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ENTRETIENS 18 avril 2024

Sylvain Cambreling, mozartien d'aujourd'hui (1)

Créée à Bruxelles en 1982, la Clémence de Titus mise en scène par les Herrmann et dirigée par Sylvain Cambreling fit l'effet d'une bombe. A l'occasion de la nouvelle production de Don Giovanni et de la première parisienne des Noces de Figaro vues par Christoph Marthaler, le chef français revient sur une révolution esthétique et musicale qu'il n'a cessé de perpétuer.
 

Le 23/01/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Mozart occupe une place prépondérante dans votre répertoire. Pourquoi ce besoin d'y revenir sans cesse ?

    Revenir à Mozart dans le domaine de l'opéra, c'est comme revenir à la Tragédie antique dans la littérature : on n'y échappe pas. Si on ne le fait pas, il y a un manque dans l'histoire de la musique, car Mozart reste le plus grand des compositeurs de musique théâtrale. Sa musique reste hors temps et universelle. C'est pour cette raison que j'y reviens toujours, malgré mon engagement pour la musique contemporaine. Et à chaque fois que je prends part à une nouvelle production de l'une de ses pièces, je retrouve une espèce d'innocence, de vérité, et surtout d'actualité.

     

    Que vous a-t-il semblé nécessaire de changer dans l'interprétation mozartienne lorsque vous avez dirigé la Clémence de Titus à Bruxelles en 1982, avant que les baroqueux ne s'y attèlent ?

    En ce qui concerne cette pièce spécifique, il s'agissait tout d'abord de la prendre au sérieux. On avait en effet tendance à dire que la musique était belle mais le livret idiot. Les Hermann et moi avons lu le livret attentivement, et avons pensé que les personnages étaient très intéressants, attachants dans leurs faiblesses, notamment Sextus, qui est un adolescent attardé, avec difficulté de se résoudre, de prendre des décisions : nous étions véritablement dans le Sturm und Drang, très proches de Schiller.

    Mais plus encore que l'esthétique des Herrmann, c'est le sérieux avec lequel nous avons traité les récitatifs, malgré les doutes quant à leur attribution, qui a provoqué la surprise. Dans la suite de mon exploration du répertoire lyrique mozartien – Lucio Silla avec Patrice Chéreau, Don Giovanni avec Herrmann
    –, j'ai poursuivi ce travail sur l'importance des récitatifs, jusqu'aux fameuses Noces de Figaro de Christoph Marthaler, où j'ai voulu leur donner une autre couleur musicale. Quelle que soit la modernité ou l'audace visuelle de telle ou telle production, les récitatifs restaient en effet dévolus au clavecin ou au pianoforte, une convention héritée du XXe siècle, sans véritable réflexion sur la manière dont on aurait pu les réactualiser, alors que les récitatifs de Mozart étaient très modernes pour leur époque. Ils avaient une vérité, une intensité, une actualité, une vivacité qui n'a existé ni avant, ni après lui.

    Avec Marthaler, j'ai voulu redonner aux récitatifs la place qui leur convenait, c'est-à-dire un coup de poing au milieu d'une lecture musicale qui ait correspondu à ce que l'on voyait sur scène. Nous en sommes donc arrivés à l'invention d'un personnage, le récitativiste, qui nous oblige à entendre ces récitatifs autrement, alors qu'une grande partie du public a tendance à ne pas les écouter. Cette version, que nous allons reprendre au Palais Garnier, a été reçue comme une provocation, mais je ne cherchais pas à provoquer, simplement à redonner de la vivacité et de la modernité à ce que Mozart a conçu. Je ne le referais pas forcément dans une autre pièce, car il ne s'agit pas d'une recette à utiliser ailleurs, mais cela m'a intéressé, compte tenu de l'esthétique de Marthaler, ce double regard amusé sur toutes les oeuvres, qui n'exclut en aucun cas la poésie et la mélancolie.

     

    Auriez-vous pu faire ce travail sur une autre oeuvre que les Noces de Figaro ?

    Probablement pas. Cela participait de la lecture globale : Anna Viebrock était intéressée par la convention du mariage et ses différentes connotations, sans sombrer dans la caricature. En effet, si on rit tout le temps dans le théâtre de Marthaler, c'est avec beaucoup de tendresse. Les personnages de cette production sont un peu ridicules, parce que les personnages des Noces de Figaro le sont : le Comte est outré dans ses colères, Figaro est outré dans ses intrigues. Ce sont des types de théâtre à la limite de la caricature, y compris dans la pièce de Beaumarchais. Nous nous sommes donc permis ce décalage ironique, mais avec beaucoup d'amour pour chacune des figures, mais aussi pour des situations qui pourraient encore se produire aujourd'hui.

