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ENTRETIENS 25 avril 2024

Marie-Nicole Lemieux, la voix de la terre
© Johann Grimm

Ne voir en Marie-Nicole Lemieux qu'une impétueuse vivaldienne serait oublier un peu vite que la contralto québécoise remporta le Concours Reine Élisabeth de Belgique en chantant Berlioz, Wagner et Mahler. Après leur Nuits d'été d'extase infinie, John Nelson offre à sa chanteuse fétiche son premier Chant de la Terre, dans la version de chambre de Schoenberg.
 

Le 23/04/2007
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • La passion de Mahler pour la voix d'alto transparaît dans chacun de ses Lieder. Est-elle réciproque ?

    J'ai découvert Mahler en voyant le Maître de musique : j'écoutais Ich bin der Welt abhanden gekommen en boucle. Mais ce n'est qu'en arrivant au conservatoire que j'ai su qui avait composé cette mélodie. À l'époque, je me sentais beaucoup plus proche des Rückertlieder que du Chant de la terre, dont je n'avais entendu que des extraits. J'ai eu un véritable coup de foudre pour cette oeuvre lors d'un concert de l'Orchestre Symphonique de Montréal dirigé par Charles Dutoit, avec Michelle de Young et Richard Margison. En lisant les textes que Mahler a choisis, j'ai eu l'impression que quelqu'un comprenait ces angoisses par rapport à la mort, à l'éternité, au néant, qui m'obsèdent depuis la plus tendre enfance. J'avais juste envie de chanter ces poèmes un jour, peut-être, parce qu'ils me réconfortent.

     

    Dans quel état d'esprit abordez-vous votre premier Chant de la terre ?

    Je m'y étais déjà préparée, puisque j'étais supposée le chanter il y a deux ans aux États-Unis, mais je n'avais alors pas pu obtenir de permis de travail. La version arrangée par Schoenberg pour orchestre de chambre est idéale pour une première fois, notamment car le quatrième Lied, qui est très grave, est soutenu par un orchestre fortissimo. Comme Brahms, Mahler me donne néanmoins l'impression de connaître mon instrument lorsqu'il écrit pour la voix d'alto. Je n'ai donc pas de peur vocale, mais il me faut trouver une intériorité, une unité avec l'orchestre. Quant aux mélodies du ténor, je vais essayer de les écouter de tout mon coeur, de me laisser porter pour m'inscrire dans la continuité du sens, jusqu'à Der Abschied qui, ne serait-ce que par sa longueur, constitue un véritable défi.

    Le Chant de la terre est l'apothéose de l'oeuvre de Mahler, l'aboutissement d'une quête spirituelle sur le sens de la nature, de l'homme, de la vie et de la mort – c'est comme si tous les Lieder antérieurs tendaient vers cette écriture raffinée, peaufinée, intérieure jusque dans l'expression de la grandeur de la nature. Cette musique me porte, me berce depuis des années – j'en ai toujours un enregistrement à portée de l'oreille. Je la place si haut que j'aurai juste le souci de bien faire, en restant en liaison directe avec mon âme : je m'en sortirai en étant la plus honnête possible.

     

    Quel est votre enregistrement préféré ?

    L'enregistrement d'Otto Klemperer avec Fritz Wunderlich et Christa Ludwig est ma version culte. J'aime beaucoup celui avec Maureen Forester, mais l'équilibre avec le ténor n'est pas aussi merveilleux. Christa Ludwig et Maureen Forester sont d'ailleurs deux voix, deux artistes qui m'inspirent énormément, notamment par cette recherche de l'égalité du timbre qui leur permettait d'aborder tous les styles. Christa Ludwig chantait Bach avec un instinct musical incroyable, à l'instar de Janet Baker. Cette dernière allait d'ailleurs chercher des couleurs formidables dans la mélodie française. Ses Nuits d'été sont parmi celles que je préfère.

     

    Vous alternez à votre tour Vivaldi et Berlioz, Haendel et Duparc, Bach et Mahler.

