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ENTRETIENS 18 avril 2024

Ferruccio Furlanetto, nostalgie d'une basse chantante

Unique héritier des basses chantantes de l'âge d'or, Ferruccio Furlanetto fut l'une des dernières découvertes de Karajan. Nostalgique de ses prestigieux maîtres, il jette un regard désabusé sur une époque en mal de génies. Mais si les productions de Simon Boccanegra se succèdent sur la scène de Bastille, le Fiesco de cette authentique clef de fa italienne demeure.
 

Le 12/05/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Votre approche d'un rôle comme Fiesco, que vous chantez depuis de nombreuses années, évolue-t-elle au fil du temps et des productions ?

    Du simple fait de notre développement psychologique et physiologique, nous abordons un même rôle de manière différente dès que nous avons la chance d'y être confronté de nouveau. C'est un des grands avantages de notre métier. Vocalement, je suis sans doute plus à l'aise qu'il y a vingt ans, car je sais exactement quels sont les passages les plus exigeants. De plus, une voix de basse s'épanouit avec le temps. Je viens par exemple de reprendre Don Giovanni après quatre ou cinq ans, et j'ai été surpris de la facilité avec laquelle j'ai retrouvé mes marques, sans l'avoir retravaillé. Il s'agit d'une maturation intérieure, qui se fait presque malgré nous, et qui permet de trouver de nouveaux raffinements. Même en chantant Fiesco tous les ans, de nouvelles choses se mettent en place.

     

    Comment exprimez-vous, sur le plan physique et vocal, les vingt-cinq ans qui séparent le prologue du premier acte de Simon Boccanegra ?

    Ai-je beaucoup changé en vingt-cinq ans ? J'étais sans doute plus mince, mais cela ne fait pas une grande différence. Quelle que soit la production, c'est une question de maquillage, de couleur de cheveux ; on ajoute parfois une barbe. Sur le plan musical, le chant de Fiesco est plus agressif dans le prologue, puis il devient plus paternel, notamment dans ses rapports avec sa petite-fille. Enfin, dans le duo qui l'oppose à Boccanegra, il est d'abord agressif, avant de se rendre compte qu'il a eu tort toute sa vie. Si Fiesco ne changeait pas, rien ne le différencierait de l'habituel vieillard têtu, ennuyeux et stupide qu'incarne par exemple Silva dans Ernani !

    Verdi permet donc à l'interprète d'explorer une dimension nouvelle, plus humaine, qui rend Fiesco si proche de Philippe II. Très peu de rôles verdiens offrent cette possibilité à une basse, pas même Zaccaria, vocalement le plus exigeant, qui n'est qu'intégrisme et agressivité, sinon dans la prière. Procida des Vêpres siciliennes peut être considéré soit comme un terroriste, soit comme un patriote, mais c'est avant tout un être humain. Quant à Philippe II, l'homme le plus puissant du monde, il devient un être humain face à l'échec de son mariage et à la solitude. De telles personnalités permettent de jouer sur les contrastes, à la manière d'un peintre.

     

    Cette production se déroule à une époque que vous avez vous-même vécue. L'appréhendez-vous différemment d'une production traditionnelle ?

    En 1968, malgré le mal-être de la jeunesse à l'origine de la révolution estudiantine, nous avions la vie devant nous. Vingt-cinq ans après, alors que nous avons affaire à toutes sortes de crises politiques et sociales, tout semble plus sombre, justement parce que nous avons vingt-cinq ans de plus. Mais ceci s'applique à toutes les générations depuis la nuit des temps ! En vérité, je n'aime pas tellement ce genre de transpositions, car elles ne peuvent rien ajouter à un tel chef-d'oeuvre. À l'époque de Boccanegra, le sens de la misère sociale était le même qu'en 1968. Vingt-cinq ans plus tard, le règne de Boccanegra est dans sa phase déclinante, et tout ce pour quoi il a combattu ne s'est pas produit.

    Simon est un idéaliste, il veut rassembler tout le monde grâce à sa générosité, mais cela ne fonctionnera pas plus aujourd'hui que demain, car nul ne pourra jamais rassembler les différentes classes sociales et les différentes opinions ; c'est une caractéristique de l'être humain. Fiesco réalise que Boccanegra est son exact opposé, et en nourrit une certaine amertume, mais quelle est la différence entre leur époque et la nôtre ? Justifie-t-elle une telle opération ? Peut-être s'agit-il d'économiser de l'argent ? Mais ne vaut-il pas mieux tenter une reconstitution lorsque l'on traite un sujet historique, qui n'est pas seulement le fruit de l'imagination du compositeur ?

    Je n'en suis pas pour autant contre les mises en scène modernes lorsqu'elles portent un regard vraiment neuf sur une oeuvre. J'ai participé le printemps dernier à une production de Boris Godounov avec le célèbre metteur en scène lithuanien Eimuntas Nekrosius. Ce Boris était totalement différent, rempli de symboles – peut-être trop –, et passé le premier jour de répétitions, où l'on ne sait pas vraiment où l'on va tomber, j'ai été totalement happé par ce travail, qui vient d'ailleurs de recevoir le prix de la critique italienne. Il est certainement plus facile d'être Boris Godounov dans un costume de Tsar que sous les traits d'un chef régnant sur une communauté souterraine, mais cette idée était d'autant mieux exploitée qu'en tant que lithuanien, Nekrosius a beaucoup souffert à cause des Russes, et qu'il voulait leur rendre la monnaie de leur pièce.

