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ENTRETIENS |
17 avril 2024 |
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Comment voyez-vous votre place dans la perspective de la musique du XXe siècle ?
Le mot « perspective » peut être compris de manières légèrement différentes, selon que l'on parle de « perspective » en fonction de ce qui s'est passé avant nous, ou bien de ce qui va se passer. Quelle est donc ma situation personnelle dans toute cela ?
Je suis souvent considéré comme un musicien assez solitaire. On me disait récemment que j'arrive à un moment où les musiciens plus jeunes que moi ont pris un certain intérêt pour mes travaux les plus récents, trouvant qu'ils rejoignaient les mêmes préoccupations que les leurs. Il n'y a jamais eu de rupture de ma production et j'ai toujours été concerné par leurs travaux. Je me suis toujours dérangé pour aller entendre partout ce qui se fait dans le milieu musical le plus actuel, y compris le mouvement du Domaine musical dont j'ai suivi bon nombre de manifestations, avec au début une période expectative, me demandant si ce mouvement serait exclusif. Il l'a été.
Boulez, qui l'a fondé, a tout de suite voulu faire une politique musicale non ouverte sur des tendances différentes de celles qu'il estimait représenter. Je considère cela comme une bonne chose, car on ne peut pas créer un mouvement si on commence par être éclectique. Il a créé ainsi quelque chose qui était assez exceptionnel en France et qui se situait en marge d'autres efforts poursuivis en faveur de la musique contemporaine, car la radio jouait au même moment un très grand rôle dans le domaine de la création, de l'aide à la création. Je suis bien placé pour le dire, ayant été associé à des services musicaux, et je sais tout ce que l'on a pu faire sous l'impulsion d'artistes comme Paul Gilson, Henri Barraud ou Pierre Capdeviel.
Cette période s'est donc focalisée sur la tendance Boulez, celle de l'École de Vienne, et sur un panorama beaucoup plus foisonnant de la musique du XXe siècle, ce que nous connaissions, et bien des oeuvres qui avaient été délaissées, ou interdites, mais aussi des musiques non jouées parce que la musique ne circulait pas pendant la guerre comme elle aurait dû circuler.
Je me suis trouvé parmi ces musiciens qui avaient envie de se nourrir de tous côtés. On oublie parfois aujourd'hui l'importance de ce travail effectué dans l'immédiat après-guerre à la radio par des gens comme Roger Désormière ou Manuel Rosenthal, travail un peu occulté en raison du puissant mouvement animé par les Stockhausen, Nono, Berio et autres, avec lesquels j'ai de bon rapports et qui s'intéressent d'ailleurs à mon travail autant que je m'intéresse au leur.
Mais, en ce qui me concerne, je dois reconnaître que je me suis situé entre ces deux courants majeurs. La manière précise dont je me situe dans cette perspective du XXe siècle sera certainement mieux définie par mes oeuvres que par toute définition que je pourrais en donner. |
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Pouvez-vous quand même définir le point d'aboutissement de l'esthétique de votre oeuvre aujourd'hui, en 1977 ?
Il me semble qu'il y a des constantes dans ma production. On peut remarquer une certaine ligne qui m'a permis d'être là où je suis maintenant, et cela dès les premières oeuvres que je considère importantes pour moi. Il y a eu une période de tâtonnement assez longue, qui s'est prolongée après mes études, sans doute aussi en raison de la guerre. C'est à partir de ma sonate pour piano que j'ai eu l'impression d'avancer vraiment et de me découvrir.
Pour moi, la création musicale n'est pas une bagatelle. La musique est une science et il faut la considérer comme telle, mais ce n'est pas seulement une science. En même temps, sans évoquer une idée qui pourrait s'associer à celle d'un « art religion », je considère qu'un concert est un peu une cérémonie. Ce que je tente de produire est tout le contraire d'une musique de divertissement, même si un art de divertissement peut être utile et même nécessaire à certaines époques. Certains, tout en faisant de la musique dite de divertissement, ont réussi à s'exprimer. Je ne suis pas non plus pour quelque chose de tellement rigoureux, ni pour une forme austère de la création musicale. |
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N'y a-t-il pas justement à l'heure actuelle deux tendances opposées, entre une attirance pour une musique de divertissement d'un côté, et une recherche purement formelle de l'autre ?
Les compositeurs de notre époque pensent beaucoup à la forme, peut-être même plus qu'on y pensait il y a vingt ans. Ils pensent beaucoup à la musique dans le temps, à une certaine notion du temps musical. J'y pense moi-même beaucoup. Debussy avait déjà pressenti cela, en refusant toutes les formes théoriques, sans doute en partie sous l'influence des arts orientaux.
Actuellement, si on va à un concert de musique dite contemporaine, on a l'impression que le musicien dont on entend l'oeuvre pense surtout à séduire dans l'instant, sans assez se soucier de tout un processus de la composition qui veut que des éléments exposés à un certain moment se justifient parfois après coup et non pas en soi. Il y a une sorte d'abstraction dans la pensée, dans le déroulement du discours musical, que je trouve très importante et que je recherche. Il est nécessaire de retrouver cette notion, bien présente dans les dernières oeuvres de Beethoven, chez Bach aussi. Chez ce dernier on le sait, mais chez Beethoven, dans la Grande fugue, dans les dernières sonates, on le sait moins.
