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ENTRETIENS 25 avril 2024

Christophe Rousset, de Poppée à Vénus

Tempus fugit dit la brochure de la quinzième saison des Talens Lyriques. C'est sans doute pour ne pas laisser fuir le temps que Christophe Rousset enchaîne les productions avec un tel appétit. A la Poppée monteverdienne mise en scène à Toulouse par Nicolas Joel succédera donc la recréation de Vénus et Adonis de Desmarest à l'Opéra de Nancy.
 

Le 06/04/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Quelle est la marge de libertĂ© de l'interprète face Ă  une oeuvre comme le Couronnement de PoppĂ©e, dont les sources sont Ă  la fois multiples et lacunaires ?

    Tout dépend du type de respect que l'on a pour les sources primaires. En ce qui concerne le Couronnement de Poppée, il en existe deux : le manuscrit de Venise, et celui de Naples. Le premier étant plus ancien, on a tendance à le prendre comme base, bien qu'il présente un grand nombre d'incohérences, et que la version de Naples soit souvent plus séduisante. On est donc obligé d'arranger les choses à sa propre façon, notamment en pratiquant des coupures dans une oeuvre qui durerait quatre heures et demie si elle était donnée dans son intégralité – ce qui n'est d'ailleurs pas un mal, dans la mesure où chaque version de Poppée est différente de la précédente.

     

    À cet égard, la version que vous aviez réalisée à Amsterdam dans la mise en scène de Pierre Audi était assez complète. Qu'en sera-t-il à Toulouse, notamment en ce qui concerne le personnage d'Othon, souvent sacrifié ?

    Nous avons opté pour une version plus ramassée, en deux actes. Nous avons coupé en plein milieu du deuxième acte, après le petit duo entre Damigella et Valletto qui suit la mort de Sénèque, et qui fait en quelque sorte écho au duo d'amour final, comme un fil conducteur. Marquant l'affirmation du pouvoir de Néron, la mort de Sénèque n'en reste pas moins le moment où tout chavire. Quant à Othon, il est vrai que son rôle est très développé dans la partition. Il est d'autant plus tentant de lui donner davantage de nerf que le personnage tourne un peu en rond. Je l'ai donc un peu réduit, mais en lui laissant tout le matériel nécessaire à un vrai développement psychologique.

     

    Les choix concernent Ă©galement l'ouverture et les ritournelles, Ă  trois voix Ă  Venise, contre quatre Ă  Naples.

    J'ai choisi la sinfonia de Venise, justement parce que j'avais jusqu'à présent privilégié celle de Naples. J'ai également fait en sorte de ne pas pratiquer les mêmes coupures qu'à Amsterdam. On est sans doute facilement tenté de refaire la même chose, mais j'ai voulu très clairement marquer le contraste entre ces productions en donnant des saveurs et des inflexions différentes. Pour ce qui est des ritournelles, certains les font même à cinq voix, mais je n'aime pas l'idée de rajouter des parties intermédiaires. J'essaie donc de suivre ce qui est indiqué dans la partition, sans recourir systématiquement à l'une ou l'autre source.

     

    L'attribution du rôle de Néron à un ténor ou un soprano suscite davantage encore la polémique.

    Les duos entre Poppée et Néron sont emblématiques de cette oeuvre, notamment l'avant-dernier, où ils disent qu'ils se perdent l'un dans l'autre pour mieux se retrouver. Il est très troublant d'entendre ces voix se confondre, et elles ne le peuvent qu'à la même octave. A cet égard, je suis la tessiture indiquée dans les deux partitions, en clé d'ut première, qui est une clé de soprano ou de mezzo-soprano. On ne peut faire chanter Néron par un ténor que par un souci de vraisemblance visuelle inutile dans le théâtre baroque. C'est pour cette raison que je me bats à chaque fois pour qu'un mezzo-soprano chante la partie de Néron. L'opéra est un monde de conventions : personne ne se demande pourquoi une femme chante Chérubin. Il s'agit de montrer de montrer la jeunesse du personnage, et il en va de même pour Néron, qui n'a qu'une vingtaine d'années à l'époque de cette histoire : on veut rendre cette jeunesse et cette instabilité par une tessiture aiguë.

     

    Vous disposez à Toulouse de chanteurs d'horizons très divers. Comment êtes-vous parvenu à une unité stylistique ?

    Lorsqu'on aborde le grand monde de l'opéra, on se retrouve toujours face à des attitudes extrêmement différentes. Certains se protègent énormément, ne veulent surtout pas avoir affaire à une esthétique nouvelle, tandis que d'autres sont au contraire très à l'écoute, avec une grande envie d'apprendre, de découvrir, d'expérimenter, et se prêtent au jeu. Il est toujours passionnant pour moi d'amener des chanteurs d'horizons aussi divers vers un but commun, même si parvenir à une véritable cohésion sur un plateau hétérogène n'est pas donné d'avance. Il s'agit davantage d'un stade de travail par rapport à ce qu'on m'a proposé.

