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ENTRETIENS 25 avril 2024

Peter Mattei, Don Giovanni du blanc au noir
© Micke Lundström

Qu'il incarne le félin ravageur de Peter Brook ou le chef d'entreprise suicidaire de Michael Haneke, Peter Mattei est incontestablement le Don Giovanni le plus fascinant de sa génération. Alors qu'il s'apprête à explorer d'autres facettes de son baryton naturellement ample et caressant, il revient sur deux productions qui ont changé notre perception du dissolu puni.
 

Le 19/02/2007
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Dans quel état d'esprit quittez-vous ce Don Giovanni vu par Michael Haneke ?

    Avec une grande tristesse. J'aimerais vraiment retravailler avec Michael Haneke, que ce soit sur Don Giovanni ou non. On ne rencontre pas si souvent un metteur en scène d'une telle qualité, dans la mesure où il ne vous laisse pas le choix ; on ne peut pas faire de compromis, car son approche est absolument brutale. J'apprécie sa manière directe de travailler, où tout est méticuleusement préparé, car du sérieux naît le plaisir, qui stimule la concentration, l'énergie, et incite à donner beaucoup, parce qu'il nous respecte en retour. Par-delà sa lecture de l'oeuvre, la façon qu'a Haneke de se dédier à son travail est ce que j'aime le plus chez lui.

     

    Avez-vous eu des réticences à incarner un Don Giovanni aussi sombre et froid ?

    J'avais déjà exploré ce côté obscur du personnage, mais différemment. Dans cette production, la gestuelle de Don Giovanni est extrêmement contrôlée, sa noirceur très élégante, et je ne l'avais jamais abordé à la manière d'un gentleman. Il m'a fallu accepter de plonger avec lui à la recherche de cette âme en clair-obscur. Il m'est néanmoins arrivé de me dire que tout cela était trop éloigné de moi, que je ne pouvais, par exemple, déshabiller cette jolie collègue face au public du Palais Garnier, puis de l'Opéra Bastille. Mais il est important d'avoir peur, de respecter les choses, de ne pas penser que tout est facile. Et je me suis finalement rendu compte que ce personnage était amusant à incarner, sans que je puisse me l'expliquer – c'est l'humour noir, sadique, bizarre de Haneke, qui riait quand les autres avaient peur. Si on accepte de le suivre, certaines situations réalistes deviennent amusantes.

     

    Comment êtes-vous passé du Don Giovanni joueur de Peter Brook au personnage suicidaire de Haneke ?

    Peter Brook exaltait un aspect auquel je crois aussi, le pouvoir de la jeunesse : son Don Giovanni est talentueux, et d'un abord joyeux, affectueux, contrairement à celui de Haneke, qui prend, consomme. Mais il n'en est que plus dangereux : on ne meurt pas à son contact, comme chez Haneke, mais on change. La société a peur des hommes libres, comme le Don Giovanni de Brook. On peut rencontrer le Don Giovanni de Haneke dans n'importe quelle grande entreprise, il constitue un rouage de notre société consumériste, tandis que celui de Brook est une figure singulière, dont l'aura quasi-mystique est comparable à celle de Martin Luther King : il prêche la liberté, l'amour, mais il faut être prêt à en payer le prix.

     

    Comment un chanteur adapte-t-il les exigences d'une même partition à deux conceptions radicalement opposées ?

    Le noir et le blanc sont bien plus faciles à obtenir que différentes nuances de gris. J'ai pris part à des productions classiques de Don Giovanni, avec perruques et costumes d'époque. Il faut évidemment en respecter le style, mais dans la mesure où le concept n'est pas aussi extrême que chez Brook et Haneke, on a la liberté de puiser chez l'un et l'autre. Don Giovanni est un personnage changeant, il ne faut donc laisser aucun répit aux spectateurs. On peut modifier le rythme des récitatifs, varier le réalisme avec lequel on aborde le texte. La sérénade n'aura pas la même signification si je la chante debout ou couché, même si les inflexions sont identiques, car le langage du corps prend le contrôle de la pensée.

