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ENTRETIENS 26 avril 2024

Mstislav Rostropovitch, une vie avec Chostakovitch

Témoin majeur de la Russie soviétique, Mstislav Rostropovitch est invité à diriger l'Orchestre de Paris pour deux concerts événements consacrés à Chostakovitch, mentor et ami de trente ans auquel il rend hommage en cette année anniversaire. Le chef d'orchestre revient sur sa rencontre avec le maître et évoque les oeuvres programmées à Pleyel.
 

Le 13/11/2006
Propos recueillis par Yannick MILLON
 



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  • Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Chostakovitch ?

    Pendant la guerre, à cause des bombardements, ma famille et moi avions été évacués de Moscou et nous étions retrouvés à Orenbourg, dans l'Oural, où habitait ma marraine. Je ne peux pas dire que la vie là-bas ait été facile, surtout matériellement. Mais mon père, qui avait pris des cours avec Casals à Paris et était un violoncelliste brillantissime, réussit à trouver du travail. Il jouait en trio au cinéma, avant les films. Ma mère enseignait quant à elle le piano dans une école de musique, pendant que j'allais à l'école.

    Un beau jour, comme un cadeau du ciel, le petit théâtre de l'Opéra de Léningrad fut également évacué à Orenbourg, apportant à la ville une effervescence musicale qu'elle n'avait jamais connue. Je pus ainsi assister à une multitude de répétitions. Je jouais déjà bien du violoncelle, et dès l'âge de 14 ans, je participais à des concerts avec les artistes de l'Opéra, y compris dans de petites tournées. Ainsi se déroulait notre vie jusqu'en 1942.

    Puis mon père mourut, et il nous fallut faire face, ma soeur, ma mère et moi. Heureusement, les gens étaient extrêmement gentils avec nous, et je me souviendrai toute ma vie de cette période. Je dirais même que tout le bien que je fais aujourd'hui – la Fondation pour les enfants malades en Russie, la Fondation pour les jeunes musiciens, les Jeunes talents en Lituanie, les écoles de musique –, je le fais en souvenir de la bienveillance qu'on m'a témoignée pendant ces épreuves. Ma véritable éducation vient de là.

    À l'époque, on n'avait pas le droit de retourner à Moscou, mais dans la mesure où on commençait à me connaître, les professeurs et le directeur du conservatoire nous ont souvent fait venir, ma famille et moi, en 1943. On m'a proposé d'intégrer le conservatoire malgré mes 16 ans, alors que le règlement permettait d'y entrer seulement à 18 ans, après avoir terminé les dix années d'études secondaires. Le directeur, Chebaline, ami de mon père, m'inscrivit en violoncelle dans la classe du professeur Kosoloupov et en composition dans sa propre classe. À l'époque, Chostakovitch était au sommet de sa gloire, car il venait de composer sa 7e symphonie pendant le siège de Léningrad. Il enseignait déjà à Moscou, et bien qu'élève de Chebaline, je rêvais d'entrer dans sa classe. Mais bien sûr, je ne pouvais pas quitter un professeur qui m'avait fait accéder à une institution aussi prestigieuse.

     

    Comment êtes-vous parvenu à entrer dans la classe du maître ?

    Quand on étudiait la composition, on pouvait aussi suivre des cours d'orchestration, discipline dans laquelle Chostakovitch avait un nombre incalculable d'élèves. Je réussis à obtenir vingt minutes de son temps pour lui faire examiner la partition de mon premier concerto pour piano. J'avais un trac fou. J'étais plutôt bon pianiste, mais je ne me serais jamais cru capable de jouer aussi vite. Mes doigts filaient à toute allure, tant j'avais honte de prendre de son temps à Chostakovitch. Puis il me serra la main, me fit des compliments et m'assura que si je voulais travailler avec lui, il m'accepterait dans sa classe avec plaisir. C'est ainsi que je devins son élève.

    Je dois dire que c'est là que j'ai vraiment appris la musique. Chostakovitch avait une érudition phénoménale, il connaissait tout le répertoire par coeur, et nous avons souvent joué à quatre mains les symphonies de Mahler. Je n'ai pas le droit de parler d'amitié concernant notre relation à cette époque, mais nous avions une telle proximité humaine que nous nous considérions un peu comme les membres d'une même famille.

