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ENTRETIENS 09 mai 2024

Christophe Rousset, enfin sous le charme de Gluck

Malgré son intérêt pour les réformateurs de l'opera seria, Christophe Rousset n'avait pas encore abordé Gluck. Il a accepté de recréer Aristeo et Bauci e Filemone au profit de l'association les Sept vie de Philémon pour soutenir la recherche contre les maladies rares. À l'occasion de leur parution chez Ambroisie, le chef français revient sur sa rencontre avec Gluck et ses opéras oubliés.
 

Le 28/06/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • En dépit de votre intérêt pour les réformateurs de l'opera seria, vous sembliez éviter Gluck. Pourquoi cette méfiance ?

    En vérité, je ne lui faisais pas confiance. Il m'a traumatisé lorsque j'étais au Conservatoire de Paris : à l'époque, j'allais systématiquement voir toutes les productions de l'Opéra de Paris, et je pensais qu'Iphigénie en Tauride serait l'ouvrage qui me plairait le plus. Finalement, je suis parti au premier entracte, davantage à cause de l'interprétation que de la musique elle-même. Néanmoins, la réforme de Gluck, qui consistait à faire fi du chant au profit du texte et du drame, m'a longtemps rebuté, car je suis très sensible à la ligne de chant, d'autant plus que l'un n'exclut pas forcément l'autre. J'avais donc tendance à trouver son souffle un peu court, ses harmonies simplettes et son discours dramatique peu convaincant.

    Après avoir exploré l'oeuvre de Traetta, Gluck n'en est pas moins un passage obligé, notamment à travers sa réforme italienne, avant même sa réforme française. Son charme mélodique est sans doute moindre que celui des Italiens, mais il fait appel à la même virtuosité. Il a beaucoup de points en commun avec Traetta – ils se connaissaient très bien, et avaient la même maîtresse, la Gabrielli. Gluck a donc fini par s'imposer à moi de manière évidente. Le déclic a eu lieu en travaillant avec Véronique Gens sur son disque Tragédiennes : nous avons enregistré des extraits d'Armide et d'Iphigénie en Aulide, et cette musique m'a passionné. Gluck est un auteur qui ne s'offre pas si facilement, il faut l'apprivoiser.

     

    Aristeo et Bauci e Filemone n'avaient pas été joués depuis plus de deux siècles. Avez-vous immédiatement accepté de les recréer ?

    Ce sont des oeuvres extrêmement séduisantes, qui font mouche très facilement : c'était un peu le but de ces soirées organisées par l'association les Sept vies de Philémon pour soutenir la recherche sur les maladies rares. Il s'agissait à l'origine d'un triptyque, le Feste d'Apollo, à l'image des Indes Galantes et des Fêtes de l'Hymen et de l'Amour de Rameau, dont Orfeo ed Euridice constituait le troisième volet. C'était une oeuvre de circonstance, pour le mariage du duc de Parme en 1769. Gluck a donc récupéré un certain nombre d'éléments, dont cet Orfeo, et l'a assorti de deux petits actes, Aristeo et Bauci e Filemone, faisant appel à la danse et aux choeurs, avec des effectifs assez importants. Ce sont de véritables fêtes musicales, dont l'action dramatique resserrée passe au second plan par rapport au divertissement et à une virtuosité vocale étonnante.

     

    Ces oeuvres s'inscrivent-elle néanmoins dans l'esprit de la réforme illustrée par l'Orfeo ?

    Curieusement oui, parce que l'aria da capo y est souvent tronquée, amenée par des récitatifs accompagnés, les formes avec les choeurs sont très fluides, et marquent la volonté de faire appel à l'opéra français, avant même que Gluck ne passe par Paris. Alceste et Armide sont évidemment plus radicaux, mais la référence à Rameau est ici très nette, à la fois dans un héritage et une volonté de réforme.

     

    Les vocalités de cette époque sont souvent monstrueuses. Qu'est-ce qui poussait les compositeurs à écrire dans des tessitures de plus en plus aiguës ?

    Aristeo et Bauci e Filemone le confirment, puisqu'on n'y trouve que des voix aiguës, dont un soprano « coloraturissime Â» qui monte jusqu'au contre-sol. Mais ce sont les chanteurs, et non les compositeurs, qui sont à l'origine de ce phénomène, car leur technicité allait croissante. Pensons aux lettres de Mozart qui se plaignait des diktats des chanteurs. Ils imposaient leurs volontés, y compris aux réformateurs comme Gluck.

    On se retrouve donc avec des vocalités insensées très difficiles à pourvoir aujourd'hui, parce que les rôles étaient composés sur mesures. Mais peut-être les sopranos chantaient-elles avec de petites voix de sifflet fluettes. Quant aux ténors, ils utilisaient bien davantage la voix de fausset, sans cette unification des registres qui rend ces parties pratiquement inchantables aujourd'hui. De même, la haute-contre à la française, y compris chez Gluck, est très difficile à pourvoir. Les tessitures féminines sont en revanche plus raisonnables, parce que le français est une langue plus difficilement intelligible à l'opéra. Ainsi, le français a cédé à la vocalité, mais toujours avec une certaine réticence. On n'en trouve pas moins de l'italianité chez Rameau dès Hippolyte et Aricie.

     

    La vocalité italienne influe-t-elle sur les opéras français de Gluck ?

