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ENTRETIENS 26 avril 2024

Bertrand Chamayou,
un narrateur au clavier

© Richard Dumas

Trente ans tout juste et déjà une carrière riche, superbe, personnelle. Le pianiste français Bertrand Chamayou sort chez Naïve les Années de pèlerinage de Liszt et les joue intégralement le 28 novembre au Théâtre des Champs-Élysées. Rencontre avec un artiste d’exception toujours très attentif à raconter depuis le clavier une histoire au public.
 

Le 23/11/2011
Propos recueillis par GĂ©rard MANNONI
 



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  • Vous Ă©voluez dĂ©sormais sur le grand circuit international. Vous considĂ©rez-vous encore comme un jeune pianiste, si tant est que cette qualification ait un sens ?

    C’est effectivement une question compliquée. Je me produis depuis une dizaine d’années. Quand j’entends ce que je faisais à vingt ans, cela me paraît effectivement jeune. J’ai en fait l’impression d’être parvenu aujourd’hui à un certain stade de maturité, mais qui se déplacera au fil des ans. J’évoluerai.

    J’ai par exemple tendance à choisir des tempi rapides. Je me dis que cela me passera, que peut-être ma perception du temps changera. Quand on écoute des œuvres que certains grands pianistes ont enregistrées plusieurs fois, on constate bien une évolution, des changements en de multiples domaines, mais peut-on pour autant parler de jeune et de vieux ?

    Il y a plutôt des phases différentes, avec, pour les longues carrières, parfois des périodes plus creuses, moins inspirées, suivies de retours en état de grâce. Ce fut le cas pour d’immenses artistes comme Horowitz ou Rubinstein. Quand Horowitz était très jeune, il avait une sorte de jeu nouveau, implacable. Après, il a connu une période d’arrêt, de crise, qui a métamorphosé son jeu.

    Ce sont des tranches de vie liées à la vie d’artiste, une question de perception de la vie. Il est aussi artificiel de chercher forcément la vérité de la maturité chez des personnes âgées que la fraîcheur d’un jeunisme chez des jeunes. Je crois avoir évolué assez rapidement entre vingt-cinq et trente ans.

    Après dix ans de carrière, je pense en être à un stade où je commence à savoir communiquer avec plus d’évidence, de façon plus directe.

     

    Cette capacité à mieux communiquer n’est-elle pas directement liée à la pratique du concert, de l’obligation d’y raconter quelque chose au public ?

    En effet, quand on sort des études, on a des tas de certitudes qui ne sont pas en rapport avec les réalités du concert. On a pris l’habitude d’être le nez dans les partitions en s’en tenant à des considérations très pragmatiques. Ensuite, en arrivant en scène, même si on a une idée claire de ce que l’on veut faire, il est très difficile de trouver comment la communiquer.

    Il faut alors se libérer d’un certain type de travail, de l’analyse littérale de la partition pour arriver à prendre conscience de la façon dont peut être perçu ou noyé le message qu’on veut faire passer. Il peut être là, mais noyé dans un jeu qui manque de clarté, quand bien même il est clair techniquement. Le propos peut manquer de force, de lisibilité. C’est de ce point de vue là que je crois avoir évolué.

    Il faut apprendre à développer une écoute extérieure, un sur-soi qui parvient à analyser de l’extérieur le discours que l’on est en train de tenir.

     

    Dans cette recherche, qu’est-ce que les maîtres peuvent vous apporter ?

    Je n’ai pas eu beaucoup de maîtres. J’ai eu trois vrais professeurs, et dans tous les cas beaucoup de chance car je ne suis pas allé les chercher. Ils me sont tombés dessus un peu par hasard et chacun dans son genre a aidé à construire ma personnalité. La concordance de ces trois enseignements et l’ordre dans lequel ils ont été faits m’ont été très bénéfiques.

    Mon premier professeur, Claudine Willoth, au Conservatoire de Toulouse, fut parfaite pour moi. J’étais très indiscipliné, passionné de musique, mais jusqu’à quatorze ou quinze ans, pas du tout dans une logique de carrière, de métier, seulement boulimique de culture. J’avais eu une enfance très épanouie. Je profitais de tout ce qui m’était donné, à l’école, partout. Je lisais beaucoup.

    La musique était pourtant ce qui me passionnait le plus, mais davantage pour la création. J’écoutais de l’opéra, de la musique de chambre, je lisais des partitions, je composais tout et n’importe quoi, j’improvisais au piano. C’était du bricolage. Cette dame a compris qu’il fallait me laisser me débattre comme un jeune chiot et que le puzzle se reconstituerait tout seul.

