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ENTRETIENS 20 avril 2024

Bill Viola, l’œil de Tristan

S’il devait ne rester qu’une production emblématique de l’ère Mortier à l’Opéra de Paris, ce serait assurément ce Tristan et Isolde créé en 2005. A l’occasion d’une ultime reprise sur la scène de la Bastille, le vidéaste Bill Viola revient sur sa conception tant artistique que technique, et éclaire les liens de ce projet hors du commun avec l’ensemble de son œuvre.
 

Le 13/11/2008
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Quelle a Ă©tĂ© votre rĂ©action lorsque Peter Sellars et Gerard Mortier vous ont proposĂ© de rĂ©aliser une vidĂ©o pour Tristan et Isolde ?

    Je connaissais Gerard Mortier depuis un moment, et Peter Sellars est un très vieil ami. Ma première réaction a été l’intérêt, évidemment, car ce sont des personnes formidables. Mais une fois rentré chez moi, j’ai perçu cette proposition comme un choc, car je n’avais jamais éprouvé le désir de travailler sur l’opéra traditionnel, particulièrement celui du XIXe siècle, et je ne pouvais absolument pas m’imaginer ce que nous allions faire. Même si j’avais entendu parler de Wagner – car on ne peut pas être dans l’art, la culture sans connaître son œuvre – je n’avais pas beaucoup entendu sa musique.

     

    Comment les images vous sont-elles apparues ? En Ă©coutant la musique ? En travaillant avec Peter Sellars ?

    Lors de nos multiples rencontres, Peter Sellars a apporté plusieurs versions discographiques, Karl Böhm, Furtwängler, et nous les avons écoutées ensemble. Écouter de la musique, regarder une peinture avec Peter est une expérience stupéfiante, car il va immédiatement au plus profond. Cela m’a donné une sorte de cadre du paysage wagnérien. Nous avons également travaillé sur des sources bibliographiques, provenant tant de sa bibliothèque que de la mienne. Nous avons discuté du tantra bouddhiste et hindouiste. Peter a apporté un livre sur les sources sacrées d’Irlande. Nous avons exploré ces cercles pour étendre nos idées au-delà de l’histoire à proprement parler.

    Après cela, nous ne nous sommes plus tellement vus, parce que nous étions très occupés l’un et l’autre. J’ai commencé à rentrer dans l’œuvre par moi-même, à écouter davantage la musique. Mais je me suis retrouvé face à un mur, car je ne pouvais plus rien faire d’autre. J’ai donc réalisé que quelque chose n’allait pas. J’ai écarté la musique, que je n’ai plus écoutée pendant quatre à cinq mois, et je me suis concentré sur le livret pour entrer dans cette histoire, qui est un mythe. C’est alors que les images me sont apparues, que l’inspiration est venue.

     

    Comment avez-vous concilié la singularité du temps wagnérien avec les images ?

    Alors que je m’imaginais devoir rester au plus près de la musique, j’ai fait plusieurs tentatives de montages avec des passages de l’opéra, qui ont échoué. J’ai alors découvert quelque chose d’assez intéressant, et frustrant pour moi. Wagner a créé une œuvre qui n’est pas en opposition avec la nature. On peut étudier chacun des petits cailloux qui jonchent le sol, mais depuis le sommet de la montagne, on verra un immense paysage. Il en va de même avec Shakespeare : on peut prendre le Roi Lear dans son intégralité, le lire et le comprendre, mais chaque phrase, chaque vers ouvre des perspectives d’interprétation infinies. Wagner est semblable.

    J’ai donc complètement abandonné ma première idée, et j’ai réalisé que pour arriver à un résultat, il fallait que je prenne du recul, que je laisse les détails à la musique, aux chanteurs, en plaçant mes images non dans une zone neutre, mais dans un espace métaphorique, entre le monde humain et le monde spirituel, divin. Une fois que j’ai compris où devaient se situer les images, j’ai pu lier leur contenu bien plus facilement avec la musique et l’histoire.

     

    Chaque chef d’orchestre a sa propre interprétation, et notamment ses propres tempi. Quels moyens techniques avez-vous utilisé pour vous y adapter ?

