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ENTRETIENS 20 avril 2024

Sylvain Cambreling, mozartien d'aujourd'hui (2)

À l'issue d'une première houleuse, la nouvelle production de Don Giovanni a divisé le public, aussi bien quant à la mise en scène de Michael Haneke qu'à la direction de Sylvain Cambreling. Le chef français, qui dirigera également les Noces de Figaro dans la production de Christoph Marthaler en mars prochain, nous expose ses choix dramaturgiques.
 

Le 02/02/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • En quoi la trilogie de Mozart et Da Ponte a-t-elle révolutionné le théâtre lyrique ?

    Ces trois pièces sont fondamentalement différentes. Mais un point historique essentiel les relie : le contrat de mariage ; dans les Noces de Figaro, bien sûr, mais aussi dans Così fan tutte et Don Giovanni, puisque Don Giovanni et Donna Elvira sont mariés. Le contrat de mariage a été instauré au XVIIIe siècle, et met pour la première fois noir sur blanc ses obligations, et surtout ses impossibilités. Le mariage comme institution sociale d'une part, et comme garant de la possibilité de l'amour établi d'autre part, me paraît donc un lien essentiel entre les trois pièces.

    Cela dit, les enjeux philosophiques et psychologiques sont très différents d'une pièce à l'autre. Et bien que Mozart emploie le même vocabulaire, la musique est très différente, parce que les personnages sont différents. Mozart est sans doute le premier depuis Monteverdi à spécifier une musique liée au caractère, à la figure de chaque personnage. Mais ce qui est essentiel, et qu'on évoque trop rarement au sujet des opéras de Mozart, c'est la place de l'orchestre : là réside la différence fondamentale entre Mozart et ses contemporains.

    L'orchestre de Don Giovanni n'est pas le même que l'orchestre de Così fan tutte ; la rapidité, la légèreté des Noces de Figaro sont tout à fait différentes de la profondeur et de l'agressivité de Don Giovanni. L'orchestre donne véritablement la couleur de la pièce. Si on considère les opéras de Salieri, les premiers violons doublent la ligne vocale, eux-mêmes doublés par le hautbois : ce sont des choses qui n'arrivent pas chez Mozart. Par sa complexité orchestrale, il invente le poids psychologique de l'orchestre, avec lequel Beethoven se battra dans Fidelio.

     

    Don Giovanni est sous-titré dramma giocoso. Y a-t-il, à cet égard, une volonté de parodier les anciennes formes de l'opera seria, notamment à travers le personnage d'Elvire ?

    Il faut prendre garde aux tiroirs et aux catalogues. Mozart explore une nouvelle forme, et je n'y vois absolument aucune parodie. Le deuxième air d'Elvire fait bien évidemment penser à Haendel, mais simplement parce que la situation oblige Mozart à donner à cette intervention d'Elvire entre Zerlina et Don Giovanni des allures de deus ex-machina : elle vient effectivement pour imposer une morale, et il lui semble juste, et utile, et efficace, de ne pas rester dans le style musical qu'il a illustré cinq minutes auparavant.

    Quant au dramma giocoso, Mozart n'est pas le seul à avoir employé cette expression, et l'alternance du drame et de la légèreté existe dans toute sa musique. Le Finale de Così est-il amusant ? Que va-t-il se passer entre ces couples, après avoir ainsi joué avec le feu ? L'harmonie, la stabilité, le calme reviendront-ils ? Il en va de même dans les Noces de Figaro, qui, selon moi, n'est pas un opera buffa. Dans Don Giovanni, les scènes de masque de Leporello participent bien entendu du vocabulaire théâtral de la mascarade, mais le drame ne bascule totalement dans le burlesque à aucun moment. On retrouve la même chose dans les symphonies, les concertos pour piano : dans tout Mozart, les larmes et le rire sont mêlés.

