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ENTRETIENS 26 avril 2024

René Jacobs, au secours de l'abbé Varesco
© Alvaro Yanez

Au-delà de la mise en œuvre de la rhétorique musicale propre à l’opera seria, l’apport considérable de René Jacobs à l’interprétation de ce répertoire tient assurément à son intérêt pour des livrets souvent mis au ban de la littérature dramatique. En s’attaquant à Idomeneo de Mozart, le chef gantois veut d’abord réhabiliter l’abbé Varesco.
 

Le 20/11/2008
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Pourquoi Idomeneo est-il considĂ©rĂ© comme le premier opĂ©ra de la maturitĂ© de Mozart ?

    La Finta giardiniera me semble déjà assez mature. Mais il est certain que lorsque la proposition d’écrire un grand opéra – il l’appelle toujours avec fierté son große Oper – arrive de Munich après une assez longue période sans commande, Mozart, en plein Sturm und Drang, saute dessus avec l’enthousiasme d’un affamé devant lequel on aurait dressé une table pleine de nourriture. C’est pourquoi il a vraiment fait tout ce qu’il pouvait pour prouver qu’il était le meilleur dans tous les styles qui composent cette œuvre hybride. On a très justement dit d’Idoménée que tel la tête de Janus, il regarde d’un côté vers le passé, et de l’autre vers l’avenir.

    Les analyses de cet opéra ont tendance à se concentrer sur les pages les plus modernes, et n’ont pas beaucoup à dire sur les pages les plus tributaires de l’opera seria, comme le rôle d’Arbace, mais aussi une partie du rôle d’Idomeneo. Pourtant, même en écrivant dans le langage de son époque, Mozart montre qu’il a plus d’idées musicales que Hasse, Graun…

    Il imite aussi le style de Gluck, qu’il essaie de surpasser. Et il est très fier, d’après ses lettres, que la musique du ballet lui ait été confiée plutôt qu’à un autre compositeur, comme c’était souvent le cas. Idomeneo est considéré comme le premier opéra de sa maturité parce que dans les pages les plus modernes – le rôle d’Ilia par exemple, qui est totalement conçu dans ce style –, il est déjà très proche de l’opéra qui va suivre, l’Enlèvement au sérail.

     

    Idomeneo est un véritable carrefour d’influences : française par le livret, allemande par sa structure, puisqu’il dispose de l’orchestre de Mannheim.

    Il s’ajoute en effet à cela qu’avec tout cet appétit dont il fait preuve, on lui donne encore l’Orchestre de Mannheim, ce qui explique que l’instrumentation soit plus luxueuse que dans n’importe quel autre de ses opéras. Mais avant d’évoquer systématiquement une influence française, il est vraiment nécessaire – c’est en tout cas ce que je vais essayer de faire dans cette lecture – de rendre justice à l’œuvre telle qu’elle est, c’est-à-dire d’abord rendre justice à Varesco. Parce que c’est de là que sont nés les malentendus. Il a en effet suffi qu’un musicologue intelligent comme Hermann Abert dise au début du XXe siècle que le livret d’Idoménée n’était pas bon pour que les autres, qui sont beaucoup moins intelligents, le copient.

    Les recherches les plus récentes ont heureusement pris leurs distances avec cette opinion. Il faut absolument lire un article en allemand du librettologue Manfred Kramer qui a vraiment essayé de rendre justice à ce livret, d’abord en établissant une biographie de Varesco sur lequel on ne trouvait que quelques clichés – qu’il était abbé à Salzbourg et ne s’entendait pas avec Mozart, qu’il était un théologien érudit, mais pas un bon poète. La correspondance est une source magnifique, parce qu’elle permet de jeter un œil dans l’atelier Mozart, mais il ne faut pas juger Varesco à travers ce seul regard.