     

    Le contexte scénique peut-il avoir une influence sur votre manière de chanter ?

    Si l'on vit le plus profondément possible la musique et les mots, l'environnement importe peu, car la magie de la partition demeure. Certaines productions n'en sont pas moins désespérantes – deux Così fan tutte il y a quelques années, et un Don Giovanni à la Bastille dans une mise en scène très laide et très étrange. À ce degré de vacuité et de stupidité, même la musique la plus géniale n'est plus d'aucun secours. J'aime mon métier, je suis un professionnel, et j'aimerais être traité comme tel. Nous nous retrouvons parfois entre les mains de personnes incompétentes, et la seule solution serait de partir et de perdre le bénéfice d'un contrat signé trois ans à l'avance. Notre époque est ainsi faite. Ce n'est pas le cas sur cette production, parce que Monsieur Simons est très talentueux, et qu'il ne fait rien d'offensant pour la profession, mais encore une fois, il n'ajoute rien à la pièce.

     

    Vous êtes l'une des dernières découvertes de Karajan, dont les choix en matière de voix se sont parfois révélés hasardeux.

    Être choisi par Karajan a changé ma vie en douze heures. Le jeudi après-midi précédant la générale de Don Carlo, je n'étais encore qu'une jeune basse prometteuse, mais dès le lendemain, tout le monde lyrique savait qui j'étais, car les choix de Karajan étaient indiscutables. Je regrette beaucoup que les jeunes chanteurs n'aient plus quelqu'un comme lui, capable de les toucher de sa baguette magique et de changer leur vie. Il prenait certainement des risques, parce qu'il avait parfois ses propres idées sur les voix, et ce qui était bon pour elles. Durant les répétitions de Don Giovanni, où je chantais mon premier Leporello, il m'a conseillé d'envisager Escamillo. J'ai paniqué, parce que c'est un rôle de baryton. J'ai alors eu l'intelligence de dévier la conversation sur la toute nouvelle Porsche qu'il venait justement de commander, et il ne m'a plus jamais parlé d'Escamillo. Certaines personnes n'en ont pas moins accepté des rôles qu'elles auraient dû refuser, et s'y sont brûlées les ailes.

     

    Que vous a-t-il apporté sur le plan musical ?

    Durant l'introduction de l'air de Philippe II le jour de la générale de Don Carlo, je regardais sa main gauche dans le moniteur ; il aurait pu hypnotiser un cobra avec cette main. Je n'ai jamais plus entendu de tels pianissimi ni de tels détails dans cet opéra. Comparé aux autres chefs, Karajan venait d'une autre planète. Et à Salzbourg cette année-là, on pouvait écouter Bernstein, Giulini, Solti, et parmi les jeunes, Muti, Abbado, Levine, Ozawa ; il suffit de les nommer !

    Karajan était sensationnel non seulement en tant que musicien et chef d'orchestre, mais aussi comme directeur artistique ; tout ce qu'il touchait se transformait en or. Ce fut un privilège exceptionnel que de travailler avec lui les quatre dernières années de sa vie, un souvenir unique. Comme ce fut un privilège de travailler avec Jean-Pierre Ponnelle. Il m'a appris à vivre un personnage à travers la musique et les mots, comme si j'étais ce personnage. Sans doute faut-il avoir ce don, mais il savait le révéler. Rencontrer deux personnes comme celles-ci dans une carrière est aussi rare que de gagner à la loterie.

    « Karajan aurait pu hypnotiser un cobra avec sa main gauche Â»

     

    Leur disparition a-t-elle laissé un vide ?

    Ils sont morts à un an d'intervalle. Cela a été très difficile, principalement en ce qui concerne les metteurs en scène. Après Ponnelle, l'enthousiasme est revenu avec Chéreau, mais ce fut aussi le dernier. Depuis, je travaille avec des professionnels qui savent ce qu'ils veulent, mais nous parlons ici de génie. À sa manière si singulière, Nekrosius est aussi un génie.

     

    Vous considérez-vous comme l'héritier d'une grande basse du passé ?

    Je parlerais d'influence plutôt que d'héritage. En ce qui concerne la couleur et le répertoire, Cesare Siepi a toujours été mon modèle. J'ai étudié Don Giovanni et Figaro comme un fou, parce que je voulais chanter les mêmes rôles que lui. J'ai également une immense admiration pour Boris Christoff, qui avait une technique de rêve. J'ai chanté à ses côtés le moine de Don Carlo à Turin, pour mon deuxième engagement. Son intégrale des mélodies de Moussorgski est un monde à part. Il y a eu d'autres chanteurs exceptionnels comme Ghiaurov, et ceux que je n'ai pas eu la chance d'entendre comme George London et Ezio Pinza, mais pour la technique, Christoff restera un maître pour l'éternité, et Siepi, l'incarnation idéale de la basse chantante.

     

    À quel rôle aimeriez-vous que le public vous identifie ?

    Il y a quinze ans, j'aurais dit Figaro. Maintenant, je dirais Boris, Philippe II ou Don Quichotte. J'aime les rôles qui ont une grande intensité humaine, car c'est là que je donne le meilleur de moi-même. Le succès que j'ai remporté dans Boris Godounov à Florence le printemps dernier était au-delà de ce que je pouvais imaginer, ce qui signifie que mon interprétation de Boris à travers la vision de Semyon Bychkov et Eimuntas Nekrosius a touché le coeur des auditeurs. Un artiste ne peut prétendre à une plus haute récompense.

     

    Le 12/05/2006
    Mehdi MAHDAVI


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