altamusica
 
       aide















 

 

Pour recevoir notre bulletin régulier,
saisissez votre e-mail :

 
désinscription




ENTRETIENS 26 avril 2024

Gerard Mortier, pourfendeur de traditions (2)
© Jean-Christophe Marmara

Contre tollés et broncas, qui valent assurément mieux pour la vitalité de l'opéra que le consensus mou, Gerard Mortier demeure l'homme d'une démarche, d'une vision artistiques qui entendent restituer aux chefs-d'oeuvre du passé leur brûlante actualité. Il commente ses choix pour la saison 2008-2009, sa dernière à la tête de l'Opéra national de Paris.
 

Le 10/04/2008
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



Les 3 derniers entretiens

  • Ted Huffman,
    artiste de l’imaginaire

  • Jérôme Brunetière,
    l’opéra pour tous à Toulon

  • Jean-Baptiste Doulcet, romantique assumé

    [ Tous les entretiens ]
     
      (ex: Harnoncourt, Opéra)


  • La saison 2008-2009 s'ouvre avec une mise en scène d'Eugène Onéguine importée du Bolchoï, celle-là même qui a fait jurer à madame Vichnevskaïa qu'elle ne mettrait plus jamais les pieds dans ce théâtre.

    Ce que je n'ai d'ailleurs pas compris. L'Opéra de Paris était invité par le Bolchoï pour y présenter Tristan et Isolde à l'occasion de sa réouverture – mais le théâtre n'était pas prêt, nous irons donc plus tard –, et je devais inviter le Bolchoï en échange. J'ai eu un véritable coup de coeur en voyant cette production. Et je pourrais même croire qu'elle va remporter un énorme succès à Paris, parce que le travail de Dmitri Tcherniakov est issu du réalisme stanislavskien. Tout se passe dans une pièce, le duel est provoqué pendant l'anniversaire de Tatiana, et Lenski est tué au même endroit. La deuxième partie est transposée dans un salon nouveau riche à Saint-Pétersbourg, tel qu'on en voit en Russie aujourd'hui, et ce pauvre Onéguine n'est plus rien, tout le monde le repousse. Mais je vous laisse découvrir cette grande mise en scène de théâtre.

    Et pour montrer une autre facette de Tcherniakov, je lui ai confié la mise en scène de Macbeth de Verdi, sur laquelle nous sommes en train de travailler. C'est une pièce horriblement difficile. Comment représenter les sorcières, d'autant que Verdi leur donne une teinte ironique, qui fait d'ailleurs la beauté de la pièce ? Comme j'ai une distribution internationale, et que je ne sais pas comment madame Urmana va réagir, nous avons décidé de faire d'abord cette mise en scène à Novossibirsk avec une distribution russe. Je voulais aider ce théâtre magnifique, avec son chef d'orchestre, Teodor Currentzis, qui est fou, et qui va diriger la reprise de Don Carlo cette saison. Ces gens doivent lutter pour survivre, parce qu'ils n'intéressent pas le pouvoir moscovite.

     

    Vous avez confié la Fiancée vendue de Smetana à Gilbert Deflo, qui vient de déclencher une polémique a contrario avec une Luisa Miller en totale rupture avec l'esthétique que vous défendez.

    Je connais très bien Luisa Miller, et j'ai longtemps hésité, car j'avais vu une production extraordinaire à Francfort avec Cambreling et Marthaler, mais j'ai dû prendre ma décision au moment où Sylvain a voulu prendre ses distances suite à ses différends avec l'orchestre. Gilbert est un metteur en scène qui veut raconter les histoires en restant le plus fidèle possible au compositeur. Mais je ne comprends pas qu'il soit toujours mis en cause à Paris, où l'on considère Laurent Pelly comme un metteur en scène fantastique.

    Je trouve Luisa Miller beaucoup plus réussie que l'Elisir d'amore, parce que Gilbert Deflo, au minimum, met les choses entre guillemets : quand il fait entrer un choeur à l'ancienne, regards tournés vers le chef, ce n'est pas un hasard. Cela ne veut pas dire que je ferais tout avec lui, mais il a une connaissance du théâtre beaucoup plus grande que beaucoup d'autres. Il vit à Paris depuis quarante ans, mais n'a jamais été accepté.

    C'est lui qui m'a mis en contact au départ avec Planchon, Chéreau, Mnouchkine. Nous avons assisté ensemble à la création de Die Soldaten de Zimmermann. Son maître à penser est Strehler, avec qui il a longtemps travaillé, et il s'inspire aussi de Meyerhold – c'était flagrant dans l'Amour des trois oranges qui a remporté un grand succès, et qui est une magnifique interprétation de la pièce. J'ai toujours présenté la Fiancée vendue avec des metteurs en scène qui cherchaient un certain réalisme, parce que les scènes de folklore ne peuvent pas être déplacées. La vision de Gilbert sera très romantique, et il connaît bien le cirque, qui est très important dans cette pièce.

