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ENTRETIENS 18 avril 2024

Dans la famille Jurowski,
je demande Dmitri

C’est une véritable dynastie musicale à laquelle appartient Dmitri Jurowski, petit-fils de compositeur, fils et frère de chefs d’orchestre. C’est d’ailleurs en marchant sur les pas de son frère qu’il débute à l’Opéra Bastille, en dirigeant la reprise de la Dame de Pique, dans la mise en scène psychiatrique de Lev Dodin.
 

Le 17/01/2012
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Votre grand-père, Vladimir Jurowski, Ă©tait compositeur, votre père, MichaĂŻl, est chef d’orchestre, ainsi que votre frère, Vladimir. Est-il difficile de se faire un prĂ©nom lorsque l’on est le cadet d’une telle dynastie de musiciens ?

    Mon intention n’a jamais été de faire carrière. Je voulais juste faire de la musique au plus haut niveau. Et pour cela, il faut travailler. En tant que membre d’une telle famille, on a sans doute une plus grande responsabilité. J’ai commencé comme violoncelliste, mais j’ai dû repenser ma situation pour des raisons médicales. Compositeur et chef d’orchestre : ces possibilités se sont immédiatement présentées à moi, car il y avait une belle tradition dans la famille. Mais je n’ai pas pensé à une quelconque finalité. Je n’ai jamais eu l’impression d’éprouver des difficultés, car je suis très exigeant envers moi-même.

     

    Qu’est-ce qui vous a attiré dans le monde de l’opéra ?

    Je suis amoureux des chanteurs depuis toujours. Chaque jour, des chanteurs professionnels venaient à la maison pour répéter, prendre des leçons, et là est née mon admiration pour ces personnes qui étaient capables d’ouvrir la bouche et de chanter ! C’est pourquoi j’essayais de faire de la musique de chambre avec des chanteurs lorsque j’étais violoncelliste. J’ai non seulement une passion pour la voix, mais aussi pour le théâtre. Faire de l’opéra est un besoin, qui permet de les combiner.

     

    Comment avez-vous trouvé votre propre voie dans la musique ?

    Notre rapport à la musique est très personnel. Mon père n’a jamais essayé d’imposer ses opinions comme des vérités ultimes, ni à mon frère, ni à moi. Chez nous, il y avait beaucoup de musique, de musiciens, et donc d’idées : chacun pouvait se faire les siennes. Certains ont des opinions tranchées, d’autres pas, c’est une question de nature.

    Pour être chef d’orchestre, comme dans toute profession où on doit diriger un certain nombre de personnes, il faut avoir les idées claires. Quand on jeune, et que l’on cherche, il est normal de faire des erreurs. La musique russe est dans mes gênes, mais j’ai grandi en Allemagne, et j’ai ce même rapport avec le répertoire allemand. J’ai entendu tant de musiques différentes, française, italienne, anglaise, durant mon enfance qu’aucune ne me semble étrangère, ni ne me déplaît. J’ai mes préférences, bien sûr, mais la musique est une langue universelle. Plus on parle de langues, mieux c’est !

     

    Pour en finir avec votre famille, c’est votre frère qui dirigeait la création de cette production de la Dame de Pique de Tchaïkovski à l’Opéra Bastille. Éprouvez-vous un sentiment particulier à lui succéder ?

    Il est à la fois agréable et intéressant de penser que malgré notre base commune, nous sommes complètement différents. Quoi qu’il en soit, il y a peu d’endroits au monde, parmi les grands opéras, où je serai le premier à diriger. Covent Garden, la Scala, ou la Bastille : un Jurowski m’y a forcément précédé, quand ce n’est pas deux ! Que je débute dans ce théâtre dans la même œuvre que mon frère est une coïncidence amusante.

     

    Lors de la précédente reprise, Gennadi Rozhdestvenski avait livré une lecture très sombre, lente et pesante de cette partition qui mêle la légèreté du pastiche XVIIIe, et le romantisme le plus torturé.

    La dramaturgie de la Dame de Pique s’apparente à celle d’un film. Je ne l’interpréterai pas pour autant comme une bande sonore, mais comparé à Eugène Onéguine, qui est plus distancié, c’est un opéra très naturaliste, qui sonde l’âme humaine, ses péchés au plus profond. Une telle dramaturgie ne peut être traitée de manière superficielle. Il faut suivre non seulement Tchaïkovski, mais aussi Pouchkine.

    Le côté obscur est très fort, et j’envisage la pièce plutôt de ce point de vue. Mais j’essaie de l’éclairer grâce à l’amour, ce sentiment qui fait avancer le monde, et qui n’est certes pas ménagé dans cet opéra. Tchaïkovski en était plein, et je chercher à le montrer autant que possible. La fin est tragique, naturellement, mais l’aspect religieux donne le primat à l’âme, non au corps. C’est pourquoi le thème de l’amour réapparaît tout au long de la pièce, comme un leitmotiv.

    La dernière fois que j’ai vu Gennadi Rozhdestvenski, à la Cité de la musique où je dirigeais deux opéras rares de Chostakovitch, les Joueurs et le Grand éclair, il m’a dit qu’il nous considérait mon frère et moi comme ses petits-fils musicaux. Mon père a été son élève, puis son assistant, et il compte beaucoup dans notre famille. J’ai le plus profond respect pour tout ce qu’il fait, et je suis sûr qu’à son âge, et avec son expérience, je dirigerai la Dame de Pique tout à fait autrement que je ne le fais maintenant.

     

    Tchaïkovski a été accusé d’avoir trahi la clarté de la nouvelle de Pouchkine, de l’avoir recouverte d’une musique trop russe.

    La nouvelle de Pouchkine est bien plus dramatique que l’opéra. Hermann ne meurt pas, et finit là où se joue la production de Lev Dodin, dans un asile d’aliénés. Tchaïkovski avait une personnalité plus romantique que Pouchkine, mais il ne reste à mon sens pas grand-chose de l’opéra russe dans la Dame de Pique, et pas seulement à cause de la Pastorale et de l’influence française.

    La manière qu’a le compositeur de révéler les émotions à travers l’orchestration est très différente de celle de Moussorgski et Rimski-Korsakov. Tchaïkovski a été critiqué parce qu’il mettait directement le doigt sur un problème de la Russie de l’époque, en montrant que la passion du jeu pouvait être plus forte que l’amour, alors même que beaucoup de gens avait des problèmes de jeu.

     

    Le directeur du Mariinski, Ivan VsĂ©volojski, avait dit Ă  TchaