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ENTRETIENS 18 avril 2024

Giuseppe Sabbatini, l'âme musicienne

Dans le répertoire italien comme dans le répertoire français, Giuseppe Sabbatini s'est rapidement imposé comme le digne successeur d'Alfredo Kraus et de Nicolai Gedda. À l'orée d'une carrière de chef d'orchestre, le ténor italien, à l'affiche de la Damnation de Faust à l'Opéra Bastille, jette un regard affûté sur le monde musical, pour mieux déclarer son amour pour son art.
 

Le 14/06/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Pensez-vous, comment certains de vos collègues, qu'il faille deux voix pour chanter le rôle de Faust, aussi bien celui de Berlioz que celui de Gounod ?

    Le Faust de Gounod est un vrai ténor, bien que la tessiture soit assez basse au début, tandis que celui de Berlioz est écrit comme un rôle de mezzo-falcon. La tessiture est grave, avec un si naturel et deux ut dièse, mais ceux-ci ne doivent pas être chantés à gorge déployée. À l'époque, on utilisait la voix mixte renforcée, mais depuis, le vérisme a tout détruit. Cette école a en effet eu sur l'art lyrique la même influence que le rock sur la musique populaire. La ligne de chant de Maurice Chevalier, Yves Montand, ou encore Edith Piaf était toujours délicate, avec parfois quelques accents plus durs lorsque le texte l'exigeait. De même, en Italie, certains chanteurs auraient pu faire de très bons Almaviva ou Nemorino s'ils ne s'étaient pas lancés dans la musique populaire. Véritable coup de poing dans la société, les sentiments, la foi, le rock a mis en musique tous les problèmes du monde réel, la violence quotidienne, comme l'avaient fait les véristes.

    Le sang qui coule dans les opéras de Mozart, Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi et Puccini n'est pas le même que celui que versent les héros de Leoncavallo, Mascagni, Giordano ou Cilea. Je n'évoque que des musiciens italiens car ce sont les spécialistes du grand mélodrame. Un monde sépare Manon de Massenet et Manon Lescaut de Puccini ! Il n'y que dans Carmen que le sang coule comme dans un opéra italien. En introduisant le vrai sang sur scène, le vérisme a complètement changé la manière de chanter, contaminant tout ce qui avait été composé avant.

    On joue désormais la musique baroque sur instruments originaux, mais ceci est impossible à appliquer au répertoire symphonique. La question est en effet de savoir si l'on peut jouer Beethoven et Mahler sur un seul et même instrument. Il en va de même pour les chanteurs. Nous avons devant nous une génération de spécialistes. Pourtant, au XIXe siècle, le ténor Giovanni Mario chantait aussi bien le Trouvère et les Huguenots que l'Élixir d'amour, Don Pasquale, le Barbier de Séville, Don Ottavio et le rôle-titre de Don Giovanni. Que dirait la critique si Juan Diego Flórez, immense Almaviva, se mettait à chanter Manrico ? Au XIXe siècle, c'était une chose tout à fait courante. La prochaine génération se doit donc de repenser, à l'instar des baroqueux ces quarante dernières années, la conception même du chant, car on ne peut décemment plus interpréter l'Elisir d'amore comme Cavalleria Rusticana.

     

    La malléabilité de vos aigus est à cet égard particulièrement rare.

    J'ai beaucoup étudié la technique de la véritable messa di voce, et je n'utilise le falsetto que renforcé. Mais je ne me risque pas très souvent à utiliser la voix mixte, car le public et la critique me détruiraient. La technique doit être à la disposition de l'interprétation, et jamais je ne négligerai le legato, l'articulation, et le sens des mots. Les interprétations de 95% de mes collègues me paraissent limitées par des problèmes techniques. Il suffit de relever les indications écrites par le compositeur pour voir quels chanteurs sont dans le vrai. 3% d'entre eux ne sont malheureusement que parfaits, et ne comprennent pas pour quelle raison le compositeur a ajouté tel ou tel signe au-dessus de la portée. Seuls les 2% restants, parmi lesquels je me place très modestement, chantent avec leur âme, sans nécessairement avoir la plus belle voix du monde. Et je suis certainement la seule personne à chanter autant de rôles aussi extrêmes que Mitridate, Guillaume Tell, Arturo des Puritains, Dom Sébastien, Fernand de la Favorite, Tonio de la Fille du régiment, Benvenuto Cellini et le Faust de Berlioz. Il ne me manque que Raoul des Huguenots. Mais là s'arrête la folie d'un chanteur !