    C'est également lui qui a accompagné mes premières récompenses. En Union soviétique, si vous n'aviez pas un premier prix de concours, c'est que vous ne valiez rien. C'était le passage obligé pour tout musicien. Seulement, il n'y en avait pas eu pendant les sept années qu'a duré la guerre. En décembre 1945, quand j'ai eu 18 ans, j'ai participé au premier grand concours d'après-guerre, qui réunissait des centaines de musiciens et vingt-cinq membres de jury, présidés par Chostakovitch. Il y avait cinq disciplines : piano, violon, violoncelle, harpe et chant. Trois musiciens seulement ont obtenu un premier prix, dont moi en violoncelle. Normalement, la limite d'âge était fixée à 30 ans, mais elle avait été repoussée exceptionnellement d'un an, afin que Sviatoslav Richter puisse s'inscrire en piano. Et bien évidemment, il a obtenu également un premier prix.

     

    Il y a eu aussi le choc de la 8e symphonie que vous avez découverte en 1943.

    Absolument. Un jour, Chostakovitch a proposé à ses élèves de venir assister à la première répétition de sa 8e symphonie, qui devait être créée quelque temps plus tard. J'ai reçu ce jour-là le choc musical de ma vie, au point d'abandonner la composition. C'est aussi pour cette raison que la 8e symphonie est la plus chère à mon coeur, car c'est celle qui m'a le plus marqué.

     

    La personnalité de Chostakovitch vous a laissé une telle empreinte que vous lui consacrez aujourd'hui un musée à Saint-Pétersbourg.

    En effet, et pour rendre avec des mots l'hommage que sa personnalité mérite, il me faudrait vous parler de lui pendant plusieurs jours. Je me contenterai donc d'évoquer un peu le musée lui-même. J'ai acheté à Saint-Pétersbourg l'appartement qu'a habité Chostakovitch entre 1914 et 1934, pendant sa première période créatrice, celle où virent le jour notamment la 1re symphonie, l'opéra Lady Macbeth et divers ballets. J'ai fait rénover cet appartement et le 25 novembre, avec deux mois de retard, nous allons enfin pouvoir inaugurer ce musée, au 9 de la rue Marat, près de la perspective Nevski, pour lequel j'ai amassé une immense quantité de documents, de souvenirs sur Chostakovitch.

     

    Pensez-vous, comme on l'entend souvent dire, que la 8e symphonie soit un journal de guerre ?

    En partie. Si la 7e symphonie était en quelque sorte la charge de l'énergie de la résistance contre l'armée allemande, elle était suffisamment accessible au grand public, alors que la 8e symphonie est au contraire une oeuvre des souffrances, la symphonie de la revanche contre l'ennemi. Chostakovitch ne cherche plus cette fois à contaminer l'auditeur par la détermination et le sentiment patriotique, mais à rentrer intimement en lui-même, à livrer des sentiments très intérieurs, beaucoup moins superficiels. La 8e est pour moi la plus profonde des symphonies de Chostakovitch, et ma préférée, aussi pour les raisons que j'ai évoquées plus haut.

     

    Hormis dans son deuxième mouvement – la fameuse caricature post mortem de Staline –, la 10e symphonie présente en revanche un ton moins angoissé, et certains musicologues sont allés jusqu'à évoquer Mahler et Tchaïkovski.

    Pour moi, il s'agit plutôt d'une composition totalement indépendante, qui comporte bien autant de génie que la 8e symphonie. Mais pour cette histoire de caricature, vous savez, aujourd'hui, on rapproche énormément de choses de Staline, et mon point de vue sur la question est qu'il s'agit plutôt d'une invention dans le cas de la 10e symphonie. Staline avait un caractère tellement pointu que Chostakovitch pouvait très bien écrire une telle musique sans penser spécifiquement à lui. Alors oui, une fois que Staline est mort, on a pensé que le deuxième mouvement était une caricature du défunt dictateur. À mes yeux, la 10e se distinguerait peut-être par le fait que Chostakovitch était amoureux, et que le troisième mouvement est en quelque sorte dédié à cet amour. Je préfère retenir ce détail-là.

     

    Vous êtes le plus grand défenseur de Lady Macbeth dans sa version originale. Les cinq entractes donnent-ils une idée acceptable de l'opéra ?

    Je ne suis pas seulement le plus grand défenseur de la version originale, mais le défenseur de la seule Lady Macbeth, car je n'ai jamais dirigé et ne dirigerai jamais Katerina Ismaïlova, cette refonte qui représente un appauvrissement majeur. Et pour répondre à votre question, je pense que les entractes peuvent en effet donner une bonne idée de l'opéra, car le matériel principal y est, il ne provient que de la partition de l'opéra et de nulle part ailleurs. Ce sont des îlots, se rapportant à des sensations particulières à des moments donnés de l'opéra, qui offrent un éventail assez juste de son climat. Même si ces entractes ne remplaceront jamais la ligne générale d'une représentation de l'intégralité de l'opéra, dans la continuité.

     

    Quelle est la spécificité du 1er concerto pour violoncelle, par rapport notamment au 2e concerto, qui est beaucoup moins joué ?

    J'en reviens à Staline. Chostakovitch a toujours conservé une dent contre lui, une rancoeur qu'il affichait plus ou moins selon les périodes. Par exemple, dans le 1er concerto pour violoncelle, vers la fin, il y a un passage très simple avec le thème aux basses, où le violoncelle solo joue des octaves au-dessus. Un jour, Chostakovitch me dit : « Slava, il faut que vous compreniez que dans ce concerto, je connais chaque note. Vous n'avez rien trouvé sur Staline là-dedans ? Â» Après réflexion, je lui réponds en toute honnêteté que non. Il me montre alors sur la partition une citation tellement camouflée que même moi qui connaissais parfaitement le concerto, je n'avais pu la repérer. Il s'agissait d'une mélodie géorgienne, qui s'appelait Souliko et qui était soi-disant la chanson préférée de Staline. Chostakovitch avait dissimulé trois notes de cette mélodie en plein milieu de la phrase des basses, alors que le violoncelle joue deux fois plus vite au-dessus, rendant pratiquement impossible son identification.

     

    La fameuse habileté de Chostakovitch à recourir à l'ironie comme exutoire.

    Je crois qu'il utilisait tous les moyens expressifs comme exutoire, et pas seulement l'ironie, qui lui servait plutôt à dissimuler certaines choses. Il est très difficile de faire la part de tout cela, de savoir de quels moyens il se servait pour atteindre tel ou tel but, mais ce qui est absolument certain, c'est qu'il utilisait la musique tout entière comme exutoire.

     

    Chostakovitch suscite aujourd'hui le même engouement que Mahler dans les années 1980. Même en occultant l'anniversaire de cette année, il n'a jamais eu autant l'honneur des salles de concert, et fait même partie des compositeurs du XXe siècle les plus joués. À quoi cela tient-il selon vous ?

    Au fait qu'on a découvert son génie progressivement. Dieu l'a voulu ainsi : quand un génie vient sur terre, on ne le porte pas aux nues tous les jours. On ne lui donne pas immédiatement un prix Nobel, une Cadillac, car cela le gâterait trop, au sens de gâcher. Il doit faire ses preuves, montrer de quoi son talent est capable. C'est là une loi divine, le compositeur est mis à l'épreuve, on teste sa résistance, sa concession au style dans l'air du temps, à la mode. Chez Chostakovitch, le génie était là telle une pierre, qu'on ne pouvait déplacer d'un centimètre, quoi que la vie ait pu lui faire endurer. Même en camp de concentration, il aurait écrit exactement la même musique. C'est cette détermination qui est fascinante, et qui lui vaut aujourd'hui pareil engouement, notamment chez les jeunes auditeurs, qui n'ont pas vécu cette période.

     

    Au-delà des paramètres musicaux, y a-t-il une « Ã©ducation Â» sur le style de Chostakovitch à apporter quand vous dirigez ce qu'on appelait autrefois les orchestres de l'Ouest ?

    Plus maintenant, car cela a été fait il y a déjà longtemps, et à vrai dire le succès de Chostakovitch à l'ouest est venu de l'interprétation de la 1re symphonie par Toscanini, mais aussi de la radiodiffusion, le 19 juillet 1942 sur les ondes américaines de la NBC, de la création américaine de la Symphonie Léningrad, toujours par Toscanini, qui sonnait comme une déclaration de résistance de la planète entière contre l'Allemagne nazie. Depuis, les orchestres américains et d'Europe de l'Ouest connaissent cette musique et la jouent souvent, même s'ils n'ont pas forcément des réflexes aussi immédiats que les orchestres russes, qui eux, l'ont dans le sang et ont vécu dans leur chair les drames qu'elle évoque.

     

    Le 13/11/2006
    Yannick MILLON


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