altamusica
 
       aide















 

 

Pour recevoir notre bulletin régulier,
saisissez votre e-mail :

 
désinscription




ENTRETIENS 19 avril 2024

La petite chronique de Davitt Moroney
© Eric Sebbag

Organiste, claveciniste et musicologue, Davitt Moroney est désormais écrivain. À l'instigation des Folles Journées Bach, il vient de commettre un petit livre qui offre à tout un chacun d'entrer dans l'intimité de Bach, comme aucun ouvrage autre avant lui.
 

Le 14/06/2000
Propos recueillis par Eric SEBBAG
 



Les 3 derniers entretiens

  • Ted Huffman,
    artiste de l’imaginaire

  • Jérôme Brunetière,
    l’opéra pour tous à Toulon

  • Jean-Baptiste Doulcet, romantique assumé

    [ Tous les entretiens ]
     
      (ex: Harnoncourt, Opéra)


  • Bach impressionne par sa stature de père de la musique, mais dans votre livre, vous montrez que Bach était aussi un bon vivant, qu'il fumait du tabac, buvait de la bière et du vin.

    Comme chacun de nous, Bach avait son côté "monsieur-tout-le-monde". Entre l'écriture de deux airs sublimes de la Passion selon St Matthieu, il allait à la cuisine pour boire une bière. Mon livre s'adresse aux gens qui s'intéressent à Bach sans être eux-mêmes des techniciens de la musique. À côté des grands chapitres résumant les points essentiels de sa biographie, je voulais aussi montrer le rapport de Bach à la nourriture, rappeler qu'il fumait la pipe et qu'il était parfois payé avec de la bière. Simplement pour ne pas rendre trop rébarbatif sa stature de génie.

     
    Précisément, comment définiriez-vous son génie ?

    C'est très difficile. L'imagination de Bach est telle qu'elle enrichit tous ceux qui l'écoutent. Bach m'accompagne depuis l'âge de 13 ans et j'en ai aujourd'hui 49. Or depuis tout ce temps, je constate qu'il y a toujours chez Bach une réponse à toutes les émotions que l'on peut ressentir dans toutes les circonstances de la vie. Le public qui se presse toujours nombreux dès que Bach est au programme le ressent aussi. Or ce qui me surprend toujours, c'est que le public entend souvent autre chose que ce je pense exprimer en tant qu'interprète, et que cela fonctionne quand même. C'est bien le signe que la gamme complète des émotions humaines trouve son écho dans sa musique ; tout comme c'est le cas avec la sculpture de Michel-Ange ou les tableaux de Rembrandt.

     
    Quel fut votre premier contact avec la musique du Cantor ?

    C'est à cause de Bach que je suis devenu musicien. C'est même à cause d'un disque très précis de Marie Claire Alain. J'avais alors 13 ans et j'étais venu à Paris pour les vacances. Juste avant de revenir, je décidais d'acheter un cadeau original à mon père. Je suis entré dans un magasin des Champs-Élysées. À l'époque il était possible d'écouter les 33 tours avant de les acheter. J'ai essayé par hasard un disque jaune. La première pièce était la Toccata et Fugue en Fa majeur et non la célèbre Ré mineur. Je suis resté absolument pétrifié dans la cabine. Les trente premières secondes de ce disque ont changé ma vie. De retour en Angleterre, j'ai voulu immédiatement prendre des cours de piano. Et dès ma première leçon, j'ai clamé ma détermination de ne jouer que du Bach !

     
    Aujourd'hui quand vous jouer Bach, quel sens essayer vous de donner à cette musique ? Que pensez-vous des théories indiquant que la musique d'orgue de Bach illustrerait des psaumes de la Bible ?

    Je ne suis pas tellement partisan de ce genre d'explications extérieures La musique de Bach n'a pas besoin de cela, elle possède son propre discours. Tout à fait comme dans la peinture, l'harmonie des couleurs peut être éloquente indépendamment de la représentation d'un objet. Comme la peinture contemporaine qui a délaissé la figuration, la musique peut se passer de représenter. Et le public peut être touché par le discours musical sans rien comprendre du pourquoi et du comment il est fait.