    Tel qu’il est, le livret est bien construit, versifié, et les parties presque littéralement traduites de l’Idoménée de Danchet, mis en musique par Campra, le sont avec élégance. Il est très dommage qu’il n’en existe qu’une seule édition précise, en appendice de la Forza delle parole de Paolo Gallarati. Lui seul a vu la nécessité d’une édition conforme à la version imprimée à Munich. Les autres publications se contentent du texte mis en musique, presque pour montrer qu’il ne s’agit pas de poésie du tout.

    Imaginée par Varesco parce que le commanditaire ne voulait pas de la fin tragique de l’original, la fin heureuse est totalement en accord avec les courants de pensée des Lumières. Cet abbé s’y livre en effet à une sorte de critique de la religion et de la superstition, celle-là même que Sarastro désigne par le terme Aberglaube, et selon laquelle les catastrophes naturelles sont causées par les dieux. Le vœu fait à Neptune par Idoménée, avec tout ce qu’il implique d’inhumain, est une épreuve comparable à celles que subit Tamino dans la Flûte enchantée. Mais sans doute Varesco aurait-il évité certaines longueurs s’il n’avait tant voulu montrer son érudition.

     

    Ce qui a conduit Mozart à opérer de nombreuses coupures.

    Lorsqu’on compare le livret imprimĂ© Ă  la partition, on constate que plusieurs strophes dans les chĹ“urs ainsi que des rĂ©citatifs n’ont jamais Ă©tĂ© mis en musique par Mozart, ou alors biffĂ©s alors qu’il Ă©tait encore Ă  Salzbourg. Les autres coupures – il a littĂ©ralement mutilĂ© sa musique – ont Ă©tĂ© faites Ă  Munich, principalement pour deux raisons. D’une part, les deux chanteurs masculins principaux, l’un Ă©tant le plus âgĂ©, l’autre le plus jeune de la troupe, et qui avaient donc le plus de rĂ©citatifs – entre autres la grande scène de reconnaissance entre le père et le fils, mais aussi celle entre IdomĂ©nĂ©e et Arbace au dĂ©but du deuxième acte, et la « noble dispute Â», selon les termes de Mozart, entre Ilia et Idamante – Ă©taient de mauvais acteurs.

    À l’époque, c’est le poète qui se chargeait de la mise en scène, mais Varesco n’était pas à Munich. Pourquoi ne s’y trouvait-il pas ? Pourquoi n’a-t-il pas fait le voyage que Leopold a entrepris quelques jours avant la première ? Pourquoi Mozart correspondait-il avec son librettiste via son père ? Ces questions n’ont pas encore été résolues par la musicologie. Et peut-on toujours croire ce que Mozart écrit dans ses lettres ? N’a-t-il pas exagéré, à cette époque où il était en plein bouillonnement, pour essayer de choquer les deux vieillards ?

    D’autre part, et il s’agit de la raison la plus sérieuse, plusieurs musicologues, principalement allemands, ont découvert dans les archives de Munich, malheureusement après l’édition de la Neue Mozart-Ausgabe, que le Prince Électeur avait décidé que le spectacle devait commencer à six heures et être terminé à dix heures, parce qu’il devait être suivi d’un bal. Mozart, qui avait peur que le troisième acte soit trop long – et il est très long –, était donc sous pression.

     

    Qu’en est-il de la version de Vienne ?

    Pour le disque, j’ai décidé de ne pas m’en occuper du tout. Je ne la considère d’ailleurs pas comme une version à part entière dans la mesure où elle n’a été exécutée qu’en concert par des chanteurs amateurs issus de la noblesse. Elle n’en comprend pas moins deux nouvelles compositions intéressantes. La première est un air avec violon obligé pour Idamante, Ch’io mi scordi di te, qui n’a dramaturgiquement aucun sens, et la seconde un duo qui remplace celui entre Ilia et Idamante au troisième acte, dont la musique est belle mais d’un style trop proche des Noces de Figaro.

    Dans les versions actuelles d’Idomeneo, les metteurs en scène ou les chefs d’orchestre font une sorte de compromis, parfois avec des éléments de Vienne, surtout si Idamante est chanté par un ténor – ce qui ne me semble pas pertinent –, et en rétablissant l’air de furie d’Elettra au troisième acte – ce qui est juste, bien qu’il ait été coupé à Munich, ainsi que le dernier air d’Idoménée et le duo entre Ilia et Idamante.