C'est ce goût de surprendre par un effet que l'on pense inattendu qui parfois empêche les auteurs de notre époque de rechercher quelque chose de plus profond. Mais le sens et le goût de l'effet sont nécessaires, à condition que cet effet ne soit pas une reproduction textuelle de ce qu'on a pu entendre. C'est un peu dans ce sens là que je voudrais voir évoluer mes travaux, car chez moi, il y a aussi le goût très français d'une sorte de sensualité harmonique, même si le phénomène harmonique comme le phénomène rythmique sont très attaqués aujourd'hui. Certains musiciens ne s'en préoccupent plus du tout, peut-être parce qu'on ne s'est préoccupé que de cela trop longtemps. |
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Vous avez accepté le principe d'une création lyrique. Est-ce un domaine très particulier ?
J'ai en effet accepté une proposition de Rolf Liebermann qui pensait à moi depuis déjà quelques années. La difficulté est de se libérer de beaucoup de travaux avant de pouvoir se consacrer à un ouvrage lyrique. Il s'agit aussi de savoir ce que l'on veut faire. Si on pense à l'opéra, il faut que ce soit scénique, mais est-ce que ce doit être un vrai opéra ? Et comment définir ce que doit être l'opéra de notre époque ? Il y a eu beaucoup de tentatives et de réussites.
Je rappelle souvent que Wozzeck est peut-être le dernier opéra, celui qui répond le mieux à la formule de l'opéra contemporain. Il y a tout dans Wozzeck. Mais il ne faut pas être paralysé par de trop beaux exemples. Si je dois écrire une oeuvre pour l'Opéra, je veux me sentir porté par un scénario, un livret, un argument très passionnant. Je ne voudrais me lancer dans une aventure de ce genre que si j'ai le coup de foudre pour quelque chose. Il faut le susciter. J'ai fait beaucoup de recherches, j'ai passé tout un été à lire énormément d'ouvrages. Que faire ? Partir d'une pièce connue, demander un texte à un auteur contemporain ? Tout est possible, mais j'ai des problèmes en ce domaine, en dehors du fait que je ne peux le faire qu'en étant libéré d'autres travaux.
Pour le moment, si grand que soit mon désir de répondre à la proposition de Rolf Liebermann, je n'ai pas encore trouvé ce qui me permet de résoudre la question de la conversation chantée. Je sais qu'il y a beaucoup de formules possibles. La question vocale, bien que je n'ai jamais vraiment écrit pour la voix, me préoccupe moins que le problème de la conversation. C'est pourquoi je ne suis pas absolument certain que ce sera un opéra, et pourtant, je voudrais que ce soit une oeuvre scénique.
L'écriture de mon quatuor à cordes m'a demandé trop de concentration pour que je puisse, jusqu'à présent, aller plus avant dans ma réflexion sur la forme à adopter ou à imaginer. Une oeuvre destinée à l'opéra peut durer une heure et demie mais on peut aussi diviser la soirée. Tout dépend vraiment du sujet. |
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Pensez-vous que cette difficulté explique l'absence de création dans le domaine de l'opéra en France ?
C'est plutôt l'absence de scènes désireuses d'accueillir des créations que le manque d'envie de la part des compositeurs. Certains compositeurs, comme Claude Prey, seraient tout à fait capables de faire évoluer les formes pour trouver une solution à la création d'un opéra français. Ce qu'il fait est follement intéressant, même s'il a tendance à trop privilégier le verbe par rapport à la musique. Il avait commencé par le Coeur révélateur, pour la radio, une partition très réussie. Mais à part des lieux comme le festival d'Avignon ou l'Opéra Studio – et je ne sais pas très bien où en est celui-ci – il n'y a guère de scènes ni de public en attente de cela.
À l'Opéra, cela l'obligerait à un certain effort dans un sens précis, sans se renier pour autant. On ne peut pas envisager pour le moment à l'Opéra ce qu'on appelle du « spectacle musical ». On y vient vraiment pour entendre beaucoup de musique et de musique chantée. La position de Claude Prey est donc un peu marginale pour l'instant, mais il m'intéresse particulièrement. J'ai toujours pensé qu'il aurait été moins gêné que moi par cette phase préparatoire d'où je ne suis pas encore sorti. |
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Ne trouvez-vous pas que la France continue à pratiquer un certain ostracisme avec ses propres compositeurs ?
On ne peut nier que la musique française continue chez nous à pâtir de préjugés qui devraient être depuis longtemps dépassés. C'est tout juste si, dans les milieux autorisés et officiels, on commence à reconnaître que Berlioz n'est pas un compositeur secondaire, et il en reste beaucoup que l'on ne joue quasiment pas. Saint-Saëns, pourtant très en vogue à l'étranger, garde encore un label de grandiloquence. Paul Dukas, que je considère comme d'une extrême importance dans l'histoire de la musique française, est à peu près ignoré.
Et Rameau ? Il n'est pas mieux servi que Berlioz. On attend que les éditions complètes de leurs oeuvres soient publiées à l'étranger. La France ne fait pas ce qu'elle devrait pour son patrimoine musical. On commence tout doucement à remonter la pente grâce à la politique musicale entreprise par Marcel Landowski, mais on en cueillera les fruits dans cinquante ans !
À suivre...
La semaine prochaine : Montserrat Caballe |
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