    Il serait grotesque d'aborder les récitatifs de la même façon dans le Don Giovanni que nous faisons maintenant avec Michael Haneke, car il fait du théâtre hyperréaliste. Il aborde la pièce comme si Mozart existait aujourd'hui, et décidait de raconter l'histoire de personnes vivant dans des bureaux aujourd'hui. Je reviens donc au pianoforte, pour une lecture beaucoup plus abstraite : il s'agit de jouer Mozart comme si un compositeur d'aujourd'hui employait son vocabulaire pour raconter cette histoire.

     

    Comment allez-vous exalter cette modernité dans l'écriture de Don Giovanni ?

    Sur le plan musical, il s'agit d'être le plus proche possible du classicisme, parce que la musique de Mozart n'a absolument pas vieilli, elle est hors temps comme je le disais tout à l'heure. Il n'y a pas d'archaïsme ; simplement le langage tonal, qui est finalement très proche du langage de la chanson. Ce langage est utilisé avec sa vérité, son efficacité, parce que cette musique est génialement composée. Nous n'éprouvons pas le besoin d'employer des moyens transposés pour signifier la modernité : nous prenons la réalité, l'écriture telle qu'elle est, avec l'orchestre du XVIIIe siècle, un pianoforte, un style de chant classique, mais avec une intériorité toute contemporaine. Il n'existe pas d'interprétation définitive, et la production de Haneke est une expérience de la modernité de Mozart, en costumes contemporains.

     

    Pourriez-vous envisager de jouer Mozart sur instruments anciens ?

    J'ai un projet de jumelage entre mon orchestre du SWR Baden-Baden und Freiburg et le Freiburger Barockorchester. Les deux orchestres seront sur scène, et j'alternerai de l'un à l'autre. Le diapason sera différent, le phrasé changera un peu, mais il s'agit pour moi de montrer que les différences ne sont pas si flagrantes qu'on le croit, d'autant que la musique de Mozart est une musique de transition. Jouer Mozart avec une technique baroque pure n'est pas plus juste que de le jouer dans un style romantique poussé.

    La musique de Mozart est particulière, parce qu'elle est justement à la frontière : à cette époque, certains jouaient encore l'archet courbe, alors que d'autres jouaient l'archet plus droit, on vibrait – l'idée qu'il faudrait tout jouer sans vibrato est un peu rapide. On ne doit évidemment pas jouer les opéras de jeunesse comme la Flûte enchantée, parce que c'est une période de transition. Pour l'instant, je ne souhaite pas diriger un opéra entier avec un ensemble baroque, car il n'y a pas de vérité baroque de Mozart, non plus que de vérité moderne : sa musique dépasse les écoles et les styles. Mon intérêt est de travailler avec des musiciens qui ont une pratique différente de cette musique.

     

    Même avec un orchestre moderne, votre approche de Mozart paraît justement influencée par ces pratiques.

    Les baroqueux nous ont énormément apporté, mais je n'ai pas tellement eu besoin d'eux ! Aucun chef d'orchestre ne peut d'ailleurs aujourd'hui ignorer ce que la lecture des baroqueux nous a apporté, c'est-à-dire la relecture très sérieuse des textes musicaux. Il est désormais difficile d'aborder Mozart et Bach comme Mengelberg pouvait le faire au début du XXe siècle, à moins de le faire volontairement.

    L'articulation est une chose qui m'a toujours obsédé, et j'ai été réconforté de voir que je n'étais plus le seul à me pencher sur cette question. Même la lecture baroque de musiques plus tardives m'intéresse, même si je ne jouerai jamais Schumann, Bruckner ou Wagner sans vibrato, comme le préconise Roger Norrington. La réflexion des baroqueux sur l'articulation, le phrasé, les tempi est très intéressante, mais une fois encore, je ne les ai pas attendus pour la faire. De toute manière, cette réflexion était dans l'air du temps, et les jeunes musiciens en ont une connaissance qui les pousse à jouer différemment.

     

    Effectuez-vous un travail particulier sur la ligne vocale, notamment dans les récitatifs ?

    C'est une question d'esthétique scénique. La Clémence de Titus des Herrmann propose un mélange entre modernité et hiératisme. Nous sommes dans le vide de la boîte blanche, dans l'hyper expressivité, il faut transmettre un texte dans sa modernité, sans se laisser aller à un expressionnisme romantique, mais un chant trop classique, trop distancié ne conviendrait pas non plus.