    Dans une de ses lettres, Mozart Ă©crit qu’il a fait de nĂ©cessitĂ© vertu. Cette version plus courte, avec très peu de rĂ©citatifs dans le troisième acte, est la meilleure pour une grande partie des commentateurs, parce que plus moderne. Pour ma part, je vais essayer musicalement de rendre les pages les plus modernes de la manière la plus moderne, mais aussi les pages les plus « antiques Â» d’une façon aussi vivante que les autres, notamment le rĂ´le d’Arbace.

     

    Allez-vous en rétablir l’intégralité ?

    Le deuxième air, qui suit un très bel accompagnato et occupait le temps nécessaire à un changement de décor, est presque toujours coupé. Lorsque je dirigerai l’œuvre en version scénique à la Monnaie en 2010, il y aura forcément des coupures. Mais pour un disque, il est important de donner la partition dans son intégralité, même si j’ai supprimé quelques mesures de récitatif sec au début.

    Néanmoins, les concerts seront très longs, et il se peut que je décide, suivant l’état de fatigue des chanteurs, dans deux des quatre concerts, de laisser tomber un des airs coupés par Mozart. J’aimerais cependant donner toute la musique quatre fois pour avoir plus de facilité durant l’enregistrement.

     

    Mozart ne cesse de se plaindre des insuffisances musicales de son castrat, du style démodé du ténor Anton Raaff. Dans quelle mesure ces aspects ont-ils infléchi les profils vocaux de leurs rôles ?

    Le problème se pose toujours avec les opĂ©ras qui ont Ă©tĂ© taillĂ©s sur mesures pour des chanteurs prĂ©cis. Une comparaison avec l’air de concert que Mozart a Ă©crit pour Raaff Ă  Mannheim quelques annĂ©es auparavant, ainsi que d’autres partitions qui lui Ă©taient destinĂ©es, permet de savoir ce que ce chanteur aimait. Il Ă©tait surtout cĂ©lèbre pour son cantabile, et son argument contre le quatuor : « Non c’è da spianar la voce Â» (je ne peux pas dĂ©ployer ma voix), n’est pas surprenant.

    En ce qui concerne son molto amato castrato Dal Prato, je ne suis pas sûr que Mozart n’ait pas exagéré, et qu’il n’ait pas eu quelque chose contre lui personnellement, d’autant qu’il n’avait pas un caractère des plus faciles. Car Vincenzo Dal Prato est mentionné dans les ouvrages de Haboeck et Heriot, qui citent d’autres sources où ce chanteur est loué, et même pour son intelligence. L’étude du matériel qui a servi pour la version de Munich montre que son dernier air, que Mozart avait coupé, a été rétabli, sans doute parce qu’il avait des protecteurs. Cela ne prouve pas qu’il s’agisse d’un bon chanteur, mais il a passé toute sa carrière à Munich, où il a justement débuté dans Idomeneo.

     

    Le paysage musical de Mannheim, dont sont issues Dorothea et Elisabeth Wendling, créatrices d’Ilia et Elettra, est-il une cause de la modernité de ces rôles ?

    Peut-être. Mais lorsque dans Idomeneo, et même une pièce comme les Noces de Figaro, interviennent des personnages âgés ou appartenant à un monde de superstitions, Mozart écrit dans un langage musical désuet. On se plaint souvent du petit air de Marceline, écrit dans un style conventionnel, mais avec le génie du détail de Mozart.

    À l’inverse, les personnages jeunes s’expriment dans un style moderne. Idamante est un peu entre les deux. Il est certainement très jeune, comme Ilia, qui est elle-même plus jeune que l’image qui en est souvent donnée dans les mises en scène. Mais Ilia a vécu, contrairement à Idamante, qui est un peu le fils à papa. Il chante donc un peu comme papa.

