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ENTRETIENS 18 avril 2024

Le nouveau monde de Jennifer Larmore
© McArthur Photography

La saison passée, Jennifer Larmore donnait une nouvelle leçon d’abattage virtuose dans l’Orlando furioso de Vivaldi au Théâtre des Champs-Élysées. Mais le temps du bel canto semble révolu pour la mezzo américaine, qui a choisi d’explorer son côté obscur. C’est en Comtesse Geschwitz qu’elle fait son retour à l’Opéra Bastille, dans la reprise de Lulu de Berg.
 

Le 17/10/2011
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Qu’est-ce qui vous a dĂ©cidĂ©e Ă  franchir le pas, assurĂ©ment immense, qui sĂ©pare Rossini de Berg ?

    Rossini, de même que Haendel, Mozart et tous ces merveilleux compositeurs belcantistes m’ont beaucoup réussi depuis le début de ma carrière, et je possède toujours l’agilité de Rosine, Cenerentola et l’Italienne à Alger. Mais il arrive un moment, dans la vie d’une femme, où il convient d’abandonner certains rôles. L’époque de Mirella Freni, qui chantait Mimi à soixante-cinq ans, est révolue. Le public veut désormais voir des jeunes femmes interpréter Rosine : je le comprends, l’accepte, et leur transmets toute mon affection. Surtout, qu’elles y prennent du plaisir !

    J’ai donc décidé de trouver des rôles plus intéressants du point de vue dramatique, à ce stade de ma vie, de ma carrière, et de mon évolution. Car ma voix a gagné en ampleur, en hauteur, en profondeur, de manière saine et naturelle. De vrais champions m’ont accompagnée dans ce processus, au premier desquels le metteur en scène Christof Loy. J’aime cet homme de tout mon cœur, parce qu’il m’a ouvert un monde totalement nouveau. C’est lui qui m’a suggéré le rôle de la comtesse Geschwitz.

    En vérité, chanter cette musique en venant du bel canto me paraissait quasiment impossible. J’ai demandé l’aide d’Antoine Palloc, mon accompagnateur, car cette partition n’avait pour moi aucun sens, et je ne l’appréciais pas… du tout ! Après cinq minutes, j’ai eu besoin d’entendre une mélodie, un morceau de Carmen. Alors, il m’a dit que je ne pouvais aborder cette musique comme un alien venu d’une autre planète, mais comme un monde différent, celui de Vienne, de Berg, Schönberg, Werben et d’Egon Schiele.

    En voyant ses peintures, très difficiles à appréhender, mais tellement fortes, au Leopold Museum, j’ai commencé à comprendre un peu mieux d’où venait Alban Berg, ce qu’il ressentait. C’est ce qui me l’a rendu vivant, ainsi que mes conversations avec Christof Loy à propos de Lulu, et de son emprise sur tous ceux qui l’entourent. J’ai découvert une musique magistrale, mathématique et cérébrale, mais aussi très humaine, crue, puissante, et un monde sombre, mais merveilleux.

     

    Un monde de grande souffrance, et de nombreux sacrifices pour la comtesse Geschwitz.

    Elle vit dans l’espoir, et le déni. Elle est la seule à vouloir l’amour de Lulu. Tous les autres la désirent, ou cherchent à l’utiliser, la contrôler. Martha von Geschwitz est héroïque, en ce sens qu’elle l’aime pour ce qu’elle est, qu’elle est prête à la suivre jusque dans les pires profondeurs, jusqu’à renoncer à la vie. Au milieu de toute cette obscurité, cette tristesse, cette violence, pousse une belle fleur, son amour pour Lulu.

    C’est une magnifique leçon. D’autant qu’elle sait que d’autres combats valent la peine d’être menés, pour les droits des femmes, et qu’elle en aurait la force. Mais je prononce cette réplique d’une voix éteinte : elle ne fera rien de tout cela, car elle est prédestinée à rester avec la femme qu’elle aime, c’est pour elle l’ultime sacrifice.

     

    Vous explorez un univers différent, non seulement sur le plan musical, mais aussi théâtral.

    Je suis de plus en plus souvent employée comme une actrice qui chante. Alors que le bel canto se concentre sur la voix, ses couleurs, il s’agit dans ce répertoire de communiquer au public les liens entre les personnages, à travers le jeu d’acteur. Autant la production de Christof Loy était froide, noire, sans accessoires ni couleurs, autant celle de Willy Decker est visuellement étourdissante, perpétuellement en mouvement.

    J’ai parfois l’impression d’être dans la Carmen de Zeffirelli : on sait qu’elle est sur scène, mais pas vraiment où, tant il y a de monde autour d’elle. Je n’arrête pas de grimper à des échelles, de monter et descendre des escaliers – c’est pourquoi je continue à aller chez l’ostéopathe. Quel tour de force pour Laura Aikin, qui chante et joue Lulu : c’est une véritable bête de scène ! Et quel plaisir de faire partie de cette distribution, sous la direction de Michael Schønwandt.

     

    Vous allez interprĂ©ter votre première Kostelnička dans Jenůfa de Janáček en mars prochain Ă  Berlin.

    Ă€ cinquante-trois ans, dont vingt-cinq de carrière, Jennifer Larmore a encore un avenir, et c’est très excitant ! Kostelnička est le rĂ´le de mes rĂŞves, parce qu’il est idĂ©al Ă  ce stade de mon dĂ©veloppement, et j’ai envie de le mordre Ă  pleines dents. Si une mezzo-soprano garde ses aigus, si elle progresse dans ce sens, c’est que sa voix est saine – si elle les perd, elle doit retourner voir un professeur pour apprendre Ă  ouvrir cette partie de son instrument.

