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ENTRETIENS 26 avril 2024

Sylvain Cambreling, musicien de théâtre

Compagnons de théâtre depuis quatorze ans, Sylvain Cambreling et Christoph Marthaler ont déjà présenté à Paris leur Kátia Kabanová de référence et des Noces de Figaro aussi ludiques que contestées, qui avaient vu le jour à Salzbourg. Ils se retrouvent pour une nouvelle Traviata qui ne manquera pas de bousculer les ors et velours du Palais Garnier.
 

Le 13/06/2007
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Qu'est-ce qui vous unit à Christoph Marthaler dans votre conception du théâtre lyrique ?

    D'une part, Marthaler est musicien – il était hautboïste, et lit donc parfaitement la musique –, d'autre part, nous sommes intéressés par des lectures un peu décalées, non par rapport à la tradition, que nous respectons, mais par rapport à la convention. Nous avons tendance à prendre le contre-pied de certaines routines d'interprétation qui sont présentées comme des traditions, pour renouveler les habitudes d'écoute, particulièrement avec une pièce comme la Traviata, que tout le monde connaît, ou pense connaître.

    Il y a donc à la base de notre travail commun une véritable lecture, tant du livret que de la partition, et une réflexion sur les raisons pour lesquelles ces habitudes se sont forgées. Si la tradition nous semble juste par rapport au texte et à la psychologie, nous pouvons la conserver ; autrement, nous nous en libérons. Marthaler fait la même chose au théâtre. Enfin, nous cherchons à ce que les personnages soient des gens normaux, que l'on peut rencontrer dans la vie quotidienne, et non des archétypes idéologiques, même si le théâtre de Marthaler n'est jamais réaliste, mais à mi-chemin entre le rêve, l'invention, l'ironie, tout en s'appuyant sur des situations tout à fait plausibles. C'est une des choses qui m'attire le plus dans son théâtre, et la façon dont il aborde l'opéra.

     

    Est-ce une tentative de susciter, chez les spectateurs d'aujourd'hui, la surprise qui fut celle du public en découvrant des oeuvres désormais bien installées au répertoire ?

    Il n'y a en tout cas, à aucun moment, une volonté de provocation. Beaucoup de gens pensent que Marthaler nous provoque, mais cela n'aurait aucun intérêt. Nous essayons de prendre ces pièces inusables, quelquefois détournées de ce qu'elles étaient par l'habitude, comme si elles étaient neuves. Rien n'oblige à ce que la Traviata se déroule dans des ors et des velours, avec quatre-vingts choristes un verre de champagne à la main. Une partie du public peut se sentir heurtée, agressée parce qu'on change ses habitudes, mais il s'agit d'essayer de restituer à la pièce une certaine innocence, de la raconter comme pour la première fois, ce qui peut causer des surprises.

    De plus, ces oeuvres continuent de vivre, d'évoluer, parce que nos références ne sont plus les mêmes. Au XIXe siècle, les courtisanes, que la bourgeoisie entretenait au su de tout le monde, avaient pour ainsi dire un statut social que n'ont plus aujourd'hui les prostituées. Qui sont les femmes à la fois enviées, admirées, méprisées, et qui travaillent pour l'argent ? Ce sont désormais les people, les stars qui revendiquent la liberté de vivre comme elles en ont envie, avec certaines licences, et qui sont généralement des personnes gentilles, généreuses. Une production de la Traviata me semble plus juste aujourd'hui en allant dans ce sens qu'en continuant de présenter une soi-disant courtisane du XIXe siècle, dont plus personne n'a la moindre idée.

     

    Que deviennent Alfredo et son père dans un contexte où le carcan familial est beaucoup moins serré ?

    Une grande différence subsiste entre les personnes qui vivent en province et ceux qui vivent à Paris. La vie nocturne n'est pas la même à Moulins ou à Clermont-Ferrand qu'à Paris. Même si les jeunes gens sont au courant de ce qui se passe par la télévision, ils ne le vivent pas. Christophe Marthaler dit qu'on pourrait très bien imaginer Alfredo arrivant d'un village suisse, dans une société qui n'est pas vraiment la sienne, où l'on s'amuse, boit, joue aux cartes pour de l'argent, et où la vie amoureuse est relativement libre. Quant au père, cela ne le dérangerait pas que son fils aille trouver une courtisane, au contraire, il l'a fait lui aussi dans sa jeunesse, mais il ne veut pas que cela devienne une relation sérieuse et suivie, affichée au vu de tous, parce que dans son milieu, on peut aller au bordel, mais pas se mettre en ménage avec une prostituée. Cela existe toujours.