    Dans les airs, l’élément antiquo est le da capo, même s’il ne s’agit pas strictement d’une reprise de la première partie avec ornementation ad libitum comme chez Haendel, puisque seules les douze premières mesures sont identiques. Mozart a toujours été très inventif dans ses changements, qui augmentent toujours la tension, l’expressivité, même dans les airs les plus traditionnels.

    Les vers que chantent Arbace dans ses deux airs sont extrêmement métastasiens, et invitent à une réflexion morale sur ce qui vient de se passer. Le premier air est celui qui a suscité le plus grand nombre d’esquisses de la part de Mozart. Il est donc clair dans son écriture qu’il a pris ces airs tout aussi au sérieux que ceux d’Ilia, même si ces derniers sont les plus émouvants de la partition. Mais un operone comme celui-ci ne doit pas faire pleurer pendant quatre heures. Ce serait épuisant.

     

    Entre accès de fureur et cantabile, le rôle d’Elettra est un véritable piège. À quel type de voix faut-il le distribuer ?

    Architecte comme il était, Mozart a construit un véritable arc avec les trois airs d’Elettra, ne serait-ce que d’un point de vue tonal. Le premier est en ré mineur, avec une reprise étrange qui choque parce que non plus en ré, mais en ut mineur pour annoncer la tempête qui suit, et qui est d’abord dans l’âme d’Elettra. L’air de furie du troisième acte, avec ses notes aiguës sataniques, est également en ut mineur. L’air tendre au milieu de l’opéra est en sol majeur, c’est-à-dire la dominante d’ut. Il faut donc donner les trois, même s’il est très rare de trouver une Elettra qui leur rende justice.

    Pour Alexandrina Pendatchanska, l’air en sol majeur sera le plus difficile. Beaucoup de commentateurs affirment qu’il est conventionnel, alors que ce qu’Elettra essaie de faire avec cet air est au contraire très fin. Elle sait qu’Idamante ne l’aime pas, qu’il aime Ilia, soprano léger, ce qu’elle n’est pas. Au moment où elle chante cet air, elle croit avoir une chance, puisqu’elle vient d’apprendre qu’elle allait partir avec Idamante. Elle adopte donc la voix d’Ilia : il s’agit presque d’un cas de travestissement vocal. C’est ainsi que je l’ai expliqué à Alexandrina, et j’ai hâte d’entendre ce qu’elle va faire de cet air.

     

    Le rôle-titre n’est pas moins périlleux.

    Très peu de chanteurs sont capables de le chanter, notamment Fuor del mar dans la version avec les coloratures qui a été donnée à Munich, même si on peut encore lire que Mozart les a coupées parce que Raaff ne savait pas les chanter, alors qu’il s’agissait de son point fort.

    La version abrégée, que chantait Pavarotti par exemple, était destinée à un amateur. Richard Croft, que j’ai entendu dans ce rôle à Anvers il y a quelques années, est un des rares à pouvoir vraiment l’assumer. Mais il doit apprendre le dernier air, Torna la pace, qui est le plus souvent coupé. Il ressemble à l’air de concert que Mozart a composé pour Raaff quelques années auparavant, bien que d’une facture plus moderne.

    Il faut donc un chanteur qui sache spianar la voce, et qui soit meilleur acteur que ne l’était apparemment Raaff, particulièrement pour la scène de reconnaissance qui débute par un long recitativo semplice, puis devient un accompagnato. Dans la correspondance entre Mozart et son père, ce dernier insiste sur la nécessité d’un long récitatif, en conformité avec le plan établi afin que le poète puisse créer une tension par la lenteur de la reconnaissance, comme dans les tragédies grecques. Mon travail consiste à rendre tout cela d’une façon vivante.




    À voir :

    Idomeneo de Mozart, direction : René Jacobs, le 23 novembre au Centro Cultural Miguel Delibes de Valladolid, le 25 à la Philharmonie de Cologne, le 27 au Bozar de Bruxelles et le 29 à la Salle Pleyel, Paris.

     

    Le 20/11/2008
    Mehdi MAHDAVI


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