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ENTRETIENS 16 avril 2024

Teodor Currentzis,
l’esprit de la lettre

Parce que les longues mains de sorcier de Teodor Currentzis peuvent faire écran aux textures qu’elles modèlent, d’aucuns ont été exaspérés par le Don Carlo souvent inouï dirigé en juin dernier par le jeune chef grec. Mise en scène par le très iconoclaste Dmitri Tcherniakov, sa lecture de Macbeth risque de faire des étincelles.
 

Le 02/04/2009
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Faut-il en finir avec les traditions d’interprĂ©tation ?

    Là n’est pas mon intention. Mais nous considérons certaines valeurs comme allant de soi, alors qu’il conviendrait de les remettre en question. Nous croyons à la religion de nos parents jusqu’au jour où nous recherchons notre propre vérité, qui ne prend son sens qu’à travers un rapport intime aux textes.

    Il en va de même en musique. Certains sont persuadés qu’ils détiennent la vérité du son mozartien, verdien, sur la foi d’enregistrements considérés comme des références. Celui qui aborde une partition en scientifique, c’est-à-dire en revenant au texte original, doit choisir entre ce qu’a écrit le compositeur et la voie tracée par les interprètes qui l’ont précédé, qui s’en écarte souvent.

    Durant une partie de ma vie, j’ai suivi les traditions que m’a enseignées Ilia Musin au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Puis j’ai pris conscience des contradictions qu’elles pouvaient entraîner avec la partition. J’essaie donc toujours, à titre d’expérience, de jouer exactement ce qui est écrit.

    Au premier abord, cela paraît étrange, parce que mes oreilles, comme celles de tout le monde, sont habituées à un certain son. Mais en se donnant le temps de vivre avec le son de la partition, on en arrive à la conclusion qu’on ne peut faire mieux. Les personnes qui ne font pas la différence entre un bon et un mauvais vin préfèreront un vin doux, contrairement à celles qui savent apprécier l’authenticité, l’originalité.

    Les auditeurs qui entendent ce son pour la première fois ont aussi besoin de s’y habituer. D’autre part, ils ne connaissent pas tous les partitions, pour fonder leur éventuel désaccord. Je ne déteste pas la tradition. Si elle vaut mieux que ce qui est écrit, je la suivrai. Ainsi, la plupart des compositeurs contemporains n’ont pas les meilleures idées concernant leur musique.

    Mais Verdi, qui a fait répéter cent cinquante fois le duo du premier acte entre les époux Macbeth, en a chaque jour modifié les couleurs, les nuances, sait mieux que quiconque comment doit sonner cette musique. Comment ne pas respecter cela ?

     

    Est-ce à dire qu’il est temps de revenir à la lettre verdienne ?

    Depuis la fin du XIXe, et durant tout le XXe siècle, la scène lyrique était fondée sur le prestige des chanteurs principaux. Certains d’entre eux étaient particulièrement brillants, et les musiciens composaient les rôles à leur intention. C’est pourquoi le star system a engendré des légendes. Je suis moi-même compositeur, et je sais pertinemment que si je confie mon œuvre à un grand interprète, il se contentera d’y exhiber les différentes facettes de son talent, et sa personnalité fera écran à la structure, aux détails.

    La musique de Verdi, et plus généralement la musique italienne, passent souvent au second plan à cause des traditions théâtrales, des émotions exacerbées. Verdi est un maître du contrepoint, de l’harmonie, de la structure – il écrivait chaque jour une fugue, à titre d’exercice –, pas seulement l’auteur de belles mélodies. Dans les ensembles, il est essentiel de faire ressortir les conflits rythmiques entre les voix, qui se perdent dans une interprétation trop théâtrale, où chacun n’est soucieux que de décibels. Il s’agit de choisir entre l’instinct et l’intellect.

     

    Est-il parfois délicat de convaincre des interprètes qui, à l’instar de votre Banco, Ferruccio Furlanetto, chantent leur rôle depuis trente ans ?

    J’ai beaucoup de chance, car les chanteurs réunis dans cette production sont très ouverts, et déjà convaincus qu’ils doivent respecter le texte. Certains d’entre eux essaient de trouver la vérité. Mais les musiciens ne sont-ils pas constamment à la recherche d’une vérité qu’il est impossible de connaître ? Plus les années passent pour Ferruccio, plus le défi est grand d’interpréter ses rôles différemment. Pourtant, il ne se répète jamais, c’est un improvisateur permanent. Et il a une facilité incroyable à insuffler son propre esprit au texte.

     

    Avec Macbeth, Verdi met pour la première fois en musique un livret tiré de Shakespeare. La musique est-elle à la hauteur de la pièce originale ?