    Elle m’a encouragé en me prêtant énormément de partitions, de disques, en m’invitant tous les week-ends chez elle pour déchiffrer à quatre mains, écouter des opéras, des quatuors à cordes, de la musique contemporaine, pour développer ce foisonnement culturel très tôt, plutôt que me forcer à travailler mes gammes.

    Quand j’ai eu mon prix à Toulouse, Jean-François Heisser faisait partie du jury. Il m’a tout de suite proposé de travailler avec lui. C’était la première personne connue que je rencontrais. J’avais quinze ans et il m’a proposé d’entrer dans sa classe au Conservatoire de Paris et j’ai d’abord travaillé en privé avec lui. Il ne m’a plus laissé faire n’importe quoi, m’enseignant une technique très cadrée, avec des principes rationnels extrêmement clairs et intelligents, avec une approche analytique des partitions passionnante.

    J’étais désormais confronté à l’obligation d’utiliser toute la culture que j’avais acquise avec l’obligation d’obtenir un produit fini. Il a fallu quatre ou cinq ans pour que toute se mette en place. J’en étais à un stade où je n’avais encore aucune idée de ce que je véhiculais, de la manière de la communiquer à un public.

    La personne qui m’a libéré à ce niveau là, qui m’a aidé à enrichir ma sonorité, à acquérir le sens du phrasé, à aller vers une certaine poésie, fut Maria Curcio, à Londres. Elle était l’ancien professeur de Jean-François Heisser et c’est lui qui m’a conseillé ce complément à son enseignement. Pendant mes années de Conservatoire, j’allais la trouver à Londres pendant les week-ends, les vacances.

    Cette combinaison d’enseignements a été assez idéale pour moi. D’autres rencontres, en masterclass notamment, ont aussi joué, comme les premières expériences de concert, mais ce sont réellement ces trois maîtres qui ont eu le plus d’importance pour moi. La dernière phase d’apprentissage a été la scène.

     

    C’est le but final et là que tout commence vraiment ?

    C’est là qu’on expérimente, qu’on corrige. J’ai eu la chance de ne pas démarrer une carrière en flèche. J’étais très timide, pas du tout dans une démarche exhibitionniste. J’ai dû forcer ma pudeur, apprendre à me jeter à l’eau en arrivant sur une scène, en faisant beaucoup de musique de chambre, de petits festivals aussi, pour apprendre peu à peu mon métier.

    Quand j’en suis arrivé à mon premier récital au Théâtre des Champs-Élysées, à mon premier concert avec un grand orchestre, j’étais assez bien préparé. Je savais qu’il faut raconter quelque chose au public, une histoire. On est assez proche de la narration, de la dramaturgie.

     

    Comment arrivez-vous à raconter des histoires aussi différentes que celles contenues dans la musique de Franck, de Messiaen, de Liszt, univers sinon contradictoires, du moins bien différents ?

    J’ai un répertoire large, allant de la musique ancienne à la contemporaine. Mais j’ai toujours fait ça. Très jeune, j’avais lu beaucoup de partitions à la fois de Beethoven, de Ravel, de Debussy, de Stravinski, de Bartók, tout ce qui me tombait sous la main. Pour raconter des histoires intéressantes, il faut avoir une vaste culture musicale, avoir lu, voyagé, vu des films. Je ne fais aujourd’hui que puiser dans ce que j’ai acquis depuis toujours.

    Les Années de pèlerinage, je les connais depuis vingt ans. Se documenter au dernier moment, c’est trop tard. On ne peut raconter une histoire qu’avec ce que l’on a porté en soi pendant longtemps, qu’on a assimilé. Quand j’ai enregistré mon disque Mendelssohn, j’avais ces pièces à l’esprit depuis quinze ans. Je joue ce qui trouve un écho ancien en moi, sans aucun souci de marketing.

    Je crois que si l’on veut faire nouveau, ou faire différent, ou rare, on se fourvoie forcément sur la distance. J’ai travaillé le pianoforte et je le fais toujours, et à treize ans je composais sans complexes en m’inspirant de Boulez et de Stockhausen. J’étais très attiré par ce qui était compliqué.