    Immédiatement après mes débuts dans le rôle-titre de Jules César à l'Opéra de Nancy, j'ai donné un récital de mélodies françaises : c'était comme enfiler un grand bas de laine tricoté par ma mère. On peut prendre le temps d'épanouir de grandes lignes, de développer l'élasticité de la voix, tandis que la vocalité baroque permet de se confronter aux extrêmes de la voix. Contrairement aux vocalises rossiniennes, les coloratures haendéliennes nécessitent un allègement de la pâte sonore. Autrement, la voix ne suivrait pas. Dans les airs de bravoure où il faut que le grave porte, je n'avais pas d'autre choix que de poitriner – Jules César incite à passer à l'attaque ! Mais un air comme Aure, deh, per pietà permet de retrouver une ligne vibrante et égale.

    À chaque représentation, j'essayais de développer cette assise dans les récitatifs. Le drame amène aussi certains sons étranges, certains effets que je ne me permettrais sans doute pas au concert ou en récital. Quand j'arrive sur scène, je sais que je peux partir dans les sens, et mon travail consiste à maîtriser cette énergie. En me confrontant à une part de mes limites, c'est-à-dire à ce que je devais accepter de faire pour le moment, et qui n'était pas toujours conforme à la version idéale que j'avais imaginée, Jules César m'a permis d'évoluer.

     

    Comment votre voix a-t-elle évolué depuis vos débuts ?

    J'ai désormais beaucoup plus de facilité pour les graves très poitrinés, comme ceux de Jules César. Au début, je les avais, mais je ne pouvais pas les contrôler, décider si je voulais les faire ou non. Il en va de même dans le registre aigu, où je me sens plus à l'aise. Je m'en rends particulièrement compte dans la mélodie française. Lorsque j'ai chanté les Nuits d'été il y a trois ans, certaines couleurs de voyelles me résistaient, mais quand je les ai reprises avec John Nelson en novembre dernier, les douceurs d'Absence coulaient de source. Mes rôles futurs n'ont rien d'inaccessible, et j'ai la chance de pouvoir passer d'un style à l'autre, de Verdi à Debussy. J'aimerais aussi faire mon premier Rossini sur scène, que ce soit l'Italienne à Alger, Tancrède ou Rosine du Barbier de Séville. Mais je souhaite avant tout que ma voix reste parfaitement saine, et qu'elle continue à se développer sans lui infliger de mauvais traitements.

     

    Qu'est-ce qui a été le plus difficile à acquérir ?

    Au début, je me reposais sur le patrimoine instinctif, mais mon professeur m'a appris le respect des langues, la joie dans la préparation d'une oeuvre, dans le fait de traduire les paroles, tout ce petit travail de moine que je ne faisais pas auparavant. Je n'ai commencé ma carrière que deux ans après notre rencontre, j'étais donc encore très jeune et vulnérable. Je la vois à chaque fois que je retourne au Québec : durant les fêtes de Noël, nous avons travaillé tous les jours pendant deux semaines. Le fait de s'éloigner permet certes d'explorer, mais je ne comprends pas qu'un chanteur puisse se passer de coach vocal ou de professeur. C'est la clé de la santé vocale. Quand on chante Jules César pour la première fois, il faut être suivie par une oreille attentive, capable de nous ramener dans le droit chemin. Si je veux chanter à quarante ans, c'est maintenant que je dois être vigilante.

     

    Votre victoire au Concours Reine Élisabeth de Belgique a-t-elle été une surprise ?

    Étant donné que je prenais des cours privés, nous considérions ce concours comme un examen, une motivation pour la fin de l'année. Nous n'avons donc pas fait les choses à moitié. Il s'agissait de mon premier concours international, et j'y allais pour prendre conscience du niveau. J'ai passé les étapes les unes après les autres, avant de me retrouver en finale. Et lorsque le jury m'a appelée, je n'étais pas contente, mais terrorisée. Je me demandais ce que j'allais faire de ce prix, car je ne voulais pas être un feu de paille comme la plupart des lauréats des précédentes éditions. C'était pour ainsi dire une malédiction qui me tombait dessus. Eh bien l'avenir m'a rassurée !

     

    Quels sont les chefs qui ont le plus marqué votre jeune carrière ?