     

    On ne meurt plus aujourd'hui, en France, de la tuberculose.

    Mais on meurt du SIDA. Violetta est atteinte d'une maladie très sérieuse, elle sait qu'elle va mourir et décide encore une dernière fois d'avoir le droit d'aimer et d'être aimée. On peut très bien faire le parallèle, même si on ne doit pas forcément le mettre en scène, avec ces personnes, jeunes ou moins jeunes, atteintes de cette maladie, qui ont un besoin énorme d'amour.

     

    Sous ses dehors de femme-enfant, Christine Schäfer devrait participer de cette volonté de rupture avec la convention.

    Christine peut aborder des rôles très différents. Dans Lulu, elle jouait la femme-enfant. Mais Violetta est une femme qui lutte, pour s'imposer dans une société d'hommes, et contre la maladie. C'est une force dans un petit corps, un peu comme Teresa Stratas. La Traviata a toujours été distribuée de mille façons différentes, aussi bien à des voix très dramatiques qu'à des voix très légères. Christine a une voix très timbrée, et à mi-chemin entre les deux. Elle est une femme moderne. Il faut oublier Greta Garbo et Maria Callas. Christine ne sera jamais une Traviata à crinoline.

    De toute manière, il ne me semble pas juste de distribuer Violetta à des voix trop dramatiques, car elles seraient obligées de chanter très pointu les coloratures du premier acte, alors que le contenu de l'air est dramatique. Il faut une femme intelligente, car le contenu émotionnel est toujours très fort, et plus particulièrement à partir de cette scène charnière avec le père : dès qu'elle prononce « Morrò ! Â», notre regard sur Violetta change, et on ne doit jamais oublier, dans tout ce qui va suivre, qu'elle est en train de mourir. À partir du moment où elle décide de quitter Alfredo, plus rien ne la retient à la vie. L'interprète doit exprimer cette espèce de lassitude, cette fragilité, et aussi la fierté, la dignité avec laquelle elle répond à l'humiliation dans la scène chez Flora.

    Les héroïnes de Verdi grandissent en noblesse. C'est le fait de Gilda, qui, au départ, est une femme-enfant, mais qui grandit dans le sacrifice. Au troisième acte, le flirt avec la religion, qu'on n'attendait absolument pas de Violetta, enrichit le rôle d'une couleur différente, mais il faut qu'on puisse encore à la fin avoir en mémoire la couleur de la voix du premier acte, bien qu'elle se brise tout le temps. Cela dit, le Brindisi du premier acte est très amer, ce n'est pas non plus une joie simple.

     

    Alfredo grandit-il dans cette épreuve ?

    Comme le père, qui est encore moins recommandable, sa musique est extraordinaire, mais il n'est finalement pas sympathique, et un peu stupide. C'est un petit-bourgeois qui s'encanaille en ayant une aventure avec cette femme, qu'il aime très égoïstement, sans la regarder. Il est terriblement frappé dans son orgueil de fils à papa, réagit très mal, devient vulgaire. Il revient trop tard, et ne voit même pas que Violetta est malade. Jusqu'à la fin, il restera ce jeune homme naïf, probablement séduisant, certainement très gentil, amoureux, mais incroyablement égocentrique.

    Quant au père, c'est un personnage extrêmement antipathique, qui sacrifie l'amour de son fils pour pouvoir vendre sa fille, probablement à une famille riche qui ne peut accepter cette liaison, mais qui séduit par la voix, en impose par sa stature, comme un grand patron. Verdi aborde ici un de ses thèmes favoris, le rapport au père. À son arrivée, Germont est troublé, d'abord par la femme, puis par ses qualités morales, auxquelles il ne s'attendait pas, et Violetta fait un transfert de la figure du père, sans se laisser complètement duper.

    Ce sont des figures riches pour le théâtre, et qui ont beaucoup de clones dans la vie d'aujourd'hui. Les personnages de Verdi ne sont pas que des archétypes, ils ont toujours une vérité. Contrairement à ceux de Puccini, qui sont simplement réduits à eux-mêmes, ils ont une dimension universelle.

     

    D'aucuns considèrent encore Verdi comme un piètre orchestrateur.