    Tout gamin, la lecture de la partition des Vingt regards sur l’enfant Jésus de Messiaen m’avait fasciné, même si je ne comprenais pas tout. Je suis alors rentré très vite aussi dans la musique électronique avant de revenir à la musique baroque pour finir par la musique romantique que je connaissais finalement le moins. Je n’ai jamais eu de problèmes avec la musique atonale.

     

    Vous travaillez beaucoup ?

    Pas tellement, et, de manière assez bizarre, beaucoup en dehors du clavier. Je commence toujours par apprendre mes partitions par cœur et ne les travaille au clavier que de tête. Si je reviens à la partition, c’est hors du clavier. Mais je lis beaucoup. Je ne suis pas dix heures par jour à mon piano. Mon problème est d’avoir des plages de temps assez longues pour alterner sans stress travail et repos.

    Ce n’est pas toujours facile, avec les voyages notamment, et les coups de téléphone. Il me faut des plages de travail bien cadrées. Je m’enrichis à l’extérieur. À une époque où j’avais plus de temps, je sortais sans cesse, notamment au cinéma, partout où il y avait quelque chose à voir, à entendre.

     

    L’univers musical de Liszt n’est-il pas autre chose que celui de la virtuosité pure, mais un peu comme celui de Schumann, avec des ramifications complexes dans toute la culture et la pensée de son époque ?

    Absolument. Adolescent, j’avais un peu gommé toute tendance romantique et j’y suis revenu plus tard par la littérature et par Schumann et Berlioz, puis Wagner, et plus tard Chopin. Chez Schumann, en premier les Lieder puis le piano et la musique de chambre.

    Pour moi, Liszt a été trop souvent mal traité. Il y a bien sûr des choses à retrancher car il a tout laissé, par exemple, toutes les versions d’une même œuvre. Mais tout est intéressant chez lui, même les transcriptions, car c’est complètement lui, que le thème original soit de lui ou non. Son vrai génie est dans le traitement pianistique, que ce soit un matériau neuf ou pas.

    Dans les Années de pèlerinage, il y a beaucoup de transcriptions et de paraphrases dont on ne parle jamais. La Canzon de Venezia e Napoli est une paraphrase de l’Otello de Rossini, la Gondoliera et la section centrale de la tarentelle sont des chansons napolitaines ou de gondoliers vénitiens. C’est un monde qui englobe la littérature, les impressions de voyage, les musiques entendues, un journal intime avec aussi des relectures musicales selon sa propre sensibilité.

    Ce n’est que depuis la seconde moitié du XXe siècle que l’on considère avec mépris tout ce qui relecture, transcription ou paraphrase, même si cela revient un peu au goût du jour ces temps derniers. On considère souvent les œuvres de Liszt comme des œuvres de bravoure. C’est vrai, mais le plus intéressant est la manière dont il renouvelle le son de l’instrument. Ses traits les plus périlleux proposent en fait une façon proprement inouïe de faire sonner l’instrument.

    De plus, son écriture correspond parfaitement à la morphologie de la main. C’est une approche de la difficulté qui n’a rien de perverse. Elle va très loin mais dans le sens de ce qui naturel pour la main. La réflexion sur le rapport entre la main et l’instrument est toujours saine.

     

    Enregistrer, est-ce un plaisir, une tâche incontournable ?

    C’est compliqué. Au début, l’idée de se préparer à réaliser un bel objet, avec un bon enchaînement de pièces, tout cela bien pensé, bien travaillé, comme dans un laboratoire, me séduisait. En fait, mon premier disque fut un enregistrement en direct pris presque par hasard. Après, pour mon premier disque chez Naïve, je me suis rendu compte que mes idées premières étaient une utopie absolue.

    J’ai passé les premiers jours à chercher une sur-perfection, et cela ne fonctionnait pas du tout. Quand on s’est rendu compte que je n’avais que des bandes pas bonnes, j’ai tout refait le dernier jour en une seule prise, dans l’urgence, comme au concert, et c’est là qu’on a obtenu les meilleurs résultats.

    J’essaie désormais de garder le maximum de naturel. Il faut être bien préparé, mais ne pas croire qu’on va changer grand chose entre deux prises. Maintenant, un disque est pour moi le reflet d’un instant de ma vie, à peine différent d’un concert. Après, c’est un travail qui est derrière moi. Je pense en outre que l’évolution et le développement de l’écoute sur Internet est en train de tout bousculer. Mais si l’enregistrement est incontournable, le concert reste la vérité suprême.

     

    Le 23/11/2011
    GĂ©rard MANNONI


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