     
    N'est-ce pas un peu de l'art pour l'art ? La musique de Bach ne servait-elle pas pour une bonne part aux offices religieux ?

    Oui bien sûr, je voulais simplement dire que la musique peut-être ressentie de manière autonome. Bach a composé beaucoup de musique sacrée, mais n'oublions pas qu'il a parfois réutilisé notes pour notes des compositions sacrées pour des sujets profanes.

     
    Mais Bach ne distingue-t-il pas fondamentalement le sacré du profane ? Le monde sous toutes ses formes ne relève-t-il pas pour lui de la création divine ?

    C'est évident. Bach était profondément luthérien. Sa bibliothèque ne contenait que des ouvrages de théologie dans des éditions luxueuses. Mais on ne doit pas être aveuglé par une vision trop simpliste. S'il est vrai que sa croyance imprègne toute sa musique, on ne peut nier non plus que sa musique abrite de nombreuses formes de danses parfaitement profanes. Le musicien doit aussi se préoccuper de cette dimension.

     
    Jusqu'où peut-on danser avec Bach ? Ne lui avait-on pas reproché d'introduire cet esprit à l'église ?

    À ma connaissance, on a jamais reproché à Bach d'introduire des danses. Lors de sa nomination à Leipzig, on a surtout exprimé le souci que sa musique ne soit pas trop opératique. on craignait surtout les grands airs de sopranos dont la virtuosité était ressentie comme quasiment obscène.

     
    Si l'on en croit votre confrère musicologue Gilles Cantagrel, Bach est passé outre et pensait bel et bien à l'opéra dont il allait souvent écouter des représentations à Dresde. Qu'en pensez-vous ?

    Tout dépend de la manière dont on définit l'opéra. Les oeuvres les plus opératiques de Bach, c'est-à-dire les Passions, utilisent les formes des opéras de son temps. Elles sont animées par une trame dramatique fournie par les évangiles. Cela dit, je pense que Bach aurait été choqué que l'on compare ses Passions à des opéras. Pour lui, les oeuvres les plus opératiques sont sans doute ses cantates profanes. On pourrait facilement imaginer la cantate de la chasse en version scénique avec costumes (NDR : d'ailleurs Jean Claude Malgoire vient de le réaliser, lire notre critique du spectacle dans la section "concerts"). La durée cependant interdit de réel développement des caractères comme au théâtre. Or l'opéra est du théâtre en musique. Cet aspect manque dans les cantates mais se retrouve mieux dans les Passions.
    Mais si Bach avait, comme il le souhaitait vers 1730, obtenu un poste à Dresde, nul doute qu'il eut révélé un talent dramatique qu'il possédait indubitablement.

     
    Pour rester dans le domaine vocal, un débat anime actuellement les musicologues autour des effectifs des choeurs pour chanter les cantates et les Passions. Pensez-vous qu'un choeur puisse se réduire à quatre exécutants ?

    Toutes les positions de ce débat me paraissent bonnes. Joshua Rifkin qui a lancé ce débat est partisan d'un chanteur et un instrumentiste par partie. Je pense que Bach pratiquait souvent cette formation et sa musique gagne effectivement en lisibilité et en clarté. Mais ceux qui soutiennent qu'il faut des effectifs plus fournis ont également raison ; pas moins d'ailleurs que ceux qui souhaitent des effectifs de plus de 100 exécutants ! Pourquoi ? Parce que la première question à poser est celle du lieu dans lequel on interprète la musique. Si l'on met un clavecin dans une salle de concert de 2000 places, il va paraître trop petit acoustiquement, alors qu'un piano passera la rampe sans difficulté. De même, un orgue positif paraîtra ridicule dans une cathédrale. Donc il est évident que si l'on joue Bach dans de très grandes églises ou des cathédrales, on a pas tort d'augmenter les effectifs. La résonance d'un lieu dicte d'ailleurs bien plus que les effectifs. Elle impose parfois une interprétation et des tempi différents. Bach était l'un des musiciens les plus pragmatiques de toute l'histoire de la musique, il ne pouvait l'ignorer.

     
    De son vivant, Bach passait pour l'un des grands instrumentistes. Pensez-vous que l'on puisse se faire une idée de sa virtuosité, de son talent d'improvisateur, en écoutant les organistes d'aujourd'hui ?