    Cela dit, on ne peut pas faire que du drame dans Don Giovanni. Même si la pièce commence par un meurtre, Zerlina et Masetto sont quelquefois à la limite de la caricature du type social. Il faut donc passer constamment du drame à la comédie avec beaucoup de délicatesse, de légèreté, de souplesse, ne jamais se laisser aller uniquement à la superficialité, ni au drame métaphysique. Mozart reste très proche de l'humain, et l'être humain rit et pleure alternativement dans une même journée.

     

    Le rapport maître valet dans Don Giovanni est-il comparable à celui des Noces de Figaro ?

    Marthaler et moi n'avons pas tellement été intéressés par une lecture sociale des Noces de Figaro, mais par l'institution du mariage. Dans Don Giovanni, la hiérarchie sociale est beaucoup plus claire, et dénoncée. Voyez comment Don Giovanni s'y prend avec Masetto : la peinture sociale est beaucoup plus nette ! Cela va jusque dans la peinture musicale des trois orchestres du Finale du premier acte, avec le menuet, danse des aristocrates, la contredanse des bourgeois, et la valse, pour le peuple. Dans les Noces de Figaro, on peut voir l'amour à tous les âges. Chérubin et Barberine, Suzanne et Figaro, le Comte et la Comtesse, Marcelline et Bartolo : comment peut-on officialiser l'amour, compte tenu de son âge et de sa fonction sociale ?

     

    Concevez-vous un rapport de gémellité entre Don Giovanni et Leporello ?

    Peter Sellars a été très conséquent en allant jusqu'au bout de cette lecture, mais, ce n'est pas la seule possible. Il y a eu tellement de dit, de fait, d'écrit là-dessus. On peut en avoir une lecture freudienne, ou purement romantique, c'est tout cela à la fois, mais je ne crois pas qu'on puisse s'y réduire. Il y a surtout un rapport érotique entre ces deux personnages, sans aller jusqu'à l'homosexualité, mais ce que l'un désire, l'autre le désire également tout de suite. On peut voir tous les jours, dans la presse à scandale, tous ces hommes à la recherche de la même femme ! C'est pour cette raison que leur rapport est très moderne. Je crois tout à fait à une lecture de ces personnages aujourd'hui : le chef de bureau et son adjoint.

     

    Une lecture trop contemporaine ne risque-t-elle pas de réduire le personnage d'Elvire à une caricature d'hystérique sous antidépresseurs ?

    Le danger existe probablement, mais je crois surtout qu'Elvire est la plus passionnée de toutes : elle est enfermée dans sa passion pour Don Giovanni. Donna Anna le veut et le refuse en même temps, mais Elvire ne veut que lui, jusqu'au bout. C'est un amour passion totalement égoïste, jusqu'à vouloir le sauver contre lui-même, situation tout à fait courante aujourd'hui.

    De plus, Elvire n'est pas comparable aux autres conquêtes de Don Giovanni, car il l'a épousée. C'est pour cette raison qu'il n'est à l'aise avec elle à aucun moment. Il joue d'elle parce que cela fait partie de son rôle, celui qu'il doit jouer devant Leporello, mais sa relation à Elvire est bien différente de celle qu'il entretient avec Donna Anna et Zerline. Il n'a jamais traité une femme comme il la traite dans la scène du souper : il la jette au sol, lui jette sa bouffe à la figure, il sort de lui-même. Dans quelque situation qu'il soit, Don Giovanni reste grand seigneur, mais il se montre ici pire qu'un prolétaire. C'est pour cette raison que sa relation à Elvire est aussi passionnelle, et il convient de le mettre en scène jusqu'au paroxysme. Il y a sans doute un peu d'hystérie chez Elvire, mais il y en a aussi chez Donna Anna.

     

    Comment le rapport aux hommes très particulier de Donna Anna est-il caractérisé sur le plan musical ?