     

    Votre réalisation du continuo est-elle fidèle aux effectifs et aux pratiques en vigueur dans les théâtres vénitiens de l'époque de Monteverdi ?

    Nous avons ajouté quelques couleurs de flûte à bec et de cornet, et des instruments pour faire des concertati, mais de manière extrêmement ponctuelle. Il s'agit avant tout d'une question d'équilibre. En effet, peu d'instruments interviennent au troisième acte, et il m'a semblé important d'en ajouter pour le ponctuer suivant le modèle des actes précédents. L'oeuvre n'a pas été achevée par Monteverdi et pose de vrais problèmes d'équilibre et d'unité, nous essayons donc de lui donner davantage de cohérence, notamment grâce à l'intervention des instruments.

     

    Comment traduisez-vous la psychologie des personnages sur le plan musical ?

    Le concept de psychologie me semble trop tardif pour être appliqué au Couronnement de Poppée. L'oeuvre n'en est pas moins incroyablement moderne ; du vrai théâtre musical avant l'heure, alors que l'opéra venait à peine de naître. Des personnages humains, et non plus héroïques ou mythologiques, sont mis en scène pour la première fois, à travers leurs rapports au sexe, au meurtre et au pouvoir. Mais la pièce parle d'elle-même, et je n'ai pas besoin d'exprimer ces aspects musicalement. Nous varions donc les couleurs du continuo selon une rhétorique essentiellement baroque. Il s'agit de madrigaliser, d'associer une couleur à un mot ou à un geste. Cette rhétorique se traduit également par la mobilité rythmique due à la sprezzatura, cette espèce d'appréciation du moment liée à l'affect dans lequel on se trouve. Mais au sein même de cette battue mouvante et fluctuante, essentiellement madrigalesque, les cellules rythmiques doivent être respectées.

     

    Y a-t-il une véritable rupture entre le Retour d'Ulysse, que vous allez aborder la saison prochaine, et le Couronnement de Poppée ?

    Il y a en effet un monde entre ces opéras, ne serait-ce que par ce côté mystique que l'on trouve dans le Retour d'Ulysse, et qui n'est absolument pas présent dans le Couronnement de Poppée, qui sonde les aspects les plus bas de l'âme humaine. Non seulement le propos est extrêmement différent, mais aussi la musique, dans la mesure où le Retour d'Ulysse est intégralement de Monteverdi, alors que certaines pages de Poppée sont très douteuses, en particulier la scène du couronnement, que nous avons énormément coupé, car elle appartient à un univers stylistique totalement différent. Les trois opéras de Monteverdi illustrent trois mondes pour ainsi dire sans passerelle.

     

    Le Couronnement de Poppée reste-t-il une oeuvre unique comme l'Orfeo ou inaugure-t-il une esthétique ?

    La Didone de Cavalli, qui précède Poppée d'un an, est de la même trempe, et même plus cohérente. Il y a en effet quelque chose de très hétéroclite dans Poppée, qui en fait le charme, mais aussi les faiblesses, et qu'on ne trouve ni dans la Didone, ni dans les oeuvres postérieures de Cavalli, qui ont toujours une grande unité stylistique. En ce qui concerne le style vénitien, beaucoup de partitions ont disparu, il est donc difficile de savoir si Poppée a eu une véritable descendance. Il n'en est pas moins certain que cet opéra ouvre des perspectives étonnantes sur la modernité du genre. Par les thèmes abordés, son livret passionnant sur le plan littéraire, il est en effet plus proche de nous que ne peut l'être le Ring de Wagner, qui nous raconte des histoires mythologiques assez lointaines, et parfois même anecdotiques. C'est cette incroyable modernité qui fait le succès de Poppée en ce début de XXIe siècle.

     

    Cet opéra n'ouvre-t-il pas la brèche qui mènera à la dégénérescence de l'opéra vénitien, stigmatisée par Crescimbeni, et à la réforme qui donnera naissance à l'opera seria ?

    Cette dégénérescence intervient plus tard, dès lors que les formes deviennent épouvantablement longues, avec des actes d'une trentaine de scènes, et qu'on est obligé de réformer un genre noyé dans des fresques ridiculement compliquées. Bien que le découpage soit souvent extrêmement cinématographique – on passe sans transition d'une scène bouffe à une scène pathétique, ou à une scène d'action –, la trame de Poppée, et le livret de Busenello, sont d'une cohérence et d'un intérêt absolu. Cet opéra ne pouvait donc provoquer ce type de blâme de la part des critiques de l'époque. On ne dispose d'ailleurs d'aucun commentaire sur la création de l'oeuvre, ce qui est d'autant plus étonnant que Monteverdi était une figure majeure de la vie musicale vénitienne. Le Couronnement de Poppée ouvrit certainement une brèche, mais vers quoi mènerait-elle ? En pleine période de développement du genre, cela restait encore à définir.

