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ENTRETIENS 29 mars 2024

Nelly Miricioiu, l'ultime belcantiste

À entendre – bien moins à écouter – ces inflexions, ce legato, et même ce timbre, la comparaison avec Maria Callas est inévitable. Mais contrairement à Lucia Aliberti ou Cecilia Gasdia, Nelly Miricioiu a su s'en détacher pour mieux perpétuer une tradition belcantiste sur le point de disparaître. Elle ose sa première Abigaille en version de concert à l'Opéra de Rennes.
 

Le 01/02/2007
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Pourquoi avez-vous tant attendu avant d'aborder le rôle d'Abigaille ? Ne vous l'avait-on jamais proposé ? Vous faisait-il peur ?

    J'ai commencé comme colorature, en chantant la Reine de la Nuit. Peu à peu, ma voix s'est développée, est devenue plus sonore, et j'ai pu trouver des accents plus variés. Le lendemain de mes débuts à la Scala en Lucia di Lammermoor en 1983, j'ai été invitée à chanter Abigaille, mais j'ai refusé. Comme mon répertoire est plutôt lyrique et belcantiste, aucun théâtre n'a plus jamais imaginé que je pourrais chanter ce rôle, ni moi non plus d'ailleurs. Et je persiste à penser qu'il est très dangereux, qu'il faut l'aborder avec précaution, et une grande connaissance de ses propres moyens. Cela ne veut pas dire que je serai constamment sur mes gardes, car je ne veux pas perdre ma spontanéité, mais je le travaille comme un rôle belcantiste, non comme un monstre. À l'instar d'Odabella dans Attila, Abigaille a une tessiture assez aiguë, et l'orchestre n'est pas si riche. Je ne l'aborde donc pas parce que ma voix se serait élargie, ou qu'elle aurait gagné en volume. Je ne chanterai d'ailleurs certainement jamais Nabucco au Metropolitan Opera, mais pour le moment cette partition me donne satisfaction.

     

    Quels sont les principaux défis, tant sur plan psychologique que vocal, lancés par Abigaille, dont le chant se fait tour à tour véhément et élégiaque ?

    Je la trouve humaine, vulnérable et sensible, mais aussi très ambitieuse. Elle est profondément blessée, car elle a été trompée dans ses croyances, et il est normal, pour une femme blessée, d'avoir dans un moment de folie des accents aussi durs, mais elle n'est pas méchante. Il y a toujours un tel legato dans ce qu'elle chante : c'est son coeur qui pleure dans Io t'amava. La cabalette est d'ailleurs bien plus proche de Norma que de Turandot. J'adapte ces accents, ces coloratures, ces écarts à mes moyens. Et je transforme d'autant moins ma voix que je vais chanter ensuite Beatrice di Tenda de Bellini, qui est du bel canto pur. Il s'agit pour moi de la meilleure école, et je ne veux pas en changer.

     

    Vous qui chantez aussi bien Rossini que les véristes, ressentez-vous encore une filiation belcantiste chez ces derniers ?

    Les chanteurs du passé ne pensaient pas en termes de bel canto ou de vérisme, ils se souciaient uniquement de musique, d'autant que les théâtres, et les orchestres étaient beaucoup plus petits. Il n'en reste pas moins que la véritable école belcantiste, qui permet d'exprimer des sentiments grâce au legato, à la coloration des voyelles et à l'intensité des consonnes, s'est un peu perdue. Quand on commence à étudier un opéra, la voix doit se laisser guider par la tessiture. La technique reste la même, mais si l'on veut toujours utiliser le souffle et les muscles de la même manière, on peut avoir des problèmes. Il faut avoir le courage d'être ouvert aux exigences de l'ouvrage, avant d'y adapter sa propre technique, et de garder une base flexible pour pouvoir la façonner une fois sur scène, en fonction de l'orchestre et des partenaires.

     

    Comment expliquez-vous le déclin de l'école belcantiste ?