    C’est une grande victoire. Je suis très heureux et satisfait de l’équipe réunie sous ma direction pour ce projet. L’idée de marier l’image et le son est très ancienne, mais elle est devenue particulièrement pertinente au XXe siècle avec le cinéma, les images animées. Nous n’avions plus juste une peinture fixe sur un mur, mais des images mouvantes, dynamiques, à l’instar de la vie, mais surtout de la musique. Il y a eu de nombreuses tentatives dans les arts vivants, que ce soit l’opéra ou la danse, de coordonner les images avec la musique, le mouvement des corps.

    Lorsque le projet a commencé, en 2003, la technologie digitale en était arrivée à un point où il était bien plus facile de réaliser cette synchronisation. La flexibilité en est la véritable clé. J’ai fait appel à Alex MacInnis, que je connaissais depuis un moment, et qui joue maintenant un rôle important dans mon studio. Il a mis au point un système de play-back qui se compose de trois serveurs. Le premier diffuse les images en continu, simultanément au deuxième qui est une sauvegarde et prend le relai en cas de panne. Le troisième assure les transitions entre les plans.

    Pour la première série de représentations, nous avons utilisé le système Doremi, qui permettait d’accélérer ou ralentir légèrement les images. Le système dont nous disposons aujourd’hui permet de le faire davantage. Alex MacInnis a créé une technique grâce à laquelle les points de montage sont insérés dans la partition. Le régisseur dispose donc d’une partition vidéo. Le mixage est réalisé manuellement avec beaucoup de délicatesse, d’émotion par Sylvain Levacher. Trois personnes suivent le chef d’orchestre depuis la cabine de mixage, car tout vient de lui.

    Quand j’ai réalisé que je pouvais prendre du recul par rapport à la musique, j’ai conçu ces longs plan-séquences qui peuvent durer jusqu’à quinze minutes. Notre système permet d’avoir une réserve d’images avant le début et à la fin de la séquence au cas où le chef dirigerait très lentement. Il faut sentir les intentions du chef pendant quatre heures. À la fin, les techniciens sont aussi épuisés que lui.

     

    Était-ce un défi que de ne pas empiéter sur la mise en scène proprement dite avec la vidéo ?

    Il y a trois niveaux : le film, les chanteurs, l’orchestre. La réalisation a eu lieu de février à novembre 2004 et a mobilisé jusqu’à une centaine de techniciens pour certaines séquences. Après que le chef d’orchestre a travaillé avec le matériau, j’ai calé les différentes séquences sur la musique. À ce stade, Peter Sellars n’avait encore rien fait. Nous avons présenté le projet en version de concert à Los Angeles. Peter a vu mes images, pris la mesure de ce qu’il devait faire, puis il a disparu alors que nous en avions à peine parlé.

    Lorsque nous sommes arrivés à Paris, Peter avait développé cette mise en scène incroyable, très minimaliste, en noir et gris, pour laquelle son éclairagiste, James F. Ingalls, a conçu ces espaces de lumière sur la scène. Cette manière de penser une mise en scène, où la seule lumière définit les lieux, les sentiments, les relations entre les personnages, est fantastique. Nous avons travaillé de façon indépendante, mais avec une relation personnelle très forte. Nous avons été très surpris et heureux de découvrir ce travail inspiré du Nô japonais, très inhabituel pour Peter.

     

    Vos images fonctionnent à différents niveaux, tantôt décors, tantôt arrière-plans métaphoriques. Comment s’articulent-elles ?

    C’est la clé. J’avais le sentiment général que les images devaient jouer sur ces deux plans. J’ai beaucoup appris en étudiant les travaux d’Appia, premier interprète moderne de la notion de décors, notamment wagnériens. Je voulais réagir à l’opéra traditionnel, direction dans laquelle je ne m’étais jamais engagé. J’ai toujours été fasciné par les toiles de fond ; il y avait de très bons peintres, et certaines devaient être très impressionnantes. Beaucoup de mes vidéos, particulièrement mes premiers travaux, montrent des paysages, pour rompre avec l’usage classique du montage, du dialogue.

    Au début du premier acte, j’ai cité non seulement l’idée de paysage, mais intentionnellement cette image classique qui voit dans la mer le reflet des émotions, de l’agitation des personnages. Il y a une tradition au cinéma, dont une partie remonte à Disney, qui consiste à monter l’image en lien direct avec le son. Dans cette première séquence, j’ai voulu rendre une sorte d’hommage à ce procédé que je ne trouve pas si intéressant, parce que trop littéral, mais qui a sa place dans cette pièce.

