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ENTRETIENS 28 mars 2024

Pierre Boulez (II) :
Les orchestres, Mahler, Bruckner

Mercredi 3 mai, place Igor Stravinski, sous un radieux soleil de printemps. Pierre Boulez arrive à l'IRCAM avec un bon quart d'heure d'avance, visiblement satisfait que notre entretien puisse commencer bien à l'heure. Le verbe toujours aussi percutant, il évoque Bartók et Ravel, ses relations avec les grands orchestres, Bayreuth et ses projets.
 

Le 25/05/2006
Propos recueillis par Yannick MILLON
 



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    Pierre Boulez (II) : Les orchestres, Mahler, Bruckner

    Pierre Boulez (III) : Bayreuth et Wagner

    Pierre Boulez (IV) : Les grands projets




    Si l'on en juge par les dates de vos enregistrements pour Deutsche Grammophon, votre exploration mahlérienne a suivi un ordre très étudié, en commençant au milieu des années 1990 par la trilogie des symphonies purement instrumentales (5e, 6e, et 7e), – mais d'abord la 6e symphonie, celle où l'élément structurel est particulièrement prépondérant –, avant d'aboutir progressivement à la Résurrection, l'une des plus chargées quant au message et à l'effectif, pour ne rien dire de la Symphonie des mille que vous dirigerez à la fin du mois à Berlin.

    Les symphonies qui m'ont interessé le plus quand j'ai commencé à étudier Mahler sont celles où son langage a opéré un prodigieux bond en avant. Le saut entre la 4e symphonie et les suivantes, prévisible après-coup, est immense, dans la densité de l'expression et de l'écriture. J'ai donc préféré diriger au départ les symphonies qui se rapprochent le plus de l'École de Vienne, d'où le choix de la 6e en premier lieu, qui me faisait beaucoup penser à Alban Berg, en particulier aux Pièces op. 6, et même à certains passages de Wozzeck, puis j'ai abordé la 5e et la 7e.

    Ensuite, je me suis attelé à la 9e symphonie et au Chant de la terre, qui représentent la grande période finale de Mahler, beaucoup plus étonnante encore, qui nous lègue un véritable testament musical. Par la suite, j'ai voulu revenir aux premières symphonies – la 4e, la 1re – , pour finir récemment par les oeuvres chorales – 3e, 2e et enfin 8e symphonie –, où Mahler se situe le plus proche de l'héritage initié par la 9e symphonie de Beethoven.

     

    Hormis l'impératif financier, forcément non négligeable dans la programmation d'une pièce gigantesque comme celle-ci, pourquoi avez-vous tant hésité avant de diriger à nouveau la 8e symphonie, qui est peut-être l'oeuvre la plus solaire, la plus lumineuse de son auteur ?

    Parce que c'est pour moi la symphonie de Mahler la plus difficile. Pas tellement le premier mouvement, mais le second. Cet immense bloc de cinquante minutes voit s'enchaîner de nombreux épisodes, et si on ne fait pas très attention à la succession de ces épisodes, à leur trajectoire, on se retrouve avec des morceaux absolument pas collés ensemble. La 8e reste pour moi la plus difficile à manoeuvrer, pas tellement par la gestion du temps, car il y a aussi dans la 6e des mouvements très difficiles à organiser de ce point de vue.

    Je n'ai pas beaucoup dirigé d'oeuvres chorales, même si j'ai donné le Requiem de Berlioz, la Messe glagolithique de Janacek, et aussi il y a plus longtemps le Requiem allemand de Brahms, mais j'aime en diriger de temps en temps. Malheureusement, on n'a pas souvent l'occasion d'en programmer, car ces pièces coûtent cher à monter. La 8e de Mahler en particulier reste une oeuvre très dispendieuse, avec ses sept solistes en plus des choeurs.

     

    Un enregistrement pirate circule d'une 8e que vous aviez dirigée à Londres en août 1975


    Elle n'est pas bonne, je peux vous le dire tout de suite !

    Vous n'y semblez pourtant pas particulièrement mal à l'aise.

    C'est surtout que l'un des solistes m'a lâché en plein concert. Tout d'un coup, il ne savait plus son texte. Quelque temps auparavant, je l'avais déjà un peu réprimandé à ce sujet. Il prétendait avoir des soucis vocaux, mais j'ai bien vu que le problème était plutôt de l'ordre de la mémoire. Cet incident m'a beaucoup déstabilisé, ainsi que les autres solistes. Mais si je n'ai pas plus souvent dirigé la 8e, ce n'est pas que je ne l'aime pas. C'est juste une oeuvre qui a des inégalités, et qui est difficile à diriger à cause de ces inégalités.

     

    Allez-vous finalement compléter votre intégrale Mahler en l'enregistrant ?

    Je dois la diriger à Berlin à la fin du mois. J'espère l'enregistrer. Il y a un projet, mais pas pour cette année. Je l'enregistrerai quand je l'aurai dirigée un certain nombre de fois. Et contrairement à ce que je pensais il y a quelques années, ce ne sera pas avec le Philharmonique de Vienne mais avec la Staatskapelle de Berlin.

     

    Parlez-nous des spécificités, dans le son et dans le travail, des grands orchestres avec lesquels vous travaillez.

    Chacun a sa vitesse de travail, ses qualités, et je dirais ses spécificités plutôt que ses défauts, avec lesquelles vous devez compter. L'Orchestre de Chicago est extrêmement brillant par exemple, l'Orchestre de Cleveland extrêmement fin, mais l'Orchestre de Chicago peut être très fin si on le lui demande, tout comme l'Orchestre de Cleveland très puissant. Je ne divise pas les orchestres en catégories, même s'il est évident que le son des cordes de Vienne est très différent de celui de Berlin.

