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ENTRETIENS 26 avril 2024

Gregory Kunde, les beaux fruits de la sagesse
© Fotoab

S’il est au moins une vertu que Gregory Kunde partage avec son maître Alfredo Kraus, il s’agit assurément de sa sagesse dans les choix de répertoires. À l’âge où d’autres font le deuil de leur contre-ut, le ténor américain peut ainsi oser des prises de rôles réputés inchantables, Benvenuto Cellini et Énée en tête.
 

Le 18/11/2008
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Qu’est-ce qui vous a conduit Ă  vous consacrer pour ainsi dire pleinement au Rossini serio et Ă  l’opĂ©ra français du XIXe siècle ?

    Le répertoire français a toujours été dans ma ligne de mire. Au tout début de ma carrière, j’ai étudié Faust, Manon, Werther avec Alfredo Kraus. J’ai toujours été amoureux de cette musique. Rossini est venu dix ans plus tard, en 1989 au Théâtre des Champs-Élysées, où j’ai été engagé en alternance avec Chris Merritt pour la production de Guillaume Tell mise en scène par Pier Luigi Pizzi et dirigée par Paolo Olmi, dans laquelle j’ai eu la chance de chanter aux côtés de Lella Cuberli et José Van Dam. Ce fut une expérience incroyable, même si j’étais évidemment beaucoup trop jeune pour chanter Arnold.

    Cette même année, j’ai rencontré Alberto Zedda qui m’a invité à chanter Semiramide deux ans plus tard à Pesaro. Je n’avais jamais entendu une seule note de Rossini serio, mais j’ai accepté parce que j’essayais alors de me concentrer sur le bel canto et que ma colorature était décente. Le succès fut vif, et on me rangea rapidement, sans que je sache vraiment pourquoi, parmi les spécialistes de Rossini.

    Bruce Ford et moi occupions le même terrain, entre le baryténor et le ténor léger, ce qui nous a permis d’alterner ces deux registres. D’ailleurs, j’aime autant chanter Don Ramiro et Lindoro dans l’Italienne à Alger que Semiramide, Armida, et la Donna del lago. Lors de mes débuts à la Scala, Bruce Ford chantait Giacomo et moi Rodrigo. Mais lorsque nous avons chanté Ermione à Dallas, nous avons échangé nos emplois habituels : j’ai chanté Oreste et lui Pirro. Je privilégie désormais les rôles de baryténor composés pour Andrea Nozzari, à l’instar de Rodrigo et Pirro.

    Ces cinq dernières années, j’ai été tenté de revenir au répertoire français car j’ai eu la formidable opportunité de chanter Berlioz sous la direction de John Eliot Gardiner. Nous avons d’abord fait Benvenuto Cellini à Zurich, et j’ai compris ce que Berlioz avait essayé d’exprimer dès l’instant où j’ai appris – j’étais vraiment ignorant – qu’il appartenait à l’ère belcantiste, et que son ténor de référence était Adolphe Nourrit.

    Cela ne m’a empêché, lorsque John Eliot m’a proposé les Troyens, de penser qu’il s’agissait d’une folie. Il m’a expliqué qu’il voulait faire cette pièce pour la première fois avec une distribution lyrique, et qu’il était à la recherche d’un ténor d’école belcantiste pour Énée. Je l’ai donc abordé d’une manière totalement opposée aux ténors wagnériens.

    Cela n’a pas été facile pour autant, mais lorsque nous avons commencé les répétitions, je me suis rendu compte qu’Anna Caterina Antonacci, Susan Graham et moi avions les voix adéquates et que nous pouvions en jouer, comme par exemple dans le duo du quatrième acte, très rossinien avec ses belles sonorités flottantes. L’air du cinquième acte est plus facile que celui de Guillaume Tell, dont les suraigus doivent passer au-dessus du chœur.