    J'ai toujours eu des affinités avec le bel canto. Mais au départ, mon approche était instinctive, sans doute comme celle de Maria Callas ou Montserrat Caballé. Aujourd'hui encore, certaines personnes ont cet instinct, mais l'école moderne est tellement obsédée par le volume de la voix et ses capacités à passer au-dessus d'orchestres de plus en plus sonores que cela devient une bataille permanente. De plus, les critiques ne nous aident pas du tout, parce qu'ils sont là pour nous juger, sans nous laisser faire des expériences, et ils nous blessent. Dès lors, la voix se referme. Il faut beaucoup de courage pour chanter vraiment legato – c'est comme se jeter à l'eau. Nous sommes vulnérables, et avons besoin de soutien, d'amour, de compréhension, car le monde de l'art lyrique est sans pitié, et la concurrence énorme, particulièrement chez les sopranos.

    Tous les chanteurs naissent avec le legato, mais ils le perdent, parfois à cause d'un chef d'orchestre qui demande davantage de consonnes : on sert la gorge pour trouver l'appui, et personne n'est là pour nous dire qu'il ne fallait pas l'écouter, que ce qu'on a fait était bien, et qu'il s'agit de trouver un compromis. D'autant que le système est bien plus compliqué qu'autrefois : les chanteurs traversaient l'Atlantique en bateau, pouvaient se relaxer durant deux semaines, et restaient six mois au même endroit. Ils répétaient beaucoup moins qu'aujourd'hui : lorsque j'ai chanté la Fiamma de Respighi, je travaillais entre huit et onze heures par jour – je ne sais pas comment j'ai pu tenir jusqu'au bout.

    Tout cela nous rend beaucoup plus sensibles, et un regard, un mot peuvent nous blesser, avec une répercussion immédiate sur la voix, et la technique nous échappe sans qu'on s'en rende compte. Magda Olivero m'a dit qu'elle avait eu un professeur jusqu'à la fin de sa carrière, parce que chaque engagement nous amène à compenser d'une manière ou d'une autre, et une oreille extérieure est nécessaire pour nous remettre dans le droit chemin. Pour ma part, je suis obsédée par les ouvrages que je travaille, c'est une passion, et grâce à dieu, ma famille me comprend.

     

    Comment avez-vous découvert ces ouvrages rares que vous avez enregistrés chez Opera Rara, et qui pour la plupart n'avaient plus été joués depuis le XIXe siècle ?

    J'ai eu beaucoup de chance, car Patric Schmid, qui malheureusement nous a quittés, a compris, sans doute même avant moi, ma vocalité, et quels types de personnages je pouvais incarner. L'enregistrement de Maria Regina d'Inghilterra de Pacini a été l'un des pires moments de ma vie. J'appelais Patric en larmes chaque matin pour lui dire que je n'aimais pas cette femme, qu'elle était horrible, méchante, que je ne pouvais pas la supporter, mais il était toujours là pour me calmer, et aujourd'hui, c'est le rôle que je préfère. Il m'a dit un jour qu'il avait attendu trente ans la soprano qui pourrait rendre justice à ces partitions qu'il collectionnait. Ce sont des rôles étranges, dont je trouve instinctivement la beauté. L'opéra qui m'a donné la plus grande satisfaction est la Fiamma, non seulement grâce à la musique, mais aussi au texte, dont la philosophie m'attire beaucoup.

     

    N'avez-vous jamais été attirée par le répertoire baroque ?

    J'ai essayé Cléopâtre de Jules César avec René Jacobs, mais j'étais enceinte à l'époque, et je suis tombée malade. Il avait aimé mon type de voix, et voulait me faire chanter ce répertoire. Récemment, j'ai abordé Così fan tutte, mais l'école actuelle trouve sans doute ma personnalité et mon type de voix insuffisamment calibrés, bien que je sois très disciplinée.

     

    À cet égard, considérez-vous votre technique comme acquise, ou la remettez-vous chaque jour en question ?

    Je travaille sans cesse. Et il ne faut pas oublier qu'avec l'âge, les muscles, le souffle changent. Je suis chaque jour à l'écoute de mon corps. Je pleure souvent parce qu'il m'arrive de ne plus rien comprendre à la voix, d'autant que l'ouverture nécessaire à cette recherche rend vulnérable face au danger de ne pas trouver, et parfois même de perdre ses acquis. J'effectue un travail musculaire et respiratoire pour parvenir à cette conviction que ma voix va suivre le chemin dont je rêve. Je ne suis pas sur scène pour parader. Je veux faire de l'art pour toucher l'âme du public, et que nous trouvions et vivions ensemble la musique.