    On nous ressort depuis plusieurs décennies une prétendue uniformisation des sonorités des grands orchestres. Ce n'est absolument pas vrai. Les grands orchestres ont toujours des sonorités très spécifiques, d'abord par les ensembles : de cordes, de vents ; et aussi parce que les solistes sont très différents, en particulier dans les bois ou les cuivres où les personnes sont différentes, ainsi que l'école à laquelle elles se rattachent, qu'il s'agisse d'une question de sonorité, de production du son, de virtuosité. Je suis très content de cette diversité et fais toujours confiance aux musiciens.

    C'est pourquoi je discute rarement les coups d'archet, que je préfère laisser régler au Konzertmeister ou aux cordes, car si vous allez contre la façon dont ils ont étudié, d'abord vous les heurtez, et ensuite vous obtenez un mauvais résultat. Je préfère laisser l'initiative à ceux qui ont l'habitude de jouer ensemble.

     

    Vos enregistrements des symphonies de Mahler ont été réalisés avec trois orchestres différents : le Philharmonique de Vienne, le Symphonique de Chicago et l'Orchestre de Cleveland. Qu'est-ce qui a guidé la répartition des symphonies entre les orchestres ?

    Essentiellement le hasard. Si j'avais voulu réaliser une intégrale avec un seul orchestre, cela aurait peut-être pris quinze ans, et ce laps de temps me paraissait un peu long. Avec plusieurs orchestres, cela peut aller nettement plus vite. Mais si je prends l'exemple de la 9e, je l'ai faite avec Chicago, mais j'aurais très bien pu l'enregistrer avec Cleveland ou avec Vienne.

    Plus récemment, je l'ai donnée davantage à Vienne car j'y dirige plus souvent, et que je fais en fonction des occasions qu'on me propose. Je ne peux pas dire que je m'en repens, car j'aime justement beaucoup cet orchestre, et qu'il est toujours intéressant de reprendre une symphonie après l'avoir enregistrée, pour y découvrir d'autres aspects avec d'autres orchestres, pour entendre les solos joués de manière différente. Mais je n'ai pas d'idée préconçue quant à une meilleure adéquation d'une symphonie avec un orchestre particulier.

     

    Pourtant, à l'écoute du solo de flûte absolument diaphane de l'Adieu de votre Chant de la Terre avec les Wiener Philharmoniker, on se dit que la sonorité du soliste, si transparente et presque exempte de vibrato, colle au mieux avec votre conception, et n'aurait sans doute pas trouvé pareil accomplissement avec un autre orchestre.

    C'est vrai qu'avec Vienne, on s'entend très bien, y compris dans un répertoire comme Bruckner, qui ne m'était pas familier et qu'ils m'ont demandé de diriger à plusieurs reprises. Et je dois dire que j'ai beaucoup appris de l'orchestre, que notre collaboration brucknérienne a été très enrichissante. Alors bien sûr, quand certains passages m'ont paru trop lents, j'ai donné une impulsion différente de celle à laquelle les musiciens étaient habitués, mais je ne l'ai pas fait brutalement. Je me suis servi de leur tradition en apportant ce que j'estimais être juste pour certains passages, dans le sens notamment de plus de vigueur ou d'élasticité, plus de transparence ou moins de lourdeur.

    Je ne dis pas que ce sont les interprétations brucknériennes du siècle non plus, mais je pense que nous sommes arrivés à un excellent résultat, surtout lorsque nous avons donné la 7e symphonie en tournée l'an passé. Car moi aussi, j'ai modulé ma battue en fonction de leur tradition. Certaines intentions que j'avais au départ qui se sont avérées raides se sont beaucoup assouplies au cours du travail. Voilà pour moi le fondement de l'interprétation, et j'en reviens toujours au terme d'échange.

     

    La 8e symphonie pour le centenaire de 1996 à St Florian, la 9e à Salzbourg en 2001, la 7e en tournée l'an passé, votre répertoire brucknérien s'est nettement élargi. Pourtant, pour vous citer : « Comment peut-on supporter ces scherzos où Bruckner répète la même cellule cent soixante-dix-sept fois ? »

    Il est vrai que parfois, c'est difficile. Je préfère d'ailleurs de beaucoup le Scherzo de la 8e à celui de la 7e symphonie, car ce dernier est en effet très répétitif. Pour moi d'ailleurs, les deux premiers mouvements sont nettement supérieurs aux deux suivants, le premier surtout, que je trouve très impressionnant et que j'ai beaucoup aimé diriger. On a forcément des préférences dans ce qu'on dirige, même si on essaie de donner à l'ensemble tout ce qu'on peut.

    Du reste, la 7e est la première symphonie de Bruckner que j'aie jamais entendue – et j'aime autant vous dire que Bruckner n'était pas joué en France à cette époque – dans une retransmission radiophonique de Lucerne en 1949 avec Karajan et la Philharmonie de Berlin. Je me souviens du Scherzo qui m'avait paru très long et répétitif, et j'étais beaucoup moins patient à l'époque que je ne le suis aujourd'hui.

    À chaque fois que j'entends ou que je dirige ce scherzo, je repense à cette exécution sous la baguette de Karajan. Quant à la 5e symphonie, que j'ai déjà dirigée à Chicago, j'aimerais certainement la reprendre, car il est très difficile de ne pas y patauger à la première exécution, surtout dans le Finale dont la complexité est sans commune mesure dans l'oeuvre de Bruckner.






    Pierre Boulez (I) : Bartók et Ravel

    Pierre Boulez (II) : Les orchestres, Mahler, Bruckner

    Pierre Boulez (III) : Bayreuth et Wagner

    Pierre Boulez (IV) : Les grands projets

     

    Le 25/05/2006
    Yannick MILLON


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