altamusica
 
       aide















 

 

Pour recevoir notre bulletin régulier,
saisissez votre e-mail :

 
désinscription




ENTRETIENS 19 avril 2024

Chris Merritt, héraut malgré lui
© Jack Reznicki

Atypique, la voix de Chris Merritt l’est assurément, et sa carrière ne l’est pas moins. Alors que la Rossini Renaissance battait de l’aile, le ténor américain a trouvé un troisième souffle dans la musique du XXe siècle. En alternant Il Prigioniero de Dallapiccola et la Juive d’Halévy, ce phénix du monde lyrique se livre à l’un de ces grands écarts qui ont fait sa légende.
 

Le 06/05/2008
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



Les 3 derniers entretiens

  • Ted Huffman,
    artiste de l’imaginaire

  • JĂ©rĂ´me Brunetière,
    l’opéra pour tous à Toulon

  • Jean-Baptiste Doulcet, romantique assumĂ©

    [ Tous les entretiens ]
     
      (ex: Harnoncourt, Opéra)


  • Comment un tĂ©nor lyrique, qui s’est rĂ©vĂ©lĂ© un vĂ©ritable phĂ©nomène vocal dans les annĂ©es 1980, devient-il un spĂ©cialiste du rĂ©pertoire du XXe siècle ?

    Je n’ai jamais été spécialiste de quoi que ce soit, ni de Rossini, ni du bel canto. J’ai toujours ressenti le besoin de chanter, comme mode d’expression. Durant la première partie de ma carrière, de 1975 à 1985, j’ai chanté le répertoire de ténor lyrique – Louise, la Flûte enchantée, la Bohème, Gianni Schicchi – et seulement deux rôles rossiniens, considérés comme traditionnels, Ramiro dans la Cenerentola et Lindoro dans l’Italiana in Algeri. Entre 1985 et 1995, période qui correspond au deuxième tiers de ma carrière, j’ai chanté beaucoup de bel canto, mais c’est la musique qui m’a trouvé, et non l’inverse.

    En 1983, j’ai rejoint une agence internationale new-yorkaise, très au fait des grands projets futurs, qui m’a permis de passer des auditions pour des rôles belcantistes, sans savoir qu’elles seraient déterminantes pour la suite de ma carrière. D’Allemagne, où je vivais, je me suis envolé pour New York, où j’ai chanté pour Riccardo Muti, Giuseppe Sinopoli, Claudio Abbado, Alberto Zedda. Muti cherchait un Arturo pour les Puritains qu’il devait diriger à Philadelphie. J’avais abordé le rôle en 1981 au New York City Opera, et il en avait entendu parler. Nous l’avons travaillé ensemble, mais le projet n’a pas abouti. Plus tard, il m’a engagé pour Guillaume Tell, les Vêpres siciliennes, la Donna del lago et le Requiem de Verdi.

    À l’époque, je ne savais rien de Rossini, mais je chantais toujours un de ses airs en audition, parce que c’était un moyen rapide de montrer l’étendue et l’agilité de ma voix. J’ai donc commencé à avoir beaucoup de propositions, particulièrement de Zedda de la Fondazione Rossini, qui cherchait des chanteurs pour la renaissance du Rossini serio – Zelmira, Ermione, Armida… Chaque chef voulait marquer le bicentenaire de la naissance du compositeur de son empreinte, en trouvant un opéra plus ou moins inconnu pour faire campagne, Abbado avec le Voyage à Reims, Muti avec Guillaume Tell, etc.

    Durant cette période, j’ai également beaucoup chanté Arturo des Puritains, Percy d’Anna Bolena, Nemorino de l’Élixir d’amour, le rôle-titre de Benvenuto Cellini et Énée des Troyens. Plus j’en faisais, plus les directeurs artistiques me proposaient ce type de rôles. Vu de l’extérieur, c’était devenu une spécialité, alors que pour moi, il ne s’agissait que d’accepter des contrats, du travail en somme. Je n’ai jamais étudié cette musique comme une science. J’ai tout appris des chefs avec lesquels j’ai travaillé. Le niveau que j’avais réussi à atteindre dans ce répertoire était le résultat de la somme de leurs connaissances, ajoutées aux bases techniques que m’avait enseignées mon professeur.

     

    Le bicentenaire de la naissance de Rossini a marqué un tournant paradoxal dans votre carrière.

    Après 1992, la plupart des chefs se sont en effet désintéressés du Rossini serio. Dès 1989, les engagements pour ce répertoire ont donc diminué de manière drastique par rapport aux années précédentes. Comme je ne pouvais pas m’arrêter et ne chanter qu’un opéra par an, car je devais travailler pour soutenir ma famille, j’ai dû trouver autre chose.