     

    Vous avez souvent été comparée à Maria Callas. Ce compliment à double tranchant vous a-t-il pesé, blessée, peut-être limitée dans votre carrière ?

    Cette question fait partie de ma vie, mais je vous jure que je n'ai jamais compris pourquoi ma voix a été comparée à celle de Maria Callas. J'ai sans doute ses accents, son legato, mais ils appartiennent à toute la tradition belcantiste. Mais cela ne m'a pas limitée, parce que je n'ai jamais voulu être comme elle. Bien au contraire, j'ai toujours voulu être moi-même, pour le bon et le moins bon – mais c'est au public d'en décider. J'ai passé beaucoup de temps à chercher une harmonie entre ma voix et mon âme, car au départ ma voix ne pouvait faire ce que mon âme attendait d'elle. J'ai été blessée, parce que la presse a besoin d'un idéal auquel elle puisse nous comparer – même la Callas a été comparée à Rosa Ponselle. Plutôt que de permettre à un artiste de se développer, et de prendre le temps de s'habituer à sa voix, à son identité, on cherche immédiatement à le comparer à un grand chanteur du passé.

    Il n'en est pas moins vrai que certains d'entre eux sont obsédés par les aigus, ou par la phrase que le public attend, et ne travaillent plus sur les inflexions à donner aux mots. Mais notre époque aime les stéréotypes, et les vraies personnalités font peur. On fait aujourd'hui beaucoup de publicité autour de la disparition des divas, mais c'est mal comprendre ce terme. J'ai vu une vidéo avec Leyla Gencer : Aïda entrait en scène, telle une statue, imposant d'emblée sa personnalité ! Les éclairages, les costumes, les perruques ont désormais tendance à ne plus laisser de place à l'expression musicale. Cela ne veut pas dire que les mises en scène soient systématiquement mauvaises, mais le mariage entre les mots, la musique, l'orchestre, la scène ne se fait plus.

     

    Vous n'êtes donc pas frustrée de chanter Nabucco en version de concert.

    Au contraire, je suis frustrée lorsque je suis sur scène, et que l'orchestre est dans la fosse, parce que nous ne pouvons pas avoir le même dialogue que lorsqu'il est derrière moi. Même lorsque l'accompagnement est simple, je ne suis jamais seule, je ne peux pas vivre seule, aussi bien dans ma vie privée que musicale. Mon plus grand malheur est de ne pouvoir entrer en contact avec le chef et l'orchestre.

    J'ai toujours eu besoin d'être aimée, comprise de ceux qui m'entourent. Je n'ai jamais eu de problème avec un chef d'orchestre durant un concert, contrairement à l'opéra. Non que je sois compliquée ou capricieuse, mais je me retrouve tellement loin du chef d'orchestre, qui doit garder le contact avec tout le monde, et prendre les décisions. Malheureusement, c'est moi qui suis sur scène, avec mes deux cordes vocales, et je ne suis pas toujours en mesure de répondre immédiatement à ses indications. Il suffit qu'une poussière me sèche la gorge pour que je ne puisse pas chanter comme il me le demande : soit je prends le risque de craquer la note, soit d'entrer en conflit avec le chef.

     

    Que viennent chercher auprès de vous les jeunes chanteurs qui participent à vos Masterclasses ?

    Certaines personnes viennent à moi en s'imaginant que je possède la clé du chant, et que je vais les faire chanter magnifiquement en l'espace d'une semaine. D'autres pensent que ma notoriété et mes relations vont me permettre de les introduire dans ce milieu et faciliter leur carrière. Une troisième catégorie vient parce qu'elle trouve ma technique juste, et pas seulement pour le bel canto, et enfin certains veulent se spécialiser, parce qu'ils sentent qu'ils en ont les possibilités, mais n'y sont pas parvenus.

    Inutile de vous dire que ceux qui appartiennent aux deux premières catégories ne restent pas longtemps. Je suis tellement intense que j'exige de mes étudiants un investissement total. Mais je n'ai pas de règles fixes. Les étudiants doivent trouver le chemin par eux-mêmes. Je ne suis là que pour leur donner des informations, et les stimuler à retrouver un naturel vocal.




    À voir :

    Nabucco de Giuseppe Verdi à l'Opéra de Rennes les 3, 5, 7, 9 et 11 février 2007.

     

    Le 01/02/2007
    Mehdi MAHDAVI


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