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ENTRETIENS 25 avril 2024

Jeanne-Michèle Charbonnet, du côté obscur du soprano
© IMG Artists

Jeanne-Michèle Charbonnet appartient au cercle très restreint des sopranos authentiquement dramatiques, de ceux qui percutent du do grave au contre-ut. Fata Morgana, qu'elle interprète dans la reprise de l'Amour des trois oranges à l'Opéra Bastille, offre une rare occasion de rire de cette voix de sombre opulence.
 

Le 14/11/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Après Elektra au Festival d'Edimbourg, Cassandre ici-même, Fata Morgana fait figure de récréation.

    Ce rôle me fait penser à une brève apparition au cinéma. J'ai beaucoup chanté à Paris ces dernières saisons, et avec l'arrivée de Gerard Mortier, je repars de zéro, mais comme une guest star ! C'est un agréable moment de théâtre qui n'a, en effet, rien à voir avec Elektra et Cassandre, bien que Fata Morgana passe son temps à chanter au moins aussi fort qu'Elektra ! C'est d'autant plus amusant que j'ai grandi dans le théâtre musical, où j'ai joué beaucoup de comédies : désormais, je n'incarne que des personnages sérieux, ce sont donc d'agréables vacances. Le rôle n'en est pas moins difficile à chanter, car constamment dans la surenchère sonore.

     

    Seriez-vous capable d'enchaîner Cassandre et Didon comme Deborah Polaski ?

    Cela ne me poserait aucun problème, mais je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure solution pour les Troyens. Il ne s'agit pas d'une question de résistance, car les rôles ne sont pas particulièrement difficiles lorsqu'on a l'habitude de chanter Isolde ou Brünnhilde, mais plutôt de savoir si les personnages peuvent se rencontrer dans une seule et même personne. J'aimerais beaucoup chanter Vénus et Elisabeth de Tannhäuser dans la même soirée, car il me semblerait intéressant d'en faire un personnage unique, tandis que Cassandre et Didon sont deux archétypes de femmes irréconciliables.

    Mais je comprends Deborah Polaski ; nous chantons le même répertoire et sommes habituées à des représentations interminables. Cassandre est un rôle court, mais la musique est très belle, et le personnage vraiment intéressant, sans doute même mieux pensé que Didon, car finalement plus complet. Même s'il y a moins à chanter, Cassandre constitue donc une belle soirée pour l'actrice que je me considère être. De plus, il est assez reposant de chanter un rôle qui ne coûte pas trop d'énergie entre une Elektra et une Isolde.

     

    Comment vous êtes-vous appropriée le style si singulier de Berlioz ?

    Sa musique est très différente de celles auxquelles je suis habituée. Ce que Wagner exprime dans une tonalité mineure, parce qu'il s'agit d'une déclaration triste ou négative, Berlioz le fait en majeur ; il va soudain monter par tons dans une série de phrases ascendantes par demi-tons, alors que la logique wagnérienne voudrait qu'il continue par demi-tons. Il a fallu que mon oreille s'habitue à ce style particulier. En tant que soprano dramatique, il me semble que Berlioz exige à la fois un son plein et entier, et une transparence, particulièrement chez Didon, qui reflète son orchestration si singulière. J'ai écouté des enregistrements, notamment des extraits de Régine Crespin dans les deux rôles, mais je me suis surtout plongée dans la partition d'orchestre, tout en écoutant le reste de sa musique pour m'imprégner du style, de l'harmonie, et de la véracité rythmique.

     

    Ces exigences sont-elles conciliables avec la clarté d'élocution ?

    Il est très difficile d'être totalement intelligible lorsque l'on chante, que l'on parle ou non la langue, mais j'espère qu'une grande partie du texte a survécu. Dans ces Troyens, j'étais la seule, parmi les principaux interprètes, à parler le français, et je pense que cela s'entendait, notamment dans la première distribution, d'autant que nous sommes vraiment face à un opéra nationaliste. Mais nous sommes entraînés, particulièrement les Américains, à chanter tant de langues différentes : certains russes me disent que je chante presque parfaitement leur langue, alors que je n'en parle pas un mot.

    Il est nécessaire de s'interroger sur cette question. À cet égard, passer de Cassandre à Fata Morgana est intéressant. Les Troyens ont été écrits en français par un Français, donc la langue fonctionne, tandis que l'Amour des trois oranges, qui est donné dans sa version française, a été pensé en russe, et il est très difficile d'être fidèle à la fois à la langue et à la musique. Il faut faire un choix, ce qui n'est évidemment pas le cas dans Berlioz.

     

    Chez Wagner, comme chez Berlioz, la frontière entre grand mezzo et soprano dramatique semble souvent assez ténue.

    Elle est en effet assez floue. Par exemple, ma voix est très sombre et concentrée dans le médium et le grave. Pour moi, un soprano dramatique doit avoir un son égal du do grave au contre-ut, ce qui vaut également pour un mezzo dramatique. C'est une question de personnalité. La plupart de mes collègues mezzos ont le même répertoire que moi, chantent Isolde, Sieglinde, mais pas Elektra, alors que je chante Ortrud et Kundry. Il s'agit de remettre en question une typologie vocale, et il en va de même dans Berlioz.

    Il n'y qu'un si naturel dans les Troyens, ce qui n'en fait pas a priori un opéra pour soprano. Mais il nécessite une délicatesse dans certaines zones de la voix qui y rend un soprano sombre tout à fait intéressant, sans que nous ayons envie d'y écouter un soprano lyrique. Plus les voix sont dramatiques, plus la frontière est mince. Il n'en va pas de même dans Verdi, car il exige des mezzos une plus grande mobilité vocale, et beaucoup de poids dans le grave, tandis que les sopranos doivent émettre les aigus avec une grande délicatesse.