    Même écrits par un grand librettiste comme Arrigo Boito, les textes des opéras tirés des pièces de Shakespeare ne peuvent avoir la force poétique des originaux. En lisant Thomas Mann, on est touché par la puissance de son génie, de sa pensée. Mais un conte de fées bien raconté peut avoir autant de force qu’un texte de Mann. Le pouvoir du compositeur est justement de conférer du sens à des vers parfois très primaires à travers sa musique – même les livrets de Wagner ne peuvent être considérés comme de la pure littérature.

    Les archétypes qui peuplent notre inconscient ont la simplicité de dessins d’enfants, et une musique adéquate permet de puiser au plus profond pour atteindre une certaine vérité. Un texte magnifique peut faire passer la musique au second plan. Si Shakespeare lisait ce livret, il n’en serait sans doute pas satisfait, mais s’il écoutait l’opéra, il le serait.

     

    En quoi la musique de Macbeth est-elle novatrice comparée au bel canto romantique ?

    Je suis absolument sûr qu’à l’époque de Macbeth, Verdi était déjà prêt pour écrire une œuvre aussi révolutionnaire dans sa forme qu’Otello. Mais s’il avait d’emblée été aussi loin, personne n’aurait pu le suivre. Il aboutit à un compromis, avec des éléments novateurs et d’autres issus de la tradition belcantiste. Pour que les auditeurs puissent sauter, il ne fallait pas que la marche soit trop haute. Toutefois, même ce qui relève ici du bel canto acquiert un sens différent.

     

    Verdi Ă©crit en effet : « La Tadolini chante Ă  la perfection et je voudrais que Lady Macbeth ne chante absolument pas. Â»

    Aussi Ă©trange que cela puisse paraĂ®tre, la partition vocale est dominĂ©e par la nuance piano. Par « une voix rauque, Ă©touffĂ©e, caverneuse Â», Verdi entendait certainement une voix de théâtre plus qu’une voix d’opĂ©ra traditionnelle. Tout le monde croit que Lady Macbeth doit avoir une voix immense avec des fortissimi de Turandot, alors qu’il Ă©crit des coloratures, des pages très sombres, alternant le chaud et le froid, le doux et l’amer.

    Violeta Urmana est la Lady Macbeth de la nouvelle génération, parce qu’elle possède à la fois l’ampleur, l’agilité et les pianissimi, ce côté caméléon qu’exige le personnage. Il est difficile d’expliquer comment ce monstre se métamorphose, dans la scène du somnambulisme, en une sorte d’Ophélie, de Traviata, comment il bascule dans la folie après avoir ordonné tous ces meurtres. En réalité, Lady Macbeth est aussi forte que fragile, elle ne peut se briser qu’en mille morceaux.

     

    Macbeth n’est-il que le faible jouet de sa femme ?

    Malheureusement, Macbeth est une grande leçon pour chacun d’entre nous. C’est une personne normale, pas méchante, avec des principes et des idées. Mais le pouvoir les lui fait abdiquer, il devient quelqu’un d’autre en empruntant une voie sans retour. Combien de personnes connaissons-nous qui, en accédant à la richesse, au pouvoir, sont devenus des monstres ?

    Le deuxième crime marque le début d’une addiction. L’autorité est une drogue dont on finit par ne plus pouvoir se passer. À ce titre, elle constitue un danger pour celui qui l’exerce. J’en suis d’autant plus conscient en tant que chef d’orchestre et directeur musical. Il faut être juste, et remercier dieu de ne pas nous laisser franchir le pas vers la folie du pouvoir. De grands musiciens, en accédant à la célébrité, sont devenus médiocres.

     

    Qui sont les sorcières ?

    Ce pourrait être notre famille, nos amis, nos concitoyens, toutes ces personnes qui croient qu’un homme dans la phase ascendante du pouvoir est celui qu’il faut respecter. Une fois qu’il est au sommet, elles se placent en victimes. Un jeu psychologique s’instaure entre Macbeth et les sorcières.

    Dans notre version, les sorcières se confondent avec la population du village, celle-lĂ  mĂŞme qui le pousse Ă  l’action pour s’exclamer ensuite : « Pourquoi as-tu fait cela ? Comment as-tu pu ? Â», comme ces personnes qui nous entraĂ®nent Ă  devenir ce que nous ne sommes pas, et qui sont prĂŞtes Ă  nous dĂ©truire une fois que nous y sommes parvenus. C’est très retors.

     

    Votre lecture est-elle conforme à la révision de 1865 ou conservez-vous des éléments de la première mouture de 1847 ?