    Quant à Cellini, sa difficulté est due à sa longueur – Énée ne chante que quarante-cinq minutes sur cinq heures de musique – et à une intensité croissante. En effet, ce rôle requiert d’abord un ténor lyrique, aigu, qui devient aussi dramatique que Florestan dans le duo qui précède l’arrivée du pape, alors que le dernier air exige une ligne mobile.

     

    Vous attaqueriez-vous à Éléazar dans la Juive d’Halévy ?

    L’année dernière, j’ai chanté à Pesaro le rôle-titre d’Otello de Rossini, qui est à mon sens aussi dramatique que celui de Verdi. Ma voix s’est ouverte, je n’ai plus peur de la libérer. Mon approche est donc différente. Lorsque je chantais uniquement du bel canto, la Sonnambula et I Puritani constituaient ma limite du point de vue dramatique.

    Depuis que je chante Berlioz, j’utilise toute ma voix, et Faust de la Damnation, que j’ai abordé l’année dernière et que je vais reprendre en tournée avec Charles Dutoit, se situe désormais au centre de mon répertoire. Tous ces rôles, qui ne me paraissent plus aussi énormes, m’amènent à exploiter davantage mon médium.

    Durant les trente premières années de ma carrière, j’ai réglé mon pas sur celui d’Alfredo Kraus. Il avait un répertoire très restreint, ce qui était excellent, et l’a été tout autant pour moi. Il n’aurait cependant pas pu chanter Énée, parce que les structures de nos voix sont différentes. Il m’a appris comment utiliser l’aigu, et c’est pourquoi j’ai eu du succès dans Rossini, mais j’ai désormais envie d’étendre mon répertoire, notamment en revenant à ces rôles que j’ai abordés au début de ma carrière – Nadir, Faust, Roméo –, et pour lesquels j’étais assurément trop jeune. Je ne me suis jamais mis en danger pour autant, dans la mesure où je les chantais avec la voix que j’avais à l’époque. Et puis, la langue française me colle à la voix.

     

    C’est aussi ce que dit Paul Groves, qui a créé le rôle de Julien dans la production de Louise reprise avant l’été à la Bastille.

    Tout est une question d’émission. Peu de chanteurs américains possèdent naturellement un son italien. Je me suis accroché au répertoire français au début de ma carrière, non seulement parce que je l’aimais, mais parce qu’il me semblait accessible. Je n’ai jamais eu aucun problème avec les nasales, non que je chante du nez, mais parce que mon émission est beaucoup plus concentrée que celle, plus ouverte, de la vocalité italienne.

    Aujourd’hui, je peux mélanger les deux, ce qui me permet, tout en conservant cette sonorité française, de chanter avec une ouverture propice à l’extension de mon répertoire vers des rôles plus lyriques. Le public peut avoir du mal à l’accepter, comme pour tous les chanteurs catalogués dans un répertoire spécifique, et ce d’autant plus que les rossiniens sont peu enclins à nous laisser aller voir ailleurs. Chris Merritt a eu le même problème.

     

    Vous avez abordé avec succès le rôle de Méphisto dans le Doktor Faust de Busoni. Marque-t-il une nouvelle orientation de votre carrière ?

    Cette expérience m’a apporté beaucoup de bonheur, et Thomas Hampson m’a dit que le DVD était fantastique, mais je n’ai pas envie d’aller plus loin dans cette direction. En effet, une des conséquences immédiates a été une proposition pour chanter Siegfried ! C’est très flatteur, mais je préfère suivre ma route paisiblement, sans sauter d’un endroit à l’autre : un champion de 100 mètres ne peut courir un marathon. Dans dix ans, peut-être, penserai-je à Siegfried, mais je préfèrerais d’abord chanter Nemorino. On m’a proposé Titus et Idoménée qui m’intéressent vraiment, parce que je peux les chanter dans le style que je maîtrise.

    Le bel canto est un monde en soi. Il faut étudier longtemps pour se sentir à l’aise dans ce style et savoir exactement ce qu’on y réalise en tant qu’individu, parce qu’il s’agit bel et bien de se l’approprier. Je viens de la direction, et ce répertoire m’a permis de m’épanouir en tant que musicien, de penser par moi-même. J’ai chanté sept productions à la Scala sous la direction de Riccardo Muti, et il m’a donné la liberté de faire mes propres variations, de les changer d’une représentation à l’autre.