     

    Vous annoncez également une nouvelle production de la Petite Renarde rusée de Janáček par André Engel, alors qu'il en avait déjà présenté une vision avec la même équipe au Théâtre des Champs-Élysées en 2002.

    Je l'avais vue, trouvée très intéressante, mais pas totalement aboutie. J'ai discuté avec André, et nous avons complètement reconstruit la mise en scène. Il s'agit d'une coproduction avec le New York City Opera. Je vais également faire Fidelio avec Johan Simons. Malgré un bon point de départ, Simon Boccanegra n'était pas complètement réussi, principalement parce que le décor n'était pas abouti. Au départ, le rideau à l'avant-scène n'était pas pensé comme un rideau, mais devait être plus loin et délimiter un espace clos. À la reprise, j'ai essayé de le sauver en l'éclairant différemment, mais il n'y avait rien à faire, d'autant que le décorateur, Bert Neumann, campait sur ses positions.

    Le décor que nous avons conçu avec un autre scénographe pour Fidelio est fantastique. Je n'ai pas encore gagné, mais Johan Simons est un grand metteur en scène. J'ai vu des mises en scène extraordinaires de lui au théâtre, Richard III de Shakespeare, Anatomie Titus de Heiner Müller qui était exceptionnel, de très belles Particules élémentaires de Michel Houellebecq.

     

    Les chanteurs qui ont participé à la production de Simon Boccanegra disent que le travail de Simons, basé sur l'improvisation, demande plus de temps que ne peut en offrir le système de production d'un opéra pour se développer.

    J'en ai discuté avec lui, et il a annulé certains engagements pour pouvoir consacrer davantage de temps à cette production. Quand il arrive, un metteur en scène doit savoir ce qu'il va faire du quatuor de Fidelio, par exemple. Verdi est différent de Beethoven : la musique de Verdi est d'un certain réalisme, c'est-à-dire qu'elle raconte une situation dramatique existante, tandis que la musique de Beethoven est conceptuelle. Chaque air est l'expression de la pensée même de Beethoven, il faut avoir cette idée toujours présente à l'esprit pour pouvoir en discuter avec les chanteurs.

     

    Vous proposez également une production de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch venue d'Amsterdam.

    C'est une mise en scène assez extraordinaire. Martin Kušej a fait à Paris des débuts très contestés avec Carmen au Châtelet, qui n'était pas sa meilleure mise en scène – il n'est d'ailleurs même pas venu pour la reprise –, mais je l'apprécie énormément. C'est Christoph von Dohnányi, qui a fait Elektra avec lui, qui m'en avait parlé. Je n'avais pas non plus aimé sa mise en scène de Die Gezeichneten de Schreker, mais cette Lady Macbeth a été un choc au même titre qu'Eugène Onéguine. La mise en scène est exigeante pour le public, car la direction d'acteurs est très violente, avec une scène finale extrêmement frappante. Mais ce sera un grand moment, avec Eva Maria Westbroek, qui est devenue une star à Paris, et Hartmut Haenchen à la direction.

    Nous allons aussi faire le Roi Roger de Szymanowski, une pièce de la première moitié du XXe siècle que je voulais absolument faire découvrir, et que j'avais donné en version de concert avec Simon Rattle à Salzbourg. Ce royaume fondamentaliste envahi par cette beauté, cette sensualité orientale, l'attirance entre le Roi et ce berger ; c'était un opéra pour Warlikowski, sa pièce nationale qui plus est. Sa mise en scène devrait être très intéressante.

    Quant à la création de Bondy et Boesmans basée sur Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz, elle s'inscrit dans la continuité du travail entrepris à la Monnaie avec Sylvain Cambreling, puis Antonio Pappano et enfin Kazushi Ono avec Reigen, Wintermärchen et Julie. J'ai rencontré Luc Bondy il y a quarante ans à Francfort. Il avait 23 ans et mettait en scène une pièce de Gombrowicz. Il est normal qu'une programmation soit aussi le reflet d'une personnalité, de nos amitiés, de nos réflexions. Chéreau et Koltès n'ont pas collaboré ensemble par hasard.

     

    Dès l'annonce de votre première saison, vous aviez promis Muti dans Aïda. C'est finalement un Muti « clé en main Â» que vous livrez, avec Demofoonte de Jommeli.

    Il était encore à la Scala à l'époque, et nous voulions faire une coproduction. Il m'a demandé de le soutenir dans un projet sur l'opéra napolitain, la seule condition étant que nous tombions d'accord sur un metteur en scène. Riccardo Muti est un grand ami, mais nous avons toujours des désaccords sur les metteurs en scène.