    La production de Haneke me laisse une grande liberté, dans les limites d'une gestuelle stricte. Si je commence à bouger les bras dans tous les sens, à faire le singe, je perds la dangerosité du personnage. Tout se joue dans le regard, les variations de tempo dans les récitatifs, la manière d'habiter le temps. Nous avons joué la production de Peter Brook plusieurs années, et nous constituions un véritable organisme, qui ne cessait de croître – c'est à ce moment-là qu'il aurait fallu capter le spectacle, et non à la fin de la série, avec une nouvelle distribution. Réinventer chaque soir mon personnage était très fatigant, car je devais être en forme pour que la représentation atteigne un bon niveau. Cette responsabilité était extraordinaire, mais dans un moins bon soir, je n'avais aucune structure sur laquelle m'appuyer. Car Peter Brook veut la vie, il ne se contente pas d'une imitation.

     

    Après des concepts aussi forts, une production traditionnelle constitue-t-elle un soulagement, ou craignez-vous de vous y ennuyer ?

    Arriver sur une production dont tout le monde pense qu'elle ne fonctionne pas, et la secouer pour en faire quelque chose en lui injectant du sang neuf est un défi merveilleux. Un rôle comme Don Giovanni le permet, mais pas Onéguine, qui est trop transparent. On fait ce qu'on sait faire le mieux possible, et l'expérience peut être très amusante. Avec Haneke, il faut puiser en soi des facettes qu'on ne soupçonnait pas. Quant à Peter Brook, il exige trois mois de répétitions. Au bout de deux mois et demi, avant notre départ pour Aix, il a voulu faire un filage, mais nous ne savions pas quoi faire, car nous avions essayé deux milles versions différentes pour chaque scène. Ce n'est que la dernière semaine qu'il a vraiment commencé à faire des choix, des changements, jusqu'à la veille de la première, alors que nous répétions depuis trois mois !

     

    Deux aspects sont particulièrement déstabilisants dans la production de Michael Haneke : d'une part, la pénombre dans laquelle sont plongés les trois quarts de l'opéra, et d'autre part, les silences introduits dans les récitatifs.

    Cette pénombre était certainement bien plus frustrante pour les spectateurs que pour nous, car je voyais très bien ce que faisaient mes collègues, mais dans une autre forme de réalité, comme dans une fête où l'on aurait éteint toutes les lumières. Il est vrai qu'au dernier acte des Noces de Figaro, les lumières restent souvent allumées, et que l'on joue l'obscurité, par convention. Je ne sais ce qui est préférable, mais ne pas voir permet de mieux écouter. Quant aux silences, Haneke les utilise de la même manière dans ses films, pour créer une attente, jusqu'au point où, soit on abandonne et on part, soit on reste.

    Avec cette production, il met le spectateur face à un choix identique. Mais si celui-ci décide de partir, il passera à côté d'une expérience totalement nouvelle, et importante pour l'avenir de l'opéra. Le spectateur qui accepte de rester peut découvrir, à cause de cette lenteur, de ces pauses, une chose à laquelle il ne s'attendait pas, sans doute dans la perception du temps. Paradoxalement, cette production m'a facilité, grâce aux silences, la perception de l'arc qui relie le meurtre du commandeur à la mort de Don Giovanni. À Garnier, le silence du public faisait presque froid dans le dos, alors qu'à Bastille, il tousse beaucoup. Généralement, lorsque le public tousse, c'est que la production le mérite, mais dans ce cas précis, je ne m'explique pas la différence d'attention entre les deux salles.

    « Lorsque le public tousse, c'est que la production le mérite Â»

     

    Que restera-t-il de Haneke dans votre prochain Don Giovanni ?

    Un bon Don Giovanni doit prendre son temps, bien écouter les femmes, leur donner toute son attention, et être détendu. Incarner ce personnage doit être un plaisir sans effort, et le langage corporel très économe de Michael Haneke permet justement un maximum d'effet avec le minimum d'effort. J'en garderai donc cette force discrète, notamment dans la démarche, qui n'en est que plus inquiétante. De toute manière, je n'ai qu'un Don Giovanni en projet, dans une production que je connais déjà. Lorsque j'ai débuté à la Scala, en Wolfram, le public m'a perçu comme un chanteur capable de chanter quatre ou cinq heures presque immobile, non comme un acteur, et c'était fantastique. Aussi longtemps qu'on engagera des chanteurs dans des emplois différents, ils nous surprendront, même si l'on a parfois tendance à les enfermer dans des cases. Il faut rester ouvert, et notre art se nourrit de ces combinaisons parfois étranges dont les bons directeurs d'opéras ont le secret.