    Jean-Christophe Spinosi est évidemment en tête de liste. Avec Orlando furioso, il a accepté le pari de me donner le premier rôle alors que je n'étais qu'une inconnue, excepté à Bruxelles. Il y est allé avec tout son coeur, et j'ai découvert quelqu'un d'aussi fou que moi ! Il m'a donné beaucoup de confiance dans l'interprétation de la musique baroque. Au Canada, à l'époque où j'ai commencé, on préférait encore les voix très légères, et on trouvait que j'avais une trop grande voix pour cette musique. Spinosi m'a permis de chanter avec toute ma voix, de passer en voix de poitrine, il m'a insufflé un élan en me faisant découvrir l'univers dramatique de Vivaldi, que je ne connaissais qu'à travers sa musique sacrée. Je m'y suis tout de suite bien sentie, alors que je commence seulement à être à l'aise dans Haendel, dont les coloratures sont plus difficiles. D'autre part, Vivaldi a besoin de l'interprète : si celui-ci n'est pas musical, vivant, cette musique peut tomber à plat, alors que Haendel se suffit à lui-même ; c'est un monde en soi, et il faut lui rendre honneur.

    Michel Plasson, qui m'a tant appris sur la prosodie française, disait la même chose à propos de Berlioz et Wagner. Même mal joué, Wagner est supportable, tandis que Berlioz, aussi grandiose, fabuleux soit-il, reste fragile et délicat. Puis, je citerai Kurt Masur, bien que je n'aie pas beaucoup chanté avec lui. Le regarder diriger est à chaque fois une expérience formidable, ressentir la somme de travail de cet homme passionné, dur et généreux en même temps, qui peut vous crier dessus puis vous envoyer un bisou l'instant d'après. J'étais également très heureuse de chanter sous la direction de Paavo Järvi, car il est constamment à la recherche du sens. René Jacobs, avec qui j'ai découvert Monteverdi, m'a donné beaucoup de confiance en moi.

    Et bien sûr John Nelson, qui est d'une grande générosité lorsqu'il aime quelqu'un. J'avais auditionné pour lui, mais le courant n'était pas passé. Puis il m'a entendu aux Victoires de la Musique, et il a eu une révélation. Nous avons fait Béatrice et Bénédict, le Paradis et la Péri de Schumann, les Nuits d'été, la Passion selon saint Jean, que je n'avais plus chantée depuis mes études, il m'offre mon premier Chant de la terre, et nous avons beaucoup de projets ensemble. Ce sont de très belles rencontres.

     

    Vous a-t-on dit d'emblée que vous étiez contralto ?

    J'ai commencé à travailler ma voix sans me fixer de tessiture particulière. Le temps d'une session, mon premier professeur m'a dit que j'étais soprano dramatique, certainement pour que je me détende, et que je n'aie pas peur d'affronter mes aigus. Puis j'ai entendu des enregistrements de Maureen Forester. Sans en rien dire, je me sentais proche de ses couleurs. C'est au cours du travail avec mon deuxième professeur que nous nous sommes dirigés vers le contralto, sans pour autant nous cantonner dans ce registre. Peut-être serai-je un jour mezzo, mais pour le moment je me définis comme alto, c'est-à-dire un contralto lumineux, car ma voix n'a pas la sombre particularité d'un vrai contralto.

     

    De quels rôles rêveriez-vous si vous étiez soprano léger ?

    Tant qu'à faire quelque chose, j'aurais chanté Lucia, même si ce n'est pas vraiment un soprano léger. J'aurais pu être folle à souhait ! Alors que j'ignorais jusqu'à l'existence de la voix de contralto, je chantais des contre-ré de ma voix qui n'avait pas encore mué ! J'écoutais l'Air de la folie seule dans ma chambre dans le noir, dans la version de Joan Sutherland à Covent Garden en 1956. Et aussi Mado Robin dans l'Air des clochettes et la Chanson d'Olympia, que j'adorais. Et Ah, non credea mirarti, qui a toujours été mon air préféré. Que c'est beau, que c'est triste !

     

    Le 23/04/2007
    Mehdi MAHDAVI


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