    Mes images sont tantôt immobiles, tantôt extrêmement dynamiques d’une part, et tantôt littérales, liées à l’histoire, la vie des personnages, tantôt dans une sphère cosmique, divine d’autre part. J’ai utilisé cette palette pour la première fois. Ce projet m’a appris qu’un même média permet d’évoquer à la fois la réalité invisible, cosmique des personnages, et leur réalité physique.

     

    Les quatre éléments occupent une place fondamentale dans cette vidéo.

    La théorie ancestrale des quatre éléments a une grande influence sur mon travail artistique depuis des années. Mais je n’aime pas les correspondances trop directes, littérales qu’on peut trouver dans la peinture ou au cinéma. Ces éléments ne sont pas que de simples images, mais des énergies, une part de la psyché humaine, du cosmos, ils sont symboliques. Dans cette œuvre, Wagner, ou plutôt le mythe de Tristan commence en mer. Les éléments sont déjà là. La torche du deuxième acte, que Wagner utilise à rebours de la tradition puisque c’est son extinction qui transmet un signal, introduit la grande métaphore du jour et de la nuit, de la lumière et de l’obscurité, qui provient directement des Manuscrits de la Mer morte.

    Mais c’est au troisième acte que les quatre éléments entrent le plus clairement en jeu. Durant mes recherches pour ce projet, j’ai découvert que dans le bouddhisme, plus particulièrement tibétain, ces éléments décrivent la dissolution du Moi dans le processus de la mort. Ainsi, durant l’agonie, l’être, pas seulement physique, mais spirituel, suit un lent processus de dissolution qui commence avec l’élément matériel, la désintégration du corps physique. La terre se transforme en eau. Le nez se désagrège, les yeux pleurent, la vision, comme dans l’eau, se trouble, et l’eau devient feu, fièvre, hallucinations. La température du corps est déréglée, la personne devient air. La respiration devient difficile, jusqu’au dernier souffle, l’air devient espace, vide.

    Dans le bouddhisme tibétain, l’hindouisme, la mort physique, scientifique est le début d’un nouveau processus au cours duquel l’élément mâle rencontre l’élément femelle dans le cœur pour créer une troisième entité, un point noir qui signifie le vide à l’origine d’un nouvel être humain, qui se réincarne en douze stades. Il n’y a donc jamais vraiment de mort. Visuellement, cela m’a guidé dans le dernier acte. D’une part, Tristan est sous l’eau parce que c’est la seule manière de montrer la respiration. D’autre part, j’ai tourné des images à la verticale parce que l’homme meurt sur le dos, en regardant le paradis, sans savoir où il va. J’ai vu mon père et ma mère mourir. L’énergie de leur respiration, de leur regard les portait vers le haut.

     

    Quelle place occupe Tristan et Isolde dans l’ensemble de votre œuvre ?

    Depuis ce projet, je n’ai produit qu’une œuvre originale pour la Biennale de Venise en 2007. Le matériau de Tristan a donné naissance à plusieurs vidéos. J’en ai exposées certaines dans ma galerie, d’autres sont entrées dans les collections de musées. Grâce à Tristan, j’ai pu mettre en œuvre de nombreuses idées que j’avais notées trois ou quatre ans avant le début du projet, mais que je n’avais pu réaliser, parce que je n’en avais pas eu l’occasion ou que je manquais de moyens.

    En commençant mon travail sur Wagner, je me suis rendu compte que ces images avaient leur place, qu’elles étaient liées à la musique, l’histoire de Tristan, alors que je ne l’avais jamais lue avant. J’ai senti que ce travail mobilisait tout le savoir que j’avais acquis jusqu’alors sur la technologie multimédia, l’art, la vie humaine, la spiritualité. À la fin du projet, je me suis senti vidé. Le travail d’une vie est dans cette œuvre. Il m’a fallu quatre ans avant de partir dans une nouvelle direction.




    À voir :
    Tristan und Isolde de Wagner, direction : Semyon Bychkov, Opéra Bastille, jusqu’au 3 décembre.

     

    Le 13/11/2008
    Mehdi MAHDAVI


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