     

    Vous n'êtes pas de ces chanteurs qui courent après les rôles. Seriez-vous prudent ?

    C'est notre plus bas niveau qui doit convenir au rôle, pas le plus haut, et je tiens à conserver une marge au cas où je serais dans un mauvais soir. Durant l'apprentissage, c'est ce niveau minimum qui progresse. Je tiens à être totalement libéré de la technique pour me concentrer sur mon personnage. Peut-on imaginer quelque chose de plus ennuyeux qu'un chanteur qui pense à sa technique durant un récital ? Nous sommes là pour entendre le texte, son âme, pas un exercice. J'ai beaucoup appris en chantant Almaviva au Metropolitan Opera, parce que dans une grande salle, on est forcé de bien chanter, on ne peut pas se contenter de jouer. Pour chanter des rôles lyriques, comme ceux de Mozart, dans des grands théâtres, il faut avoir une voix riche, mais pas dramatique. J'ai beaucoup de plaisir à utiliser sainement tout le volume de ma voix pour remplir la salle, mais c'est aussi un défi. J'ai progressé en me concentrant sur quelques rôles, mais j'ai beaucoup de nouveautés à venir, et cela m'effraie.

     

    Votre voix frappe par son naturel, aussi bien en termes d'ampleur que de couleur.

    Mon professeur n'a pas tenté de créer une voix d'opéra. Si j'étais né en Italie, on m'aurait peut-être enseigné un son, mais mon professeur a façonné ma voix de manière à retrouver la couleur qu'elle avait avant que je commence à chanter. Elle lui a conféré liberté, solidité, et naturel. J'ai dû beaucoup travailler pour ne pas perdre ma personnalité, tout en restant dans un moule classique. Dans Bach, par exemple, la musique prend le pas sur l'instrument, et on peut facilement s'éloigner d'un certain idéal. Il faut donc garder le contrôle, et trouver le bon équilibre. Pendant trois ans, j'ai travaillé en chantant des petites vocalises, et quelques Lieder de Schubert trois à quatre heures par jour, pour retrouver le naturel de la voix.

     

    Comment avez-vous vécu la tournée de chansons américaines que vous venez de faire avec Anne Sofie von Otter et Daniel Harding ?

    Au départ, c'était juste une plaisanterie. Je n'en étais pas moins nerveux, car cette musique m'accompagne depuis toujours, contrairement à l'opéra que je n'ai découvert que vers l'âge de 18 ans, de l'intérieur. Je n'aurais donc pas toléré d'y être mauvais. Lors du premier concert à Ferrare, nous étions tous très nerveux, mais plus la tournée avançait, plus nous étions détendus, confiants, et heureux. Nous ne sommes évidemment pas des chanteurs de jazz, et je ne me prends pas pour Frank Sinatra, mais le nom de la tournée, Somethin' Stupid
    , était comme une excuse ! J'étais totalement paniqué, parce que je n'ai eu que cinq jours pour apprendre toutes les chansons, mais en répétant les textes aux aurores dans la forêt avec mes écouteurs, j'étais simplement heureux, alors que je dois habituellement me couper du monde pour apprendre une partition.

     

    De qui avez-vous le plus appris ? Des chefs, des metteurs en scène, de vos collègues ?

    Je citerai avant tout mon professeur de chant, Solvig Grippe. Mais on rencontre tout au long de la vie des personnes qui nous soutiennent, à commencer par nos parents. Et quand on rencontre Claudio Abbado, c'est évidemment un moment extraordinaire. Ingmar Bergman est le premier metteur en scène avec qui j'ai travaillé, mais je ne pouvais pas vraiment me rendre compte de ce qu'il m'apportait, car je m'imaginais que tout le monde était comme lui. Je pense qu'il y a davantage de bons chefs d'orchestre que de bons metteurs en scène, dans la mesure où certaines compétences sont exigées pour diriger un orchestre, alors que n'importe qui, sous prétexte qu'il a fait un film, a été acteur ou chanteur, peut se voir confier une mise en scène. Lorsqu'un chef et un metteur en scène s'apprécient, poursuivent la même idée, c'est le paradis.

     

    Le 19/02/2007
    Mehdi MAHDAVI


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