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ENTRETIENS 19 mars 2024

Joseph Kaiser,
un air de vérité

© Dario Acosta

De la très oubliable Flûte enchantée de Kenneth Branagh, la mémoire n’a conservé que son regard bleu glacier. Mais du festival de Salzbourg à l’Opéra Comique, Joseph Kaiser a prouvé qu’il était bien plus qu’une belle gueule de cinéma, un ténor irradiant de virilité tendre et distinguée. La Bastille le salue en poète pour le retour du sage Eugène Onéguine signé Willy Decker.
 

Le 15/09/2010
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Comment incarner le rĂ´le de Lenski, qui tient davantage d’une idĂ©alisation poĂ©tique du sentiment amoureux que d’un personnage de chair et d’os ?

    Lorsque quelqu’un a un problème de drogue ou d’alcool, sa conscience en est généralement beaucoup plus vague que celle d’une tierce personne. Si Lenski était conscient de son idéalisme, sa vie n’aurait plus aucun but. Il est certainement très amoureux de l’amour, des sentiments qu’il provoque en lui, et qui inspirent sa poésie. Mais de son propre point de vue, il est convaincu d’aimer Olga – d’une manière assurément singulière, qui peut nous paraître détachée, ou idéalisée.

    Peut-être ne réalise-t-il que lorsque sa vie risque de toucher à son terme qu’elle ne viendra jamais sur sa tombe, qu’elle ne l’a jamais aimé comme il se l’imaginait, mais il croit encore à cet amour qu’il a ressenti pour elle dès le premier instant. Pourquoi ce sentiment serait-il moins vraisemblable que celui qui envahit Roméo, âgé de seize ans à peine et déjà épris de Rosaline, lorsqu’il rencontre Juliette, qui n’a elle-même pas plus de treize ans, et dont il est le premier amour ? Cette histoire n’est-elle pas la plus belle de tous les temps ?

    Certaines personnes restent fidèles à leur premier amour, et c’est ainsi que se voit Lenski, en romantique avec un R majuscule, poète et érudit, en homme de la renaissance. Je serais incapable de monter sur scène pour jouer un personnage qui n’aimerait qu’entre guillemets. Les émotions qu’il ressent sont humaines, réelles, à un degré d’intensité qui cependant nous échappe. Mais comment ne pas se reconnaître dans sa crainte d’être oublié ?

     

    Onéguine s’étonne que son ami aime Olga plutôt que Tatiana, cette figure romantique par excellence.

    Dans Così fan tutte, les couples peuvent d’abord sembler mal assortis, puis chacun révèle une propension à chercher l’opposé, Guglielmo en allant vers Dorabella, Ferrando vers Fiordiligi, et peut-être est-ce la bonne combinaison ? Onéguine montre tout au long de l’œuvre une conscience que Lenski ne possède pas. Est-ce dû à son expérience, a-t-il déjà eu le cœur brisé, ou peut-être n’a-t-il au contraire jamais aimé ? Sa remarque n’est pas une mise en garde sérieuse contre un choix erroné. Onéguine la lance – et la musique la renforce – avec cette nonchalance qui le caractérise dans les deux premiers actes. Lenski n’en est pas moins blessé.

     

    Et lui rĂ©plique : « Ah, mon ami, la vague et le roc, les vers et la prose, le gel et la flamme, ne sauraient ĂŞtre plus diffĂ©rents que nous les sommes ! Â»

    Mon meilleur ami est neurochirurgien et tout nous oppose. À l’opéra comme au cinéma et au théâtre, les personnages sont fondés sur des oppositions, qui plus est soulignées pour que leurs différences soient encore plus claires pour le public. Mais ils ne se situent pas pour autant dans une opposition absolue. Ils ont des points communs, partagent certaines convictions. Parfois même, les contraires s’attirent, comme dans les relations amoureuses complémentaires. Ces différences ne remettent pas en cause la sincérité de leur amitié. Lenski aime Onéguine comme un frère.

     

    De nombreux commentateurs ont vu dans cette relation une projection de l’homosexualité de Tchaïkovski.

