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ENTRETIENS 19 avril 2024

Mariame Clément,
la pertinente

© Pietro Spagnoli

Enfin une nouvelle Platée ! Et d’autant plus espérée que la naïade ridicule a été confiée aux bons soins de Christophe Rousset, ramiste chevronné, et Mariame Clément, déjà maintes fois remarquée pour son goût de la pertinence. À l’Opéra du Rhin, tout commence par un peu trop de whisky dans l’aquarium…
 

Le 03/03/2010
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Face Ă  l’opĂ©ra français du XVIIIe siècle se pose inĂ©vitablement la question de la forme, ici un ballet, qui est plus bouffon.

    Qu’il s’agisse d’un ballet bouffon, d’un opéra romantique ou de Wozzeck, ma démarche vise à aborder l’œuvre de la manière la plus ouverte et sincère possible. Cela nécessite évidemment un regard plus ou moins cultivé – et peut-être l’accès est-il moins immédiat dans le cas d’un opéra baroque –, mais je n’applique aucune recette miracle.

    Les divertissements, et particulièrement les ballets, sont une spécificité technique qu’il convient de repenser, à moins de faire de la reconstitution, ce qui a un intérêt historique ou muséographique. Nous nous trouvons dans un contexte radicalement différent de celui du public de l’époque, et l’idée même qu’il faille de temps en temps nous distraire de la trame de base en nous refourguant un ballet par-ci, un ballet par-là, nous est complètement étrangère. Nous percevons les choses de manière beaucoup plus linéaire et logique. Nous devons donc satisfaire ce désir de cohérence générale, sans pour autant aplatir les ballets – ce qui reviendrait à dénaturer l’œuvre –, c’est-à-dire garder le cap entre les exigences d’une trame narrative moderne et un certain foisonnement baroque.

    Cela étant dit, les solutions sont très diverses. Je viens d’achever, simultanément à mon travail sur Platée, la conception de Castor et Pollux, que je présenterai l’année prochain au Theater an der Wien, et j’y traite les ballets de manière totalement différente. Dans Castor et Pollux, ils ne seront pas dansés. Dans Platée en revanche, il est tout à fait justifié d’accentuer le côté baroque, d’en conserver le caractère éclaté.

    À l’intérieur même de l’œuvre, les ballets prendront les aspects les plus variés. Tantôt ils s’intégreront à l’histoire, tantôt l’action décollera du réel. Certains enfin ne seront pas dansés, les chanteurs continuant à agir d’une scène à l’autre – car un chanteur n’est pas obligé de chanter pour exister sur scène. Les ballets doivent s’intégrer de manière organique. Il ne s’agit pas pour le chorégraphe de prendre la relève pendant que le metteur en scène va faire un tour.

     

    L’œuvre joue sur plusieurs niveaux : la fable mythologique, la parodie, notamment des topoï de la tragédie lyrique, à commencer par le rôle-titre, cette créature étrange confiée à une haute-contre, dans un registre vocal habituellement réservé aux jeunes premiers…

    À l’instar de la Belle Hélène, Platée repose manifestement sur des référents mythologiques. Il est très intéressant de travailler sur ces deux œuvres à trois années d’intervalle, et dans le même théâtre. Car Platée est pour ainsi dire le premier pas qui mène à la Belle Hélène, vers l’embourgeoisement des dieux, et ce dès l’Ancien Régime, dans une logique rien moins que postrévolutionnaire, mais qui désacralise tout, ne serait-ce en effet que par la tessiture du rôle-titre.

    Pour la Belle Hélène, je tenais à conserver un référent non pas mythologique mais mythique, les dieux et déesses du cinéma. Avec Platée, nous sommes allés encore plus loin dans la démythification, car ces référents, non seulement mythologiques, mais aussi musicaux et culturels, sont très difficiles à faire passer aujourd’hui. Leur place est dans un programme, pour permettre au dramaturge de se sentir plus intelligent et cultivé. Mais que peut-on en faire concrètement sur scène ? Malheureusement, ou heureusement, dans beaucoup de cas, tout cela ne sert à rien. Indirectement, cela nourrit la réflexion, peut-être certains détails, mais pas de là à en faire des ressorts comiques ou dramatiques. D’où la transposition.

    L’idée des Trente Glorieuses m’est venue instinctivement. Cette période bien comme il faut, bien rayonnante, bien triomphante, ce monde du progrès, de la démocratisation m’ont d’emblée paru un cadre pertinent pour Platée, qui est comme un grain de sable dans la machine. La pertinence est pour moi une notion-clé, à la fois définissable et floue, rationnelle autant que laissée au bon goût, à l’intelligence de chacun.

    Platée, c’est la fille qui pète plus haut que son cul et qui est bien châtiée à la fin. Il fallait l’inscrire dans un contexte où nous puissions vraiment croire à son illusion qu’elle va connaître l’ascension sociale du siècle. Les parallèles entre les Mythologies de Barthes et les Lumières, Pompidou et Louis XV fonctionnent bien. L’expression même de Trente Glorieuses est à la fois triomphalement moderne et tellement surannée. Et puis ces années sont un cadre idéal pour une comédie, avec leur foisonnement somme toute baroque de gadgets.

     

    Qu’est-ce que Platée, cette nymphe des marais, cette naïade ridicule dont la tradition a fait une grenouille ?

    Il n’est certes jamais dit que PlatĂ©e est une grenouille. Cependant, le livret joue beaucoup avec les onomatopĂ©es, les rimes en « oi Â». Le parallèle avec la grenouille de La Fontaine pousse aussi beaucoup dans cette direction. Cette polysĂ©mie ouvre des perspectives Ă  la fois symboliques, abstraites et très concrètes. Dans cette histoire de grenouille, ou de nymphe, ou d’habitante des marais, je me suis d’abord posĂ© la question de l’échelle. Comment PlatĂ©e et Jupiter se rencontrent-ils ? Tient-il la petite grenouille dans sa main ? On ne peut Ă©videmment se limiter Ă  cet aspect, mais une partie de la mise en scène en joue, d’autant qu’il permet des situations comiques.