    J’aime le ballet, mais j’ai dû le couper à la demande de Dmitri Tcherniakov. Sa mise en scène est une transposition de Macbeth dans un village ordinaire, et rien n’y est gratuit. Il est parfois préférable de couper de la belle musique pour servir le drame, d’autant que ce ballet est une pièce de circonstance. D’autre part, j’ai rétabli la mort de Macbeth, qui est d’une grande force dramatique.

     

    À Novossibirsk, où cette production a été présentée en décembre, vous dirigiez votre ensemble sur instruments d’époque, MusicAeterna. Recherchez-vous les mêmes équilibres, les mêmes textures avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris ?

    C’est une question d’état d’esprit bien plus que d’instruments. Les musiciens qui jouent sur instruments d’époque pensent la musique autrement. À Paris, je dispose d’un bon orchestre, enthousiasmé par ma volonté de restituer ce qui est écrit. La différence n’est donc pas si grande. Sans doute certaines couleurs sont-elles difficiles à imiter avec des instruments modernes, mais nous adoptons des effets dans le jeu des cordes qui se rapproche de ce qui était fait à l’époque. Nous avons également des cuivres spécifiques, plus précis et aux sonorités plus douces. Le résultat devrait être intéressant.

     

    Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la pratique sur instruments d’époque ?

    Lorsque j’étais adolescent, je me suis beaucoup interrogé sur la question du phrasé à travers ma pratique du violon. Ce que j’écoutais à l’époque ne me satisfaisait pas, tant du point de vue du phrasé que de l’assimilation de la forme. En faisant la connaissance de musiciens qui jouaient sur instruments d’époque, je me suis rendu compte qu’ils étaient plus flexibles, plus précis dans leur façon d’appréhender ces questions.

    J’ai donc commencé à aller dans les bibliothèques, à étudier le violon baroque. Mais jouer sans vibrato, dans le style, ne suffit pas. Bien souvent dans les productions à la mode, les ensembles spécialisés ne restituent pas l’esprit de la musique. Les anges ne chantent pas ! Cet esprit, on le retrouve justement dans de vieux enregistrements, où le phrasé fait défaut. Un musicien doit être universel et retrouver la beauté de chaque style pour en restituer l’esprit.

     

    Où avez-vous trouvé les musiciens qui composent votre ensemble ? La pratique sur instruments d’époque ne semble pas très courante en Russie.

    Quelques instrumentistes comme Alexei Lubimov, Tatiana Grindenko, ou des formations comme Musica Metropolitana, sont engagés dans cette voie. Mais j’ai été le premier à faire des opéras avec un orchestre spécifique. Il m’a fallu m’armer d’un microscope et chercher à travers toute la Russie et l’Europe.

    Notre ensemble est un véritable monastère. Je choisis des musiciens qui ont les mêmes opinions sur la littérature, le cinéma, le même mode de vie. S’ils ne sont pas d’humeur, ils ne jouent pas, tandis que certains jours, ils peuvent me réclamer cinq heures de répétitions supplémentaires, sur une seule et même mesure. Ce sont des fanatiques !

     

    Pourquoi avoir choisi Didon et Énée de Purcell pour votre premier enregistrement avec MusicAeterna ?

    Cet opéra est la réponse de Purcell à la musique italienne. Il connaissait très bien la Didone de Cavalli, ainsi que la musique du Moyen Âge et de la Renaissance, dont les influences sont restées très vives jusqu’au XVIIIe siècle. À l’époque de Purcell, les techniques d’interprétation étaient d’ailleurs plus proches de la fin de la Renaissance que du baroque tardif.

    Didon et Énée est au carrefour des traditions musicales de l’orient et de l’occident chrétiens. C’est aussi une alchimie entre le sud et le nord. Deux mondes différents désirent être unis et meurent d’être séparés : Didon est morte dès le début, elle sait que toute nouvelle étape dans cette vie n’est qu’une illusion, une utopie. Telle est sa souffrance.

    Purcell a écrit un opéra du subconscient, tellement plus profond que ces jolis opéras baroques où chacun succombe aux traits de l’Amour, une musique pour nos âmes. Ceux qui acceptent de remonter le cours de leurs douleurs, de leurs souvenirs aimeront cet enregistrement. Ceux qui veulent admirer de beaux tableaux comme au musée le trouveront peu orthodoxe. C’est pourtant la seule manière dont il devrait être joué.




    À voir :
    Macbeth de Verdi, Opéra Bastille, du 4 avril au 8 mai.

    À écouter :
    Dido and Aeneas de Purcell, MusicAeterna, New Siberian Singers, Simone Kermes, Dimitri Tiliakos, Deborah York, CD Alpha 140.

     

    Le 02/04/2009
    Mehdi MAHDAVI


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