    J'ai proposé Gilbert Deflo, avec qui il a déjà collaboré, mais il voulait un italien. Ce sera Cesare Lievi, avec qui il a fait un Parsifal, et qui est convenable. Je ne connais pas la pièce, je dois la découvrir. Considérons-la comme une rareté qui vaut la peine d'être écoutée pour l'influence que Jommelli a pu avoir sur Mozart, et ce qu'il annonce de Rossini. J'avais proposé à Muti Lodoïska de Cherubini, qu'il a dirigé à la Scala, mais il a refusé. Nous en sommes restés là.

     

    Le répertoire français sera représenté par Werther de Massenet.

    Je n'aime pas du tout la pièce, mais c'est un cadeau que je fais à tous ceux que j'ai tellement choqués, et puis j'avais Susan Graham et Villazón ! J'ai eu un petit différend avec Susan, qui est une bonne amie, lorsqu'elle a annulé la première d'Iphigénie en Tauride parce qu'elle n'était pas d'accord avec la mise en scène. J'ai quand même maintenu ce Werther, mais j'aime trop Goethe pour aimer le Werther de Massenet.

     

    Entre deux Puccini, vous reprenez la Flûte enchantée très contestée de la Fura dels Baus.

    Je maintiens que cette Flûte enchantée était une très belle proposition, mais j'ai fait une erreur concernant le texte, qui n'était pas à la hauteur. J'ai donc décidé de la reprendre. J'en ai parlé longuement avec la Fura, notamment du fait que le personnage de Papageno n'était pas assez présent à cause de la suppression des dialogues. Nous allons donc rétablir les dialogues, dans une version raccourcie et un peu adaptée.

    Cette mise en scène avait très bien fonctionné quand je l'avais présentée à la Ruhrtriennale, je voulais donc encore une fois l'essayer bien qu'elle ait été conçue au départ pour une halle industrielle, et non pour un grand théâtre. D'autant que celle de Robert Wilson, que j'aime beaucoup par ailleurs, ne m'a jamais convaincu. Quant à celle de Benno Besson, elle sera reprise par mon successeur, et tous les amateurs de Mozartkugeln pourront la revoir. Mais je crois que les enfants d'aujourd'hui préfèrent l'univers de la Fura dels Baus aux fanfreluches de Besson.

     

    Avez-vous été heureux à Paris ?

    Non, mais cela n'a rien à voir avec les spectacles. Certaines productions que j'ai montées m'ont donné beaucoup de satisfaction. L'Opéra Bastille est un instrument magnifique, mais parfois très lourd. Je suis dans une période de ma vie où je ne veux plus me concentrer que sur ce que j'aime faire, ne plus avoir de grande machine. On m'a proposé l'Opéra de Vienne, mais après avoir travaillé à Salzbourg, cela ne m'intéressait plus. Le problème est qu'à mon sens, Paris est actuellement entré dans un immobilisme insupportable, un peu comme Vienne à la fin du XIXe, à cette différence près qu'il y avait à cette époque à Vienne de très grands messieurs, une vie artistique considérable.

    Je me suis toujours senti étranger à Paris. Il y a bien sûr la Cité de la musique, dirigée par Laurent Bayle que j'aime beaucoup, Ariana Mnouchkine que j'adore, mais nous travaillons tous un peu seuls. M. Gall a surtout attiré un nouveau public. Et je le vois encore : lorsque nous ouvrons la location pour le Barbier de Séville, nous vendons 30 000 places en quatorze jours, alors que pour Wozzeck, je dois lutter – il n'en irait pas moins de même à Vienne, ou pire encore à Londres, où le public est complètement réactionnaire. Mais il me manque à Paris l'ouverture d'esprit que j'avais pensé y trouver, bien que cela dépende aussi du lieu.

    Je ne peux comprendre que France Musique aide à retransmettre des mises en scène du Metropolitan Opera dans des cinémas français alors que certains théâtres sont en train de mourir. Les vrais intellectuels, Todorov par exemple, qui est un grand philosophe, des grands esprits comme Kundera, Adonis, Maalouf, qui vivent tous à Paris et viennent chez moi, ne sont pas assez en vigueur. Je ne réclame en rien un consensus, mais cette ville où ont débattu les encyclopédistes, les existentialistes, semble désormais fermée au débat. C'est cela qui m'a souvent rendu malheureux.



    Lire la première partie de l'entretien

     

    Le 10/04/2008
    Mehdi MAHDAVI


      A la une  |  Nous contacter   |  Haut de page  ]
     
    ©   Altamusica.com