    Par chance, mon vieil ami Alec Treuhaft, actuel directeur du département vocal d’IMG Artists, qui était à l’époque responsable des distributions de l’Opéra des Pays-Bas, préparait une grosse production de Moïse et Aron de Schönberg avec Pierre Boulez et Peter Stein pour 1995, avec une reprise au Festival de Salzbourg en 1996. Alec et mon agent en ont discuté et m’ont dit que ce serait un bon rôle pour moi. Je ne pouvais refuser un tel projet.

    J’ai travaillé pendant un an et demi, et j’ai remporté un grand succès, tant public que critique. Mais une fois encore, il ne s’agissait en rien d’une étude scientifique. Je n’ai pas pensé du jour au lendemain que j’allais me lancer dans la musique du XXe siècle. J’ai simplement eu la chance qu’Alec, qui me connaissait bien depuis longtemps, et mon agent aient compris que j’avais la capacité de le faire. Je n’ai fait qu’accepter un engagement, avec l’excitation de travailler avec Pierre Boulez, et un enregistrement pour Deutsche Grammophon à la clé. Mais dès ce moment, le monde a décidé que j’étais un spécialiste de musique moderne, et tout Henze, Berg m’est tombé dessus.

    Dans ce répertoire, tout ne me va pas aussi bien qu’Hérode dans Salomé. On continue de me proposer certains rôles avec lesquels je n’ai que peu d’affinités, mais que je finis par accepter. J’aime le défi que représente cette musique, et je m’épanouis dans des rôles comme le Capitaine de Wozzeck, Méphisto de Doktor Faust de Busoni. En revanche, je ne cours ni après Tikhon de Katia Kabanová, ni après Égisthe d’Elektra – mais comment refuser le Met, Covent Garden, ou la production inaugurale de la compagnie Nomori fondée par Seiji Ozawa, avec Robert Carsen, Deborah Polaski, Christine Goerke, Agnes Baltsa et Franz Grundheber ?

    Depuis 1995, les chefs d’orchestre, les directeurs d’opéra ne pensent plus à moi que pour ce répertoire, et j’y reste cantonné. Mon agent m’a demandé si j’avais envie d’aborder des rôles de baryton, mais certaines zones de ma voix n’ont pas l’impact nécessaire. Plácido Domingo peut le faire.

     

    Il vient d’aborder Oreste dans Iphigénie en Tauride.

    La première fois que j’ai chanté le rôle de Pylade, le rôle d’Oreste était tenu par un ténor, et lorsque je l’ai refait l’année suivante, c’était un baryton. À cet égard, les ténors sont moins flexibles que les sopranos, qui peuvent plus facilement se reconvertir dans les rôles de mezzo. Pour un Hérode plus intéressant qu’Hérodiade, combien d’Égisthe dans l’ombre de Clytemnestre ? Quand je suis passé au répertoire du XXe siècle, j’ai décidé de ne plus faire de bel canto. Était-ce une bonne décision ?

    L’autre soir, en me changeant après la représentation du Prisonnier, je me suis mis à chanter les Puritains, que je n’ai pas repris depuis des années, parce qu’un ami m’a récemment donné un enregistrement pirate capté à Bilbao en 1989, où je chante Arturo – ce n’était pas mal du tout, alors que je ne me souvenais que des difficultés que j’avais éprouvées, parce que j’étais malade –, et je me suis demandé pourquoi j’avais abandonné cette musique.

     

    Avez-vous conscience d’être une légende vivante ? Certains fans collectionnent vos enregistrements.

    C’est Ă  la fois intĂ©ressant et Ă©trange. Je le vois d’abord d’un point de vue pratique. Je me souviens de toutes les productions auxquelles j’ai participĂ©, sinon de chaque reprĂ©sentation. Ă€ prĂ©sent que je vieillis, j’essaie de rassembler tout ce que j’ai fait, et d’en donner une copie Ă  chacun de mes enfants, qu’ils veuillent les garder ou en faire don Ă  l’universitĂ© oĂą j’ai Ă©tudiĂ©. Lorsque des personnes viennent me voir et me donnent des enregistrements, mon premier instinct est de me dire : « Dieu merci ! Quelqu’un a enregistrĂ© cela et je peux en avoir une copie Â». Puis, je rĂ©alise que les fans se les Ă©changent, avec autant de passion que les cartes de Base-ball aux États-Unis.

    D’un côté, c’est très flatteur et excitant, et de l’autre, c’est amusant d’avoir ces enregistrements pour me souvenir avec qui j’ai chanté, comme par exemple Paolo Coni, qui était un baryton très prometteur à l’époque de ces Puritains, et qui ne chante plus. Je lis souvent que je suis une légende, et je sais que je suis cité dans beaucoup de livres d’histoire de l’opéra, mais ce n’est pour moi que la conséquence des engagements que j’ai acceptés.