     

    Cette production de la Damnation de Faust, que vous avez créée il y a cinq ans, utilise beaucoup la vidéo, sur un plateau d'une profondeur très limitée. Ne craignez-vous pas d'être occulté par les images ?

    Cette production est la plus belle à laquelle j'ai jamais pris part. Berlioz n'a pas écrit la Damnation de Faust pour la scène. Si l'on prend la responsabilité de faire quelque chose d'aussi arbitraire que de mettre en scène une oeuvre de concert, il faut penser au poids de l'orchestre que les chanteurs doivent affronter. Si le plateau était utilisé dans toute sa profondeur, mes collègues et moi serions inaudibles. Cette production respecte totalement l'équilibre de l'oeuvre, en offrant au public la possibilité d'assister à un véritable rêve de la première à la dernière note. En cela, Robert Lepage est un visionnaire, et sa mise en scène sera éternelle, d'une modernité extrême sans être dans l'air du temps ou prétendre à une quelconque avant-garde, car toujours liée au texte et à la musique. J'ai horreur de ces productions modernes stupides qui détruisent les rapports entre les personnages, où le père semble jouer le rôle du fils et inversement par un simple caprice du metteur en scène.

     

    La langue française a été stigmatisée dès le XVIIIe siècle pour son manque de musicalité. Est-elle réellement si difficile à chanter ?

    Je trouve cette langue fantastique, et c'est pour cette raison que la moitié de mon répertoire est en français. Je ne souscris pas à la nouvelle école de jeunes chanteurs français qui adoptent le « r Â» grasseyé plutôt que roulé, accentue les nasales
    Je peux d'autant moins le faire que je n'ai pas grandi avec ce type de sons. De toute manière, pas un des répétiteurs avec qui j'ai travaillé la prononciation ne m'a dit la même chose ! Je préfère donc chanter le français de manière à ne pas m'abîmer la voix. Je vais faire mes débuts de chef d'orchestre l'année prochaine, et je serai certainement très exigeant avec les chanteurs en ce qui concerne la prononciation de l'italien, qui est souvent d'un niveau affligeant.

    J'ai souvent travaillé avec le Maestro Muti, qui est très perfectionniste à cet égard. Mais en pratique, on ne peut se souvenir que de 30 à 40% de tout ce qui a été dit en répétitions. Il faudrait faire comme Toscanini, qui travaillait individuellement avec chaque chanteur six mois avant le début des répétitions, et contrôlait trois mois plus tard ce qui restait de cette séance, pour mieux approfondir ensuite. Aujourd'hui, la musique est devenue une industrie. On s'imagine que deux services de trois heures suffisent pour monter un concert. Le niveau de préparation des musiciens et des chanteurs est certainement très élevé, mais il est toujours possible d'aller plus loin.

     

    Est-ce ce qui vous incite à vous tourner vers la direction d'orchestre, ou la volonté de partir en guerre contre les habitudes véristes ?

    Je ne veux pas la guerre, mais certainement une grande fermeté. La musique nécessite une extrême précision. Dans Che gelida manina, Puccini utilise les mêmes signes p et pp que Massenet dans le finale de Werther. Mais dans l'air de Rodolfo, ce piano symbolise la vie, l'amour, le sexe, tandis qu'il est le dernier souffle de Werther. Peut-on écrire la différence entre la vie et la mort avec si peu de signes ? Les couleurs, les intentions, la vie que nous pouvons donner à une partition sont primordiales. Voilà ce que je veux faire, et j'y parviendrai s'il est possible de travailler avec une idée commune.

