'est un exercice périlleux, justement parce qu'on ne peut pas chanter de la même manière qu'à l'opéra. Tout d'abord par rapport au lieu : on peut se permettre de rechercher des nuances, parce qu'il y a un piano au lieu d'un orchestre. L'intérêt est aussi d'être en duo, d'avoir beaucoup parlé de la musique ensemble, d'avoir cherché des couleurs, des choses qui ne nous sont plus imposées par la taille de l'orchestre, ou la volonté du chef. Les contraintes sont différentes : il faut capter le public, savoir créer un univers, une atmosphère. Aller au bout des nuances, des piani, être vraiment sur le fil, voilà ce qui me plaît.

     

    Vous évoquiez une frustration par rapport à la mise en scène.

    Je trouve qu'il y a souvent un manque de connaissance de l'oeuvre de la part des metteurs en scène, qui n'ont pas envie de s'investir, ou qui prennent trop les chanteurs pour des imbéciles, en pensant qu'on ne va pas comprendre ce qu'ils nous demandent. Travailler, rechercher, recommencer, voilà ce que j'ai aimé chez Pierre Constant, José Luis Gomez, ou encore Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui je me suis régalée. Certains metteurs en scène règlent Carmen en deux jours, alors qu'avec eux, j'avais à peine eu le temps de faire la Habanera. Reproduire ce que je sais faire ne m'intéresse pas. Il faut aller plus loin.

     

    Quelle est la nature du plaisir que vous Ă©prouvez lorsque vous chantez ?

    À un journaliste qui me demandait si je pensais, comme Françoise Pollet, que c'était comparable à un orgasme, j'ai répondu dans un éclat de rire que cela dépendait du partenaire. C'est en effet un plaisir très sensuel, très physique, le plaisir de donner. Et ce plaisir très complet du don me réjouit beaucoup. Je suis très touchée lorsqu'un spectateur me dit qu'il s'est découvert à travers ce que je lui ai proposé, qu'il s'est posé des questions après m'avoir entendue, que je lui ai donné de l'énergie pour une semaine : ce sont les plus beaux compliments qu'on puisse me faire.

     

    Le 29/11/2005
    Mehdi MAHDAVI


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