     

    Où trouvez-vous l'inspiration pour exprimer des sentiments aussi terribles, surhumains, que ceux d'Elektra ou Isolde ?

    Ma vie n'a pas été simple, et je nourris ces personnages de mes différentes expériences, d'autant que je suis très empathique. D'autre part, je lis beaucoup, j'aime regarder les gens, leur parler. Ces sentiments s'expriment à travers une forme surhumaine parce qu'il s'agit de théâtre, mais nous avons en chacun de nous les germes d'une relation conflictuelle à la mère, d'une ambiguïté amoureuse envers un proche parent, ou des instincts protecteurs, ou destructeurs, envers nos frères et soeurs. J'espère avoir le don de les transcender face au public. J'adore Elektra : elle n'est pas terrible, c'est sa situation qui l'est. D'ailleurs, si je pensais qu'elle l'était, je ne pourrais m'identifier à elle, car elle ne se ressent pas comme telle.

     

    Comment parvient-on indemne au terme d'un opéra comme Crépuscule des dieux ?

    La question est de savoir si l'on a la voix adéquate dans un corps bien entretenu, puis il faut faire la part des choses entre la résistance physique et émotionnelle. Sur ce plan, je suis épuisée après chaque représentation, car je me mets à nu cinq heures durant, tout en tirant mon énergie de la représentation. Il m'arrive d'être déprimée durant certaines périodes de répétitions, parce que le personnage l'est. Ces rôles sont sans doute dangereux pour certaines personnes, ou à certains moments de notre existence, mais nous devons simplement être conscients de la nécessité d'un certain type de soutien, et surtout de vie : ce sont les sacrifices de la carrière. Car si l'expression des émotions constitue un danger pour notre équilibre, mieux vaut faire une pause et consulter un psychologue ! J'ai une vie très saine, ennuyeuse : j'aime le Sudoku, je lis beaucoup trop, je suis parfois crétine, totalement monogame. Parce que la scène me permet d'exprimer des choses incroyables, de faire l'amour avec un tas de personnes différentes ! Ainsi, la part dramatique de ma personnalité ne fait pas irruption dans ma vie.

     

    Avez-vous chanté des grands rôles dès vos débuts ?

    J'ai fait deux fois le première dame de la Flûte enchantée, et la quatrième servante d'Elektra, puis j'ai commencé à chanter Aïda un peu partout dès l'âge de 26 ans. Je chantais surtout Verdi, Puccini, puis rapidement le Vaisseau fantôme, et mon répertoire a évolué progressivement. J'ai par exemple su que c'était le bon moment pour Elektra lorsque je n'ai plus éprouvé de difficultés à le chanter : je l'ai fait plusieurs fois avec orchestre cet été, et cela s'est très bien passé. Un des dangers de notre métier consiste à devoir accepter des contrats longtemps à l'avance. Mais ma voix est plus saine que jamais : à la quarantaine, un soprano dramatique est au sommet de ses moyens. Je chante tous les grands rôles wagnériens, et je m'y sens comme un poisson dans l'eau. À 14 ans, mon professeur de chant m'a dit que je deviendrais un soprano dramatique. Je n'ai eu qu'à laisser reposer, et je chante désormais le répertoire dont j'ai toujours rêvé.

     

    Est-il facile de jongler entre les répertoires allemand et italien ?

    Je l'ai beaucoup fait lorsque j'étais plus jeune : Aïda, Un bal masqué, le Vaisseau fantôme se nourrissaient les uns les autres. Mais je chante beaucoup moins le répertoire italien. J'ai abandonné Turandot, Lady Macbeth. Je pourrais certainement ajouter d'autres rôles italiens à mon répertoire, mais le style de cette musique exige une autre manière d'utiliser la voix. Mes rôles actuels nécessitent un son beaucoup plus large, et pour chanter Lady Macbeth, je suis obligée de reconcentrer ma voix pour les coloratures et les sauts d'intervalles. C'est possible, mais aucun des répertoires n'y gagnerait. J'ai fait mon choix : je privilégie Wagner, Strauss, les postromantiques. Je vais chanter les Stigmatisés de Franz Schreker à Amsterdam, et cela m'intrigue beaucoup, tout comme les opéras de Zemlinsky. Mais je connais déjà tant de rôles. Cela me fatigue rien que d'y penser ! Pourtant, dans de bonnes conditions, j'essaierais presque tout !

     

    Vous semblez justement très attachée à la défense du répertoire contemporain.

    L'opéra est un art vivant, et il est nécessaire de composer de nouvelles oeuvres. En tant qu'artistes, il est de notre devoir et de notre responsabilité de les soutenir. Un grand nombre d'entre elles ne survivront pas, mais c'était aussi le cas à l'époque de Verdi, ou de n'importe quel autre compositeur. Notre art est condamné si nous ne faisons pas cet effort, même si la plupart des compositeurs ne savent pas écrire pour la voix.

    Ma technique est une affaire réglée – j'ai beaucoup travaillé pour la rendre aussi simple et naturelle que possible –, je peux donc faire ce que je veux de ma voix : si je ne suis pas en mesure de faire ce qu'un compositeur me demande, je refuse. L'un d'entre eux a écrit une pièce en pensant me faire plaisir, mais les aigus ne fonctionnaient pas. Je lui ai donc répondu que s'il tenait absolument à ce que ce soit moi qui exprime ces mots, il devait changer ses notes. Nous avons la chance de pouvoir travailler ensemble pour créer une forme, et surtout une expression, car elle est la base de la composition. Autant en profiter !

     

    Le 14/11/2006
    Mehdi MAHDAVI


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