    Il s'agit de disposer d'une interprète capable de transmettre ce qui est écrit : elle doit posséder une grande stabilité dans le médium, des notes aiguës isolées avec éclat, brillantes comme des coups de poignard, des coloratures légères ou dramatiques, entre caresse et hystérie. Tout est parfaitement écrit, non seulement dans la ligne vocale, mais aussi dans son rapport à l'orchestre. Les clarinettes de Donna Elvira et le hautbois de Donna Anna définissent parfaitement la couleur de chaque personnage : plus timbré et élégiaque pour Donna Anna, tandis que la clarinette glisse sans cesse. Les trompettes interviennent également dans sa partie. Il suffit donc de suivre la partition, tout y est écrit jusqu'au moindre détail. Christine Schäfer possède à la fois le cuivré de la trompette, la fragilité du hautbois, et la flexibilité des deux instruments.

     

    Don Ottavio est souvent considéré comme un personnage un peu falot.

    Et il l'est, mais il est loin d'être idiot. En effet, pourquoi Don Ottavio ne tire-t-il pas sur Don Giovanni à la fin du premier acte, alors qu'il a le pistolet en main ? Tout simplement parce qu'il ne croit pas complètement Donna Anna, dont il saisit parfaitement le trouble. Il ne l'a jamais connue comme cela avant cette fameuse nuit. La pièce se passe dans un laps de temps très court, et Donna Anna est totalement ébranlée : elle lui raconte des choses invraisemblables, car jamais il ne serait entré dans sa chambre. Mu par son sens de l'honneur, Don Ottavio ne peut tuer Don Giovanni simplement parce que Donna Anna lui dit qu'il est entré dans sa chambre. Aujourd'hui, croirait-on au premier témoignage d'une personne en garde à vue ? Il l'aime, mais son état lui impose encore une certaine distance, qui le rend un peu plus intéressant.

    De plus, Mozart l'a gratifié de deux airs splendides, où l'on sent une âme extrêmement fragile : il est malade de la voir malade. C'est pour cette raison que Mozart a aimé Don Ottavio, essayons donc de l'aimer aussi, même s'il n'a rien d'un héros. Son amour est si fort qu'il est prêt à tout accepter, y compris que Donna Anna lui avoue qu'elle a été violée par Don Giovanni. Sa difficulté est de ne pouvoir définir jusqu'à quel point elle dit la vérité. Il est vraiment important pour nous de voir comment réagirait un jeune homme d'aujourd'hui dans une telle situation.

     

    Vous semblez attaché à certains opéras mozartiens plus qu'à d'autres.

    Revenir en permanence à Don Giovanni et aux Noces de Figaro n'est pas très original, car ce sont des pièces centrales. Pourquoi les pianistes rejouent-ils en permanence le Concerto en ré mineur ? On n'en a jamais fini avec ce genre de pièces. Il s'agit de ma troisième production de Don Giovanni, et ce sont à chaque fois des lectures radicalement différentes, mais qui se complètent. J'ai également dirigé Così fan tutte à de nombreuses reprises, dans la mise en scène de Luc Bondy, puis à Francfort. Patrice Chéreau souhaitait Daniel Harding pour son Così, mais j'aurais très bien pu le diriger. J'aime vraiment beaucoup cette pièce.

    J'ai également dirigé Lucio Silla, la Finta Giardiniera, Idomenée, la Flûte enchantée, et je la reprendrai sans doute, car certaines pièces nous questionnent toujours. Il en va de même avec Fidelio, que j'ai abordé une fois à Francfort, et qui est une pièce pour laquelle on n'a jamais de solution. Diriger Mozart pour un chef d'orchestre, c'est à la fois toujours en avoir peur, et tenter de s'en approcher de plus en plus, et surtout essayer d'en avoir toujours une lecture actuelle. Plus on dirige Mozart, plus on s'en approche, mais plus il s'éloigne, parce qu'il se révèle de plus en plus en mystérieux.

     

    Le 02/02/2006
    Mehdi MAHDAVI


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