    Lorsque je commence à travailler, j’ai toujours des espèces de flashs, de visions. Au tout début de Platée, je me suis souvenue d’un cartoon du New Yorker qui m’avait fait hurler de rire : dans un environnement tropical, un randonneur avec un sac à dos regarde épouvanté un énorme verre de cocktail, pense à la main capable de s’en saisir et se dit qu’il a un problème. J’ai également pensé à Axolotl de Cortázar, une nouvelle vraiment fascinante, un peu surréaliste, mais qui ne se dévoile pas comme telle. Le narrateur va tous les jours au Jardin des Plantes voir les axolotls, ces batraciens restés à l’état larvaire, et finit par se retrouver parmi eux, dans l’aquarium, sans que l’on comprenne comment.

    Cette interpénétration entre deux mondes me paraît très importante dans Platée. Jupiter non seulement côtoie le monde des marais, mais décide soudain d’épouser une de ses créatures. C’est pourquoi il faut lui donner corps. Platée n’est ni simplement une grenouille, ni un monstre. L’anthropomorphisme de cette grenouille qui s’habille en dadame est incontournable, mais dans notre vision, elle mute un peu au cours de l’œuvre.

    On la voit d’abord d’un regard extérieur, celui des autres personnages pour qui elle n’est qu’une chose sans importance, avant d’entrer dans sa subjectivité. Elle se voit tout à fait normale, avec cette illusion tout à fait démocratique du miracle économique : après tout, si elle se comporte comme il faut, si elle consomme les produits qu’il faut consommer, elle aussi peut être comme Junon, et épouser Jupiter.

     

    Sans doute Platée est-elle prétentieuse, mais la cruauté qu’elle génère semble absolument démesurée.

    Elle passe son temps à être moquée par tout le monde et ne se rend pas même compte que son mariage est une énorme parodie, ce qui est monstrueux. Elle est certes assez antipathique, comme la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, et même un peu odieuse au premier acte, mais il faut absolument s’identifier à elle. D’autant que la dernière scène est atroce, d’une cruauté, d’une violence qui révèle la dynamique de groupe dans ce qu’elle a de plus détestable.

     

    La Folie passe pour une forme d’autoportrait grinçant de Rameau.

    Se mettre soi-mĂŞme en scène est toujours très tentant pour nous, gens de théâtre, parce que nous avons toujours l’impression que tout tourne autour de nous, simplement parce que quelqu’un a dit un jour : « All the world’s a stage. Â» Mais il ne faut pas le comprendre dans l’autre sens. Je ne suis pas sĂ»re, d’ailleurs, que la mĂ©taphore de l’art Ă  l’intĂ©rieur de l’art intĂ©resse tellement le public.

    Je ne remets pas en cause cette interprétation, qui est évidente, fine et intelligente, mais ce n’est pas celle à laquelle j’ai envie de réduire ce personnage. Cette glorification du pouvoir de la musique est finalement trop consensuelle. La Folie est plus subversive, inquiétante, à la fois attirante et repoussante. Son arrivée marque une interruption, et il faut la traiter comme telle.

    Elle affirme qu’elle est capable de vendre n’importe quoi avec n’importe quoi, du triste avec du gai, du gai avec du triste, et tout le monde est fascinĂ©. C’est la page de publicitĂ© qui, dans cette dynamique des Trente Glorieuses, garde une cohĂ©rence avec la trame narrative. Elle vend une illusion de libertĂ© : « Consommez, consommez, et vous serez libĂ©rĂ©s ! Achetez les boĂ®tes de Campbell Soup et vous aussi, vous aurez vos quinze minutes de gloire ! Â» Ce dĂ©sir de PlatĂ©e est très contemporain.

     

    Appréhendez-vous la comparaison avec Laurent Pelly, dont la production vue et revue un peu partout ces dix dernières années, a inévitablement fait date ?

    J’admire beaucoup certains aspects de la production de Pelly. Le personnage de Platée en dadame est un ressort comique qui fonctionne parfaitement, et je ne vois pas pourquoi il faudrait le traiter différemment. Quoi qu’il en soit, je n’avais jamais vu ce spectacle avant la reprise de décembre dernier, ni même le DVD dans son intégralité. L’angoisse de la comparaison n’a donc pas affecté mon travail. J’aurais d’ailleurs pu éprouver ce sentiment au sujet de la Belle Hélène. De toute façon, quand on monte Rigoletto ou la Traviata, le problème est le même. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une mise en scène en particulier, le public vient avec cinquante mille clichés en tête.

     

    Faut-il les casser ?

    Ni les casser, ni les servir. Mais aborder l’œuvre en suivant ce qu’on estime intéressant, touchant, pertinent affectivement et intellectuellement, tout en gardant ces clichés à l’esprit, notamment pour savoir ce qu’il est inutile de dire parce que tout le monde le sait. Les spectateurs ont en tête un émerveillement qu’ils ont éprouvé, le plus souvent sublimé avec le temps. Avec cette nouvelle production de Platée, ils seront doublement confrontés à la réalité, celle de l’œuvre, et celle d’une autre mise en scène.




    À voir :
    Platée de Jean-Philippe Rameau, direction : Christophe Rousset, mise en scène : Mariame Clément, Opéra national du Rhin, à Strasbourg les 12, 14, 16, 18, 20 et 22 mars, à Mulhouse les 28 et 30 mars.

     

    Le 03/03/2010
    Mehdi MAHDAVI


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