    Il a été formé à l'école italienne, mais dès son arrivée à Vienne, ses oeuvres font référence à la France. Ses opéras français s'inscrivent dans la continuité de ses opéras italiens réformés. Je ne vois chez Gluck aucune volonté de rupture. Au contraire, il a une énorme admiration pour Rameau, et le montre à différentes reprises. La vocalité de ses oeuvres françaises est le reflet du temps, d'un style préclassique, épuré, et elle passe au second plan. En ce qui concerne l'orchestre, il utilise des couleurs particulières, des mélanges de timbres qui lui sont propres, et de ce fait immédiatement identifiables.

     

    A-t-il des continuateurs directs ?

    Le meilleur exemple est Salieri. Lorsqu'on écoute la Grotta di Trofonio, on est évidemment dans un univers gluckiste, avec l'apport viennois et l'univers italien propre à Salieri. Leur grande estime réciproque inscrit Salieri dans la continuité de Gluck. L'opéra français lui doit davantage encore, et ce jusqu'aux Troyens. L'empreinte que Gluck a laissée sur l'histoire de la musique est certainement bien plus profonde que celle de Mozart.

     

    Gluck est-il novateur au niveau compositionnel ?

    Je ne suis pas très gentil avec lui. En effet, du point de vue harmonique, Rameau va beaucoup plus loin, son discours musical est beaucoup plus poussé, simplement parce que son discours est plus musical que dramatique. Gluck inverse la tendance, en affirmant la primauté du texte. Ses harmonies sont très attirantes : le premier choeur d'Orphée, par exemple, est évidemment très poignant, mais tourne sans cesse autour de la septième diminuée. Chez Gluck, le rythme harmonique est beaucoup moins serré que chez Rameau. Certes, il accompagne sa déclamation de couleurs, d'effets, mais du point de vue compositionnel, il n'est pas en progrès par rapport à Rameau, qui était de tout façon d'un avant-gardisme absolu.

     

    Quelle est la part des librettistes dans la réforme ?

    À Parme, elle est de premier plan. Calzabigi et Coltellini, deux théoriciens de cette réforme, ont fourni des livrets aussi bien à Gluck qu'à Traetta, et se sont vraiment mis en première ligne. Quand on écoute un opéra de Traetta, on est très sollicité par la musique, davantage encore que chez Gluck, probablement parce qu'il était trop napolitain pour rester dans l'ombre. Le principe même de cette réforme n'en reste pas moins de mettre le texte en avant, de faire éclater la forme de l'opera seria à la française, en référence à un drame plus total, et avec la présence de choeurs et de ballets, pour un spectacle qui embrasse beaucoup plus large qu'un genre qui non seulement s'essoufflait, mais prenait des formes pléthoriques où l'air à da capo n'en finissait plus : il s'agissait de resserrer et de redynamiser une forme de plus en plus compassée.

     

    Les partitions d'Aristeo et de Bauci e Filemone étaient-elles véritablement perdues ou personne n'avait-il encore pris la peine de s'y intéresser ?

    Elles sont cataloguées, mais pour l'instant, Gluck n'est pas encore complètement et systématiquement, ni édité, ni interprété. Cela viendra peut-être, puisqu'on est en train de le faire avec Vivaldi. Ezio, Paride ed Elena, la version italienne d'Alceste sont de très beaux opéras. Mais beaucoup reste à faire, y compris dans la veine française. Il faut appliquer à Gluck le même traitement qu'à Lully, c'est-à-dire enlever toutes ces couches qui rendaient ses opéras indigestes, parce que figé dans les récitatifs.

    Souvent, et particulièrement dans les versions que présentait l'Opéra de Paris il y a une vingtaine d'années, on aborde Gluck à travers un prisme germanique, pesant vestige de l'admiration que Berlioz, et surtout Wagner, avaient pour lui. Cela ne rend pas justice à une musique à laquelle il faudrait donner davantage de vivacité dramatique en osant s'écarter un peu de la mesure, pour revenir à une vrai déclamation, telle que la pratiquait Sophie Arnould au XVIIIe siècle, et qu'on a retrouvé de façon magique chez Lully. Il faudrait donc s'y atteler de façon sérieuse.

     

    Vous êtes l'un des rares, sinon le seul, à vous pencher régulièrement sur la réforme de l'opera seria. Comment expliquez-vous la frilosité à l'égard de ce répertoire ?

    Le mouvement baroque connaît en ce moment une mutation à la fois positive et négative. En effet, il est désormais dans toutes les grandes salles, les grands festivals, et se retrouve lié au star-system, à la production discographique, et au marketing, ce qui permet aux chefs baroques de visiter des oeuvres de Haendel, Haydn et Mozart avec de grands chanteurs. Du même coup, l'excitation liée à la recherche a tendance à s'estomper. Dans un sens, c'est une forme de régression, parce que le répertoire tend à se resserrer, mais c'est aussi une victoire, parce que le mouvement baroque a désormais pignon sur rue. Je ne suis pas le seul à travailler sur des inédits, et cela m'excite encore beaucoup, d'autant que Gluck et Traetta ne sont pas les seuls réformateurs. Les années 1780 sont richissimes du point de vue de la création musicale, et je vais bientôt y consacrer l'essentiel de mon activité.

     

    Le 28/06/2006
    Mehdi MAHDAVI


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