    Bach était reconnu comme le plus grand virtuose de l'orgue. De fait, je pense qu'il y a aujourd'hui en France de très grands improvisateurs car l'on a heureusement gardé cette tradition en France, et même si le style est évidemment éloigné de celui de Bach. De nos jours, je connais de grands organistes qui, digitalement, sont probablement au niveau qu'avait atteint Bach. Cela ne me paraît d'ailleurs pas utile de faire de Bach un surhomme, il avait dix doigts comme tout le monde.
    En revanche, son pouvoir conjoint d'imagination et d'organisation est certainement inégalé aujourd'hui. Sa capacité de structurer le flot de son imagination fulgurante en même temps qu'il joue me semble unique.

     
    C'est difficile de n'avoir jamais entendu une oeuvre de Bach mais c'est aussi difficile de bien le connaître. Si vous deviez conseiller des néophytes qui souhaitent se familiariser avec ses compositions, quels seraient vos recommandations ?

    Il y a tant de chef-d'oeuvres. Pour des raisons personnelles que vous connaissez maintenant, je conseille d'abord la Toccata et Fugue en Fa majeur pour orgue. Pourquoi pas dans l'une des quatre versions de Marie Claire Alain ?
    Ensuite, je trouve que les variations Goldberg au clavecin est une oeuvre qui parle de façon immédiate. Elles sont peut-être plus connues au piano, mais je demanderai aux auditeurs de faire confiance, l'espace de 90 minutes, à Bach. Il les destinait en effet explicitement au clavecin.
    Je choisirai aussi la Cantate du Café dont l'argument est très amusant : un père demande à sa fille d'arrêter le café afin qu'elle puisse trouver un mari. Elle trouve néanmoins le moyen de concilier le mariage et son breuvage favori. À l'opposé, je recommanderai la cantate "Actus Tragicus" qui traite d'un sujet grave : la mort. Malgré le sujet ou à cause de lui, je défie quiconque de résister à l'attraction de cette oeuvre sublime. Dernier conseil : surtout ne pas avoir peur des oeuvres réputées difficiles. Plus cette réputation est grande, plus il est important d'aller écouter l'oeuvre en concert. Le niveau de perception est complètement différent. La concentration de centaines de personnes va vous porter. L'artiste, là devant vous, va transpirer pour vous communiquer sa passion. L'expérience de la musique vivante est à mon sens dix fois plus importante qu'un disque, même si celui à aussi son utilité. Pour cette expérience, je recommanderai l'Art de la Fugue qui entraîne l'auditeur à franchir le plus grand Himalaya de la musique.

     


    A lire :
    " Bach, une vie " par Davitt Moroney
    traduit de l'anglais par Dennis Collins
    220 pages, Actes sud/ Crea (janvier 2000)

    Peu de biographies de compositeurs sont écrites par leurs interprètes. Le claveciniste Davitt Moroney joue l'intégrale de l'oeuvre de Bach et a même proposé une fin pour la fameuse fugue inachevée de " L'Art de la fugue " (Editions Henle). Il connaît son sujet. Sous une présentation réservée aux ouvrages de référence, il propose une biographie du Cantor destinée au grand public et s'en explique dès la préface. Cet ouvrage, ponctué de fines et personnelles remarques sur la vie et de l'oeuvre du Cantor, met en lumière des aspects d'interprétation, ou rapproche des oeuvres aux projets éloignés comme le " Clavier bien tempéré " et le " Petit livre d'Anna Magdalena ", l'un écrit pour l'Histoire, l'autre pour la famille. Tout en suivant la chronologie, l'auteur se plaît à souligner des aspects peu abordés dans la littérature comme l'humour et le sens des affaires de Bach.
    C'est un livre à la présentation soignée, au style alerte, aux informations condensées, écrit sur un ton qui sait oublier le pédantisme, la sécheresse, ou la démagogie dans la présentation qui sont trop souvent le lot des biographies destinées au grand public. Il est à recommander aux amateurs comme aux connaisseurs.
    Olivier BERNAGER

     

    Le 14/06/2000
    Eric SEBBAG


      A la une  |  Nous contacter   |  Haut de page  ]
     
    ©   Altamusica.com