    Il ne s’agit pas d’écouter Pavarotti et de reproduire ce qu’on a entendu. Charpentier est aussi précis que Puccini dans ses indications, mais il nous laisse quand même la possibilité de jouer avec les mots, de les colorer. Cela vient avec l’expérience, et le bel canto me semble une bonne école pour mieux aborder des répertoires plus traditionnels, où la liberté est moindre.

     

    Vous avez évoqué votre passé de chef.

    J’ai étudié la direction de chœur à l’université. De ce fait, mon instrument principal était la voix. Au cours de ma deuxième ou troisième année, nous sommes venus en Europe. À Vienne, un camarade m’a traîné à l’Opéra, où je n’avais encore jamais mis les pieds. On donnait Salome, sans doute pas la meilleure entrée en matière, mais cela m’a tellement plu que j’ai voulu y retourner le lendemain.

    J’ai vu Carmen et j’ai été happé. Je me suis précipité chez un disquaire, j’ai acheté le seul récital de Pavarotti disponible à l’époque, The King of the High Cs, et j’ai appris tous les airs par cœur. Je me suis présenté aux auditions du Metropolitan Opera, et j’ai été pris à l’Atelier du Lyric Opera de Chicago. J’ai eu la chance d’y rencontrer des stars qui nous traitaient comme des collègues. Dès lors, j’ai mis la direction de côté.

    Et puis, il y a dix ans, j’ai demandé à une amie qui dirigeait le chœur d’une église de Rochester, où j’habite, si je pouvais animer un atelier afin d’enseigner des notions de technique à ses choristes, pour mieux lire la musique, se préparer. Trente-cinq personnes sont venues chez moi, et elles ont été tellement emballées qu’elles ont voulu fonder un vrai chœur. J’ai répondu que ma carrière ne me laisserait pas le temps de m’en occuper, mais nous avons finalement décidé de faire un concert et réuni des fonds pour avoir un orchestre.

    Nous avons donné notre premier concert durant les fêtes de Noël, et depuis, nous en faisons trois par an, un avec piano, deux avec orchestre. Aujourd’hui, nous avons un budget important et sommes considérés comme le meilleur chœur de la région, ce qui en dit long, dans la mesure où l’Eastman School of Music est implantée à Rochester – la concurrence est rude, mais nos concerts sont pleins. Je m’amuse beaucoup, et quand je n’aurai plus de contre-ut, je pourrai m’y consacrer entièrement ! Je pense avoir beaucoup à offrir aux jeunes chanteurs en tant que chef.

     

    Enseignez-vous ?

    Je n’ai pas de classe, mais si quelqu’un me le demande, où que j’aille, je serai heureux de lui donner une leçon, comme Alfredo Kraus l’a fait pour moi. Sa porte était toujours ouverte. Il est important pour les chanteurs de ma génération – j’ai 54 ans – de perpétuer notre art. Dans la génération précédente, on ne devenait pas une star avant 50 ans. Désormais, c’est l’âge où les carrières s’achèvent.

    Cette question est délicate, mais il me semble qu’aujourd’hui, les chanteurs sont trop jeunes et n’ont pas assez d’expérience pour faire ce qu’ils font. On leur raccourcit le chemin en leur proposant des rôles qui ne sont pas bons pour eux – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne le seront pas un jour. Les muscles doivent se développer correctement, car s’ils sont poussés à faire ce pour quoi ils ne sont prêts, ils s’usent plus rapidement.

    Alfredo Kraus chantait encore – et bien – la Fille du régiment à 72 ans ! Chacun doit pouvoir chanter aussi longtemps qu’il le souhaite, et ne pas se trouver obligé de mettre prématurément un terme à sa carrière.

     

    Le 18/11/2008
    Mehdi MAHDAVI


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