    Aujourd'hui, l'offre est tellement large que nous voyons le plus souvent quatre fous qui chantent la même musique dans un langage différent. Le rôle du chef d'orchestre est d'établir la connexion entre les différentes sensibilités. Mais puisque le rythme de production actuel ne le permet pas, je préfère diriger le répertoire symphonique, où il est peut-être possible de travailler différemment. Je ne continuerai à chanter qu'en concert ou en récital, et avec les grands chefs avec qui j'ai eu la chance de travailler jusqu'à présent.

     

    Ne regretterez-vous pas les planches ?

    J'ai eu la nostalgie de la puissance du son que l'on ressent au sein d'un orchestre lorsque j'ai abandonné la contrebasse pour le chant. J'étais chef de pupitre aux arènes de Vérone et à l'Orchestre symphonique de la Rai de Rome. Je faisais de l'opéra, du symphonique, et aussi beaucoup de musique de chambre, du baroque au contemporain. J'ai tenté de faire la même chose avec ma voix. J'ai d'abord chanté en duo avec une guitare, puis des Lieder de Strauss, mais aussi de la polyphonie, et à l'opéra, mon répertoire s'étend de Mozart et Salieri à Dallapiccola. Je voudrais conférer à la direction d'orchestre davantage d'âme, de musicalité. Je ne cherche pas la nouveauté, mais à faire de la musique avec amour.

     

    Pensez-vous que le public vous reconnaîtra en tant que chef d'orchestre, et vous suivra dans cette démarche ?

    Je n'aime pas la nouvelle génération de chefs d'orchestre : trop d'agent gaspillé, d'intérêts négatifs, d'ambitions maladives, de compétition mors tua vita mea. J'ai 49 ans, ma femme attend un bébé, nous sommes très heureux, et je voudrais continuer à faire de la musique comme j'aime en faire. Si ce n'est pas possible, je préfère prendre ma retraite, rester auprès de ma famille, chercher à comprendre un peu mieux la vie, et enseigner les vraies valeurs à mes enfants.

    Je n'ai aucune envie de me battre contre certaines personnes qui voudraient me détruire. Je hais le nivellement par le bas de la société actuelle. Je ne comprends pas pourquoi ces jeunes gens qui vivent pendant un mois sous le regard des caméras sont plus célèbres que José Van Dam ou n'importe quel autre chanteur qui se produit sur la scène de la Bastille. Et ceci devrait être un exemple pour la jeunesse ? J'ai un fils de 12 ans, et j'espère qu'il ne prendra pas exemple sur ces émissions complètement amorales.

     

    Comment le monde de l'opéra a-t-il évolué depuis vos débuts ?

    J'ai débuté le 12 septembre 1987 à Spoleto, dans une production de Lucia di Lammermoor, qui était, avec Werther et la Bohème, le prix d'un concours, et pour laquelle les critiques m'ont comparé à Alfredo Kraus, Giuseppe di Stefano et Nicolai Gedda. Neuf mois plus tard, je faisais mes débuts à la Scala dans la Bohème. Si je n'avais pas eu les pieds sur terre, je ne serais pas dans ce théâtre aujourd'hui. À présent, cette sérénité manque aux jeunes chanteurs : il faut garder la tête froide, afin de conserver l'équilibre entre le coeur, la tête et l'âme nécessaire à une bonne santé vocale.

    Plus que des jeunes chanteurs, ce problème vient de notre société, où l'idéal de Pierre de Coubertin est totalement aboli : il faut être le premier pour exister. J'espère encore rencontrer des artistes qui pensent comme moi, et faire avec eux quelque chose dont nous nous souviendrons avec amour lorsque nous serons vieux. J'aimerais dire à mes jeunes collègues la même chose que Raina Kabaivanska, alors que nous chantions ensemble dans Manon : « Ã©tudiez, mettez tout votre coeur dans votre travail, et ne soyez pas heureux seulement parce que l'on vous applaudit. Vous gagnerez plus tard l'argent que vous méritez pour les efforts que vous accomplissez aujourd'hui. Persévérez, soyez positifs, et surtout soyez modestes Â». C'est la première de mes valeurs.

     

    Le 14/06/2006
    Mehdi MAHDAVI


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