     

    Dix jours à peine après la dernière du Couronnement de Poppée à Toulouse, vous allez diriger la recréation de Vénus et Adonis de Desmarest à l'Opéra de Nancy. Comment parvenez-vous à passer d'un univers stylistique à l'autre en si peu de temps ?

    Ce sont des univers que je connais bien. J'ai dirigé Poppée si souvent que remâcher ce matériel sur lequel je me penche régulièrement depuis plus de dix ans, ne me demande pas un travail monstrueux, tandis que Vénus et Adonis s'inscrit dans une rhétorique française fin XVIIe conforme à celle que j'ai pu illustrer dans Cadmus et Hermione, Persée ou Roland de Lully.

     

    A cet égard, Henry Desmarest parvient-il à se démarquer de l'esthétique de Lully ?

    Desmarest élargit la brèche que Lully avait ouverte dans Roland et Armide, en faisant intervenir l'orchestre de façon beaucoup plus évidente. Ainsi, les grands monologues accompagnés sont plus nombreux, plus riches, plus contrastés, plus caractérisés, les coups de théâtre généralement accompagnés par l'orchestre, les grands divertissements mieux intégrés à l'action, et sa vocalité est clairement personnelle. Desmarest sait raconter des choses différentes de Lully, et qui n'ont rien à voir avec Charpentier, dans un univers qui lui est propre. Il est certain que la rhétorique française se reconnaît à chaque page, mais le style de Desmarest se démarque complètement de celui Lully, dont il n'est pas moins l'héritier.

     

    Dans Vénus et Adonis, l'argument mythologique est-il pris au sérieux ou traité sur un mode plus ironique ?

    Il est pris au sérieux. En plus du personnage de Mars, jaloux de Vénus, on trouve un personnage féminin jaloux d'Adonis. Ce couple de jaloux s'unit, et fait en sorte que les choses se dénouent de façon dramatique, dans une configuration qui rappelle Tancrède de Campra. La jalousie, qui est aussi un personnage de l'opéra, enrichit la dramaturgie d'une intrigue relativement mince – elle tient en à peine plus d'une page dans les Métamorphoses d'Ovide –, et crée une véritable tension dramatique. Nous sommes dans une vraie tragédie, avec des personnages féminins particulièrement sensibles et vibrants, tandis que Mars est assez brut de décoffrage, et Adonis, faible du point de vue de la couleur, comme souvent ce genre de héros, jeune et sans grande épaisseur.

     

    Comment peut-on rendre aujourd'hui la notion de spectacle total indissociable de l'opéra baroque français, sans basculer dans l'opulence ou le décoratif ?

    J'ai beaucoup insisté auprès de Ludovic Lagarde, avec qui je collabore pour la troisième fois, sur le fait que l'opéra baroque français nécessite une approche flatteuse, de l'ordre de la joie, qui puisse rendre compte de la richesse et du côté chatoyant de la musique. Toute transposition, aussi intelligente soit-elle, doit en effet tenir compte de cette esthétique. J'espère donc que nous serons dans l'évocation d'un monde qui, sans avoir besoin d'être XVIIe, ne contredira pas la musique, et ne lui donnera pas un côté désuet par rapport à l'esthétique visuelle. Quant aux chorégraphies d'Odile Duboc, elles sont en général très simples et géométriques, joliment inspirées des pas baroques, sans pour autant les restituer. Mes rencontres avec Odile ont toujours été très fructueuses, je n'ai donc aucune crainte de ce côté, d'autant qu'elle unifie sa gestuelle avec les choeurs et les solistes. La cohérence naît donc de l'élément chorégraphique, ce qui me semble très juste par rapport à l'esthétique de la tragédie lyrique française.

     

    Vous évoquiez la modernité du Couronnement de Poppée. Qu'en est-il de la tragédie lyrique ?

    Elle a plutôt le charme d'une machine à remonter le temps. Le propos de l'opéra français est l'édification du peuple, il s'agissait de l'élever vers la purgation des passions, de le cultiver. Aujourd'hui, cette esthétique nous fait voyager, mais n'en est pas moins forte, et pousse très loin l'émotion, en particulier dans les grands monologues accompagnés par l'orchestre.





    À voir :
    Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, Théâtre du Capitole de Toulouse les 7, 9, 11, 14 et 16 avril.

    Vénus et Adonis de Desmarest, Opéra de Nancy, les 28, 30 avril, 2, 4 et 6 mai.

     

    Le 06/04/2006
    Mehdi MAHDAVI


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