    Que le compositeur ait pu se projeter dans le personnage que j’interprète n’influe pas sur la manière dont je l’aborde. Il est tout à fait possible que deux hommes aient une relation intime, profonde. Dans certains cas, elle est de nature homosexuelle, et dans bien d’autres, elle ne l’est pas. L’amour que deux hommes éprouvent l’un pour l’autre peut être simplement fraternel, sans que s’immisce la moindre dynamique sexuelle. Il en va de même entre un homme et une femme.

     

    Lenski commet-il un acte suicidaire en provoquant Onéguine en duel ?

    Personne n’est capable d’anticiper ses réactions avec un pistolet à la main. Lenski ne s’est certainement jamais trouvé dans pareille situation, et peut-être en est-il de même pour Onéguine. La tragédie ne commence ni dès le premier acte, ni dans la scène du bal, mais à cet instant où les deux amis se voient condamnés par le destin. Onéguine finit certes par tuer Lenski, mais cela ne signifie pas qu’il a toujours eu le cran, la force morale de le faire, et qu’à l’inverse, le second ne l’a jamais eue.

    Je lève mon pistolet, j’ai un doute, je lève de nouveau mon pistolet, et il tire. Peut-être même ai-je essayé de tirer. Exprimer ce conflit intérieur m’intéresse beaucoup plus. Dans son air, Lenski se persuade qu’il est incapable d’accomplir ce geste, mais la montée de la tension dans l’orchestre après le duo prouve que l’issue du duel n’a rien d’inéluctable. Une grande place est laissée à l’interprétation, y compris d’une représentation à l’autre, bien que le résultat soit toujours le même.

     

    Vous quittez la scène à la fin du deuxième acte.

    J’aimerais voir un film dont le personnage principal meurt au bout de dix minutes – évidemment, tous les spectateurs se précipiteraient pour se faire rembourser. Mais les autres personnages ont une histoire très importante à nous raconter. Il nous reste tant à apprendre sur Onéguine au troisième acte, ainsi que sur Tatiana, sans oublier l’apparition de Grémine.

    Mais l’histoire de Lenski est terminée. Il ne passe d’ailleurs pas beaucoup de temps sur scène. Il arrive quinze minutes après le début de l’opéra, disparaît après dix minutes, et ne revient que deux tableaux plus tard, pour la dispute durant le bal, avant de révéler sa peur profonde d’être oublié. Lenski est de ces êtres, poètes, romantiques, qui avaient la vie devant eux, et sont morts pour des traditions, des conventions, l’honneur. Nous portons l’héritage de tous ceux dont la vie s’est achevée trop tôt.

     

    Contrairement à la majeure partie du répertoire lyrique, les opéras russes semblent demeurer le privilège des natifs.

    C’est un grand honneur pour moi que de chanter cette musique, et Lenski en particulier, qui a été marqué par des chanteurs russes extraordinaires comme Sergei Lemeshev. J’ai cependant toujours été surpris, dans le monde l’art, par cette obsession de l’interprétation de référence, juste, unique. Il faudrait être le meilleur de tous les temps, et les autres seraient nécessairement inférieurs.

    J’adore le Don José de Jonas Kaufmann, mais je n’aime pas moins Domingo dans ce rôle pour autant, ou même Kurt Streit, que j’ai entendu dans une Carmen fantastique mise en scène par Andrea Breth. Posez à Piotr Beczala les mêmes questions sur Lenski : il aurait sans doute des idées très différentes sur le rôle, pas tant musicalement que stylistiquement et psychologiquement, et qui serait tout aussi justes. L’opéra est une œuvre d’art vivante, qui respire à travers des êtres humains, et pas une peinture accrochée à un mur.

    Lors de mes débuts dans Eugène Onéguine, Peter Mattei chantait le rôle-titre, et son personnage n’avait rien à voir avec celui qu’incarne Ludovic Tézier, qui est tout aussi extraordinaire. Je ne pourrais pas manger un seul gâteau au chocolat de toute ma vie, j’ai envie d’en goûter plusieurs, car chacun a sa propre recette. Je ne peux évidemment pas les essayer tous, car je dois faire attention à ma ligne !