     

    N’est-ce pas aussi parce que le répertoire que vous chantiez à l’époque était déserté ?

    Personne ne chantait ces rôles, à l’exception de Franco Bonisolli. Je l’ai découvert en cherchant des enregistrements des opéras que j’apprenais, pour me faire une idée de l’équilibre entre l’orchestre et les voix, qu’on ne peut pas entendre au piano. À l’époque, se procurer des enregistrements de la Donna del lago, Ermione était une gageure, mais j’avais trouvé une sélection très complète enregistrée en concert avec Franco Bonisolli et Montserrat Caballé, à laquelle le Rossini serio tenait particulièrement à cœur.

    Le cas de Rockwell Blake est différent, parce qu’il a beaucoup chanté le Barbier de Séville, la Cenerentola, l’Italiana in Algeri. Mais pour les rôles créés par Andrea Nozzari, il n’y avait aucun moyen de comparaison. L’attention s’est donc évidemment concentrée sur moi. Avant 1992, j’ai beaucoup chanté Zelmira, qui depuis est redevenue une rareté, reprise au maximum une fois tous les deux ans. On ne peut plus en vivre.

    Bruce Ford aussi a chanté ces rôles de baryténor, et il y est très bon. Il n’y avait que nous, et dans une moindre mesure Gregory Kunde, mais nous devions nous partager ces quelques engagements. Bruce Ford a eu la chance d’être accepté dans les rôles de rois mozartiens. J’ai chanté Idoménée, Titus, Mithridate durant la première partie de ma carrière, mais personne ne me les a plus proposés.

    Tout m’est arrivé par chance. Je n’ai pas eu besoin de trouver du travail, c’est le travail qui m’a trouvé. Ma voix a toujours été étrange, ce qui, je continue de le penser, est une bonne chose, mais les fans en sont fâchés. Et une fois qu’ils se rendent compte que la singularité de ma voix et de ma manière de chanter mises à part, je ne me considère pas comme un spécialiste, mais que les choses me sont arrivées sans que je les provoque, ils sont encore plus contrariés, parce qu’ils veulent voir en moi une sorte de héraut, de surhomme. L’art du chant est merveilleux justement parce qu’il est humain. Moins une voix est parfaite, plus elle est intéressante, comme celle de Callas, de Caruso. Et l’Histoire a prouvé que, malgré les critiques qu’ils ont essuyées de leur vivant, ces artistes sont irremplaçables.

     

    Vous avez récemment abordé le rôle d’Éléazar dans la Juive d’Halévy. Qu’est-ce qui le rend si singulier ?

    Il a été créé par Adolphe Nourrit, celui-là même pour qui ont été composés Arnold de Guillaume Tell, le Comte Ory, Raoul des Huguenots, Robert le Diable, des rôles dans lesquels je me suis toujours bien senti. J’ai d’abord entendu parler de cet opéra dans ma jeunesse, lorsque Richard Tucker le chantait aux États-Unis. Puis j’ai fait mes débuts à la Staatsoper de Vienne dans le rôle de Léopold en 1981, aux côtés de José Carreras et Cesare Siepi. J’y ai souvent repensé, notamment en découvrant l’intérêt que Caruso avait pour cette œuvre, mais une fois encore, c’est le projet qui est venu à moi.

    Les metteurs en scène de la Juive de Stuttgart sont de vieux amis, avec lesquels j’ai fait Moses und Aron et Doktor Faust. Ils m’ont appelé et m’ont dit qu’ils voulaient monter la Juive à Stuttgart, où je travaille avec beaucoup de plaisir, mais qu’ils ne le feraient pas sans moi. J’ai donc commencé à y réfléchir sérieusement, à travailler la partition, en essayant de comprendre ce qu’est véritablement la Juive, c’est-à-dire la version que nous donnons à Stuttgart, où il ne manque que quatre-vingt-dix mesures.

    La version de Neil Shicoff est plus facile à chanter – je l’ai faite à Paris et en Lithuanie –, l’histoire et la musique se tiennent, mais la version de Stuttgart vaut pour l’intégralité du rôle. Halévy a d’abord écrit la majeure partie du rôle de Léopold pour Nourrit, et on peut y entendre un mélange du Comte Ory et d’Arnold. On peut aussi entendre ce qui, dans le rôle d’Éléazar, avait déjà été composé pour un autre interprète, et les parties qui ont été expressément écrites pour Nourrit, dont les aigus étaient célèbres. Je n’imagine pas que Caruso ait pu chanter certains ensembles, parce que la tessiture est monstrueusement haute, alors que d’autres parties, plus dramatiques, sollicitent beaucoup le médium.