    Dans les Noces de Figaro version Marthaler-Cambreling, il faut un langage exclusivement moderne, le plus proche de la parole possible, avec la distance ironique nécessaire à un jeu sur certains mots, ou sur des cadences prosodiques qui donnent de l'artifice. Dans Don Giovanni version Haneke-Cambreling, il s'agit véritablement de théâtre parlé, d'un texte classique vu par un metteur en scène contemporain. Il faut aller à la rupture de mouvement, ne pas hésiter à changer le rythme, faire des césures, être proche du langage vériste. La plus grande difficulté sera probablement d'être classique dans la restitution du texte musical en étant toujours plausible, car la modernité de la production ne peut fonctionner que si tout est plausible.

    Ainsi, la réapparition du spectre du Commandeur ne peut exister, car le Deus ex-machina n'est pas inscrit dans notre vocabulaire contemporain. Il convient de trouver une solution vraisemblable sans changer ce qui est écrit. Il faut donc travailler au niveau du décalage entre l'artifice du chant et le vérisme du livret, sans pour autant se tromper de style. Le style de chant mozartien est tout à fait défini, et en sortir serait risquer de perdre une grande partie du pouvoir d'émotion.

     

    En ce qui concerne la couleur vocale, vous avez choisi pour les Noces de Figaro trois sopranos plutôt claires, Christiane Oelze (la Comtesse), Heidi Grant Murphy (Suzanne) et Christine Schäfer (Chérubin). Cela aura-t-il une incidence sur la caractérisation de ces personnages ?

    Depuis la première de la production à Salzbourg, où elle chantait Suzanne, la voix de Christiane Oelze a beaucoup changé : le médium s'est élargi, le timbre s'est assombri. Il y a de toute manière un jeu chez Mozart, notamment dans le trio entre la Comtesse, Suzanne et le Comte : la Comtesse passe parfois au-dessus de Suzanne, et on est parfois amené à inverser les voix si la Comtesse ne peut monter suffisamment haut. Mais les tessitures de Suzanne et de la Comtesse doivent être aussi flexibles l'une que l'autre, afin d'aborder les contre-ut sans aucun problème.

    Christiane Oelze sera une Comtesse relativement légère, mais la différence de couleur entre sa voix et celle de Heidi Grant Murphy est grande. Quant à Christine Schäfer, c'est une voix tout à fait particulière. Elle est capable de produire une couleur dramatique aussi bien qu'une couleur légère si on le lui demande. Son Chérubin est un rôle de composition absolument étonnant, non seulement sur le plan physique, mais sur le plan de la caractérisation vocale. L'entendre dans Donna Anna au mois de janvier, et deux mois plus tard dans Cherubino est très intéressant, car elle est une des seules à pouvoir le faire.

     

    Élaborez-vous vos distributions en fonction des créateurs des rôles – je pense notamment à Nancy Storace, créatrice de Suzanne, qui était, semble-t-il, plutôt mezzo ?

    Je ne ferai jamais Suzanne avec une soubrette, et Heidi Grant Murphy est une voix lyrique. Il y a bien sûr ce fameux la grave, et il faut prendre garde de ne pas l'écraser avec l'orchestre. Mais faudrait-il renoncer à la luminosité, à la légèreté de l'aigu pour cette seule note, au risque de déséquilibrer les ensembles ?

    De plus, toutes les voix de l'époque n'étaient probablement pas aussi grandes que celles d'aujourd'hui. Christine Schäfer a absolument le genre de voix nécessaire pour des rôles comme Constance et Donna Anna, c'est-à-dire une voix avec la possibilité d'un caractère dramatique, extrêmement légère dans l'aigu, sans cette ampleur désormais indispensable à cause de la taille des salles. On pouvait chanter à la fois Popolo di Tessaglia avec le sol aigu, et un rôle flirtant avec le mezzo-soprano comme Suzanne, car les voix étaient différentes.

    Ce n'est vraiment qu'à la fin du XIXe siècle que s'est forgé un goût pour des voix de plus en plus larges. Je ne pense pas que les voix étaient tellement différenciées, même entre Donna Elvira et Donna Anna. Il est étonnant de voir les différents rôles qui pouvaient être abordés par la même personne. Il ne faut justement pas penser en termes de largeur et de couleur, mais trouver des chanteurs capables de changer eux-mêmes la couleur de leur voix.

    En véritable homme de théâtre, Mozart était très pragmatique et n'hésitait pas à apporter des modifications en cas de nécessité. Ainsi, les deux versions de Don Giovanni sont le fruit du pur pragmatisme. Nous allons faire une bonne version bien conventionnelle, mélange des versions de Prague et de Vienne, et tout le monde sera content, tant il est aujourd'hui difficile de se passer de Dalla sua pace ou Mi tradì.



    À suivre

     

    Le 23/01/2006
    Mehdi MAHDAVI


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