     

    Que retenez-vous de votre expérience au cinéma, dans la Flûte enchantée de Kenneth Branagh, où vous interprétiez Tamino ?

    Kenneth Brannagh est un génie, aussi exigeant qu’agréable dans le travail, toujours très juste, extraordinairement créatif, et qui possède un don de conteur exceptionnel. Je serais ravi de collaborer de nouveau avec lui, d’autant qu’il aime l’opéra. Mais les réalisateurs demandent de longues périodes de répétitions difficilement conciliables avec le rythme du théâtre lyrique. Je lui ai suggéré Billy Budd de Britten, car j’ai pensé que le sujet le passionnerait. Si le projet se concrétise un jour, je suis prêt à chanter pour lui.

     

    Avez-vous été affecté par l’échec commercial du film ?

    Il est à relativiser. Aucun d’entre nous n’espérait devenir riche en participant à cette aventure. J’ai pris beaucoup de plaisir à le faire, et par bien des aspects, le film est un succès. D’autant que grâce à la parution en DVD, sa vie n’est pas terminée. Ainsi pourra peut-être se perpétuer sa pertinence auprès du jeune public.

     

    Plus encore que ce film, vos débuts à Salzbourg dans Eugène Onéguine sous la direction de Daniel Barenboïm et dans la mise en scène d’Andrea Breth vous ont propulsé sur les plus grandes scènes internationales.

    Je n’avais qu’une idée en tête, chanter. Les plus grands théâtres m’ont ouvert leurs portes, ce dont je leur suis très reconnaissant. Je chante un répertoire varié, avec des partenaires formidables, tant à Chicago, où j’habite désormais, qu’à Salzbourg, Aix-en-Provence, Munich, New York, Paris et Londres. Je suis très satisfait du dialogue avec mon agent et mon professeur sur mes prises de rôles.

    J’ai trente-deux ans, et je veux continuer à faire du bon travail. Une carrière, qui plus est internationale, n’est pas une fin en soi. On peut tout aussi bien débuter sur les chapeaux de roues et s’arrêter à trente-quatre ans, que mener une carrière honorable qui s’emballe à la faveur d’un changement de répertoire. Qui sait si je ne chanterai pas Wagner dans cinq ans ? Je refuse de me laisser prendre au jeu des conjectures. Qu’est-ce que ma voix pourrait devenir, qu’aurait-elle dû être ? Je n’en ai pas la moindre idée, de même que je ne sais pas lequel sera le plus grand de mes deux enfants.

     

    Où avez-vous appris ce français si purement prononcé, si élégamment phrasé ? Avez-vous des affinités particulières avec ce répertoire ?

    J’accorde une grande importance au travail sur les langues. Je ne voudrais pas qu’on croie que je ne sais pas ce que je chante, que je ne connais pas les nuances du texte. Lorsque j’ai fait Fortunio à l’Opéra Comique, j’ai travaillé ma prononciation chaque jour pendant des heures avec une chef de chant formidable. Je fais des efforts pour apprendre parler le français couramment, mais c’est très difficile. J’ai pris beaucoup de plaisir à interpréter Roméo et Faust, et j’espère un jour aborder Hoffmann, Werther et Des Grieux.

     

    Vous sentez-vous concerné par la querelle des anciens et des modernes sur la mise en scène ?

    J’aime être sur scène et incarner des personnages. Si la mise en scène permet de raconter l’histoire avec intensité et d’établir un lien avec le public, peu m’importe que nous soyons en costumes d’époque. Je recherche la véracité, la sincérité. Je n’ai donc rien non plus contre les actualisations si elles se fondent sur des émotions, des rapports humains palpables.




    À voir :
    Yevgeny Onegin de Tchaïkovski, direction : Vasily Petrenko, mise en scène : Willy Decker, avec : Ludovic Tézier, Olga Guryakova, Alisa Kolosova, Joseph Kaiser, Gleb Nikolski, Jean-Paul Fouchécourt, Opéra Bastille, du 17 septembre au 11 octobre.

     

    Le 15/09/2010
    Mehdi MAHDAVI


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