    Le dĂ©fi que reprĂ©sente ce rĂ´le m’attire tout particulièrement. Je peux chanter tout ce qui prĂ©cède « Rachel, quand du seigneur Â» et tout ce qui suit, mais l’air demeure problĂ©matique. La cabalette est plus simple, plus haute. Il est Ă©vident que la scène a Ă©tĂ© Ă©crite pour Nourrit, qui a lui-mĂŞme plaidĂ© la cause d’ÉlĂ©azar auprès d’HalĂ©vy parce que le personnage lui semblait très antipathique. Pour le racheter, ou du moins lui attirer un peu de sympathie, HalĂ©vy a donc composĂ© cet air sur un texte qui, paraĂ®t-il, est de Nourrit, et non de Scribe.

    La première partie est étrange pour moi, et elle devait l’être autant pour Nourrit, car elle est écrite environ une tierce plus bas que l’air d’Arnold. Cet air ne me pose aucun problème lorsque je le chante en concert. Quand je chante l’opéra en entier, la soirée est évidemment très longue, mais si je me fatigue, pourquoi le cinquième acte me paraît-il si facile ? Sans doute ai-je un blocage psychologique. À présent que les répétitions sont terminées, j’ai le temps de me pencher de nouveau sur cet air et d’essayer de comprendre où je me fais mal, où je me rends la tâche difficile.

     

    À Paris, l’expérience fut, dit-on, assez douloureuse.

    Je n’avais pas eu de répétitions, et j’ai dû faire la générale. Je n’ai pas eu le temps de m’approprier la production. Le vieil homme que je suis aurait du se souvenir qu’il n’était pas capable d’assurer ainsi au pied levé une production pensée pour un autre. À l’époque, j’avais une espèce de laryngite chronique qui affectait le haut de ma voix, ce qui arrive lorsque je chante beaucoup dans le médium ; l’aigu disparaît soudainement, pour revenir plus tard. Je n’ai pas pu découvrir ce qui n’allait pas. J’ai essayé du mieux que j’ai pu, mais les gros problèmes survenaient dans l’air. Dans d’autres rôles, je parvenais à surmonter cette laryngite, mais à la Bastille, le manque de familiarité avec le décor, les éclairages ne m’y aidait pas.

    Dans Hérode, que j’ai chanté à la salle Pleyel peu de temps après, cette chose étrange ne se produisait plus. J’accorde sans doute trop d’importance à cet air, parce que Caruso en faisait quelque chose d’énorme. Neil Shicoff le chante magnifiquement, dans un tempo très lent, mais qui vient du plus profond de lui-même. La direction artistique de la Bastille m’a suggéré que je n’avais peut-être pas besoin de le chanter aussi lentement. Le public attend cet air, et j’ai toujours peur de le décevoir. J’essaie donc de changer ma voix, parce que j’ai l’impression qu’il veut entendre quelqu’un d’autre. Plus je chante cet opéra, plus j’essaie de ne pas être Neil Shicoff, Caruso, Martinelli, Leo Slezak ou José Carreras. Je le reprends maintenant à Stuttgart parce que je voulais voir ce que Jossi Wieler et Sergio Morabito en feraient. C’est un opéra difficile, fascinant, et pour moi qui suis juif, l’histoire a beaucoup de sens.

     

    Avez-vous eu des difficultés à revenir à la vocalité de Nourrit après vous être entièrement consacré à la musique contemporaine ?

    Je n’avais pas réalisé à quel point je chantais différemment. Je ne veux pas avoir les mêmes sensations techniques dans la Juive et dans Salomé ou Doktor Faust. J’ai 55 ans, j’en avais 45 lorsque j’ai chanté ces rôles pour la dernière fois. Je n’en voudrais pas moins retourner dans la direction d’Arnold, d’Énée. J’ai probablement eu tort en autorisant mon instrument à aller dans la direction opposée, parce que la musique contemporaine a des arrêtes beaucoup plus vives, des imperfections qui démystifient la musique d’essence divine à travers un réalisme expressif, sonore. Je dois trouver un compromis, faire le chemin inverse. J’aimerais me reconcentrer sur un son plus sain, afin de pouvoir chanter les rôles intéressants du XXe siècle avec une vocalité plus proche de celle du XIXe.




    À voir :

    La Juive d’Halévy à la Staatsoper de Stuttgart, les 12 et 31 mai, 8 et 21 juin, 5 et 20 juillet.

     

    Le 06/05/2008
    Mehdi MAHDAVI


      A la une  |  Nous contacter   |  Haut de page  ]
     
    ©   Altamusica.com