    Verdi est un grand compositeur, et un grand orchestrateur. Il utilise ce dont il a besoin, et lorsqu'il a besoin de peu de choses, il est le grand maître de la litote. Il a une pudeur et une humilité face à ses propres capacités, spécialement dans la Traviata, qui font que certains ne le comprennent pas, et qu'au contraire il émeut la plus grande partie du public.

    Verdi savait exactement à quel moment il devait ajouter une note de trombone ou un coup de triangle, et avait l'instinct du tempo juste, qui a beaucoup à voir avec le rythme cardiaque, pour signifier un changement d'émotion. À l'instar de Berlioz et Wagner, il impose l'orchestre comme un protagoniste théâtral, et un contrepoint psychologique qui n'existait pas auparavant dans l'opéra italien. Ceux qui dénigrent le compositeur ou l'orchestrateur n'ont pas lu les partitions, ou sont simplement des snobs.

     

    Les chanteurs avec lesquels vous travaillez régulièrement remarquent que vous êtes l'un des rares chefs à assister à toutes les répétitions scéniques.

    Je l'ai toujours fait, parce que c'est justement la présence d'un metteur en scène, d'un décorateur, d'un chef d'orchestre, et de chanteurs qui doivent travailler ensemble pour ne pas dévier d'une lecture commune de la partition, qui fait de l'opéra un code théâtral particulier. La liberté dont les chanteurs ont besoin au moment du spectacle ne peut s'acquérir que si nous nous connaissons très bien, et donc si le chef connaît parfaitement la mise en scène.

    Contrairement à ce que certains peuvent penser, je suis très à l'écoute des chanteurs, et je suis toujours présent, quoi qu'il arrive durant le spectacle, parce que rien ne peut me surprendre. Les émotions ne sont pas déclenchées uniquement par les sons et la musique, mais aussi par un contenu émotionnel que l'acteur donne ; cela ne s'improvise pas, on le fabrique ensemble.

     

    Qu'est-ce qui a fait naître en vous ce désir d'être au coeur du théâtre ?

    Enfant, j'étais comédien, et jusqu'à l'âge de 15 ans, j'ai hésité entre le théâtre et la musique. Le théâtre a donc toujours fait partie de ma vie, et je suis un ardent lecteur : les livres sont ma deuxième passion. Je suis un musicien qui pense théâtralement. Et puis ce que l'on vit en répétitions est extraordinaire, c'est un travail d'équipe très différent du rapport qu'a un chef avec un orchestre, car il doit prendre seul les décisions pour créer une entité globale, bien qu'il faille écouter, profiter de tout ce que les musiciens apportent individuellement. Le théâtre est un travail d'échange et de recherche avec les acteurs ou les chanteurs. On se nourrit les uns les autres, et on s'amuse beaucoup.

     

    Qu'est-ce qui vous pousse à remettre sans cesse certaines oeuvres sur le métier ?

    Certaines oeuvres me paraissent inusables, et on peut toujours les aborder de manière différente. Il s'agit de ma quatrième production de la Traviata. Et ne parlons pas de Mozart ! Je n'en aurai jamais fini avec Don Giovanni. Je pourrais le reprendre mille fois, et avoir à chaque fois la conviction que la version que je suis en train de faire est juste. Je ne suis plus le Sylvain Cambreling qui dirigeait sa première Flûte enchantée en 1975, et il y a régulièrement des pièces que j'aimerais refaire, parce que je les dirigerais autrement. Il ne s'agit pas d'un changement radical, mais plutôt de détails que je n'avais pas complètement réussis, et qu'il me semble pouvoir résoudre aujourd'hui.

    Fidelio, que je vais reprendre dans deux ans, fait partie de ces oeuvres géniales, mais absolument impossibles. La dernière fois que je l'ai montée, avec Marthaler d'ailleurs, la lecture était intéressante, mais bien des choses n'étaient pas comme je les rêve. Je ne suis pas certain d'y arriver cette fois-ci, mais j'ai absolument envie de refaire Fidelio. Dans Wozzeck, que j'ai également beaucoup dirigé, le texte musical est tellement précis, codifié qu'on ne peut pas beaucoup changer, mais la façon dont on raconte scéniquement la pièce peut être très différente d'une production à l'autre, et cela m'intéresse beaucoup de le reprendre la saison prochaine ici à la Bastille.

     

    Le 13/06/2007
    Mehdi MAHDAVI


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