    C’est dans l’aigu de soprano dramatique que ma voix s’épanouit aujourd’hui, ce qui ouvre la porte Ă  des rĂ´les comme Geschwitz, Lady Macbeth, peut-ĂŞtre mĂŞme Marie de Wozzeck, que j’adorerais faire. Le dĂ©fi de Kostelnička ne rĂ©side donc pas dans la tessiture, mais dans la langue tchèque, que j’ai eu beaucoup de peine Ă  assimiler au dĂ©but. Je suis très impatiente de chanter et jouer ce personnage. Elle tue le fils de sa belle-fille – c’est assez substantiel.

     

    La Lady Macbeth de Verdi ne l’est pas moins.

    J’ai acceptĂ© Kostelnička immĂ©diatement, mais pour ce qui est de Lady Macbeth, c’est une tout autre histoire. Quand cette proposition est arrivĂ©e, j’ai cru Ă  une plaisanterie, une folie. Devant mon refus catĂ©gorique, on m’a dit de regarder la partition, d’y rĂ©flĂ©chir en prenant en considĂ©ration le fait qu’Ingo Metzmacher savait Ă  quel type de voix il aurait affaire.

    Mais c’est un rôle de soprano, qui plus est de Verdi, et je ne chante pas Verdi, et encore moins avec un contre-ré bémol – je n’ai même pas cette note ! À vrai dire, je n’en savais rien. J’ai de beaux contre-ut, j’en chante tous les jours, mais qu’y a-t-il au-dessus ? J’ai fini par demander six mois de réflexion, ne serait-ce que pour tester mon endurance – mais aurais-je pu chanter Jules César pendant toutes ces années si je n’avais pas été résistante ?

    Me voici donc de retour chez Antoine Palloc, mon fidèle accompagnateur et très cher ami, avec qui je forme une équipe depuis quinze ans, et qui me dit toujours la vérité de manière franche et même brutale, et nous avons lu la partition. Quand est arrivé le moment du contre-ré bémol, je me suis mise à rire. J’ai essayé, il était là. Puis je me suis laissée guider : plus fort, en le flottant à la manière de Montserrat Caballé, crescendo, decrescendo. À notre grande stupéfaction, il était toujours là.

    Mais il ne s’agit pas seulement de pouvoir atteindre cette note, mais de tenir la distance sur tout ce qui précède. J’ai appris très tôt à ne me donner aucune limite, à ne pas m’enfermer dans une case. Je ne vais certes pas hurler Lady Macbeth comme je l’ai entendu sur certains enregistrements, mais le chanter avec ma voix, de façon plus lyrique.

     

    Vous avez créé avec le contrebassiste Davide Vittone un sextuor pour mezzo-soprano et quintette à cordes, OpusFive.

    Un jour à Bâle, Davide, le merveilleux violoniste Sebastian Hamann, qui a été forcé d’arrêter de jouer à cause d’un terrible problème à la main, et moi bavardions, peut-être autour d’un verre de schnaps, de ce projet que Davide avait depuis de nombreuses années, mais que nous n’avions jamais eu le temps de mener à bien. Au bout de cinq heures, nous avions élaboré un programme, dressé une liste de musiciens potentiels, et de manière assez surprenante, l’entreprise a été couronnée de succès.

    Sans doute parce que nous ne nous contentons pas de jouer et de chanter, mais que nous allons à la rencontre du public, avec des airs du répertoire lyrique, mais aussi de l’opérette, du cabaret, des standards de Broadway et de la musique de film. Je serais d’ailleurs incapable de rester dignement plantée pendant une heure à chanter le Voyage d’hiver, car j’ai besoin de voir le visage des spectateurs, d’apprécier leurs réactions. La réussite de ce groupe tient à ce goût pour la communication, et à la réunion de vrais tempéraments d’acteurs.

     

    Ce désir de communiquer se manifeste aussi à travers la pédagogie.

    L’enseignement est une de mes grandes passions, et je le pratique depuis quinze ans. Je donne parfois des masterclasses, mais je m’y consacrerai un jour totalement. Car c’est un processus qu’il faut suivre semaine après semaine pour obtenir de bons résultats. Je me base sur la psychologie, car il est très important de comprendre ce qui se passe, de connaître la pédagogie, pour prendre conscience de sa voix naturelle. C’est une question de préparation, de confort : qu’est-ce qui va sortir quand on ouvre la bouche ? Les jeunes chanteurs ne pensent souvent qu’au placement de leur mâchoire, à la respiration, et ils se tendent complètement.

     

    Votre discographie compte un grand nombre de raretés du répertoire belcantiste. Était-ce une mission que de les enregistrer ?

    En quelque sorte, parce que la plupart des œuvres que nous avons gravées pour Opera Rara sont merveilleuses. J’avais demandé à Patric Schmid, le regretté fondateur du label, comment il composait ses distributions. Très égoïstement, m’avait-il répondu, car il faisait les disques qu’il aurait eu envie d’acheter. Je sais que je n’aurais jamais plus l’occasion de chanter ces opéras, et peut-être même ne seront plus repris, mais quelle opportunité de pouvoir les défendre, et de travailler avec de telles équipes !

     

    L’Opéra de Paris occupe une place de choix dans votre carrière, mais vous n’y aviez plus chanté depuis 2004.

    Être de retour à la Bastille est comme revenir à la maison, d’autant plus que je peux rentrer chez moi tous les soirs, et dormir dans mon propre lit. Tout le monde était content de me revoir, et cela m’a réchauffé le cœur.




    À voir :
    Lulu d’Alban Berg, direction : Michael Schønwandt, mise en scène : Willy Decker, Opéra Bastille, du 18 octobre au 5 novembre
    Du baroque au musical, avec OpusFive, salle Gaveau, le 2 avril 2012

     

    Le 17/10/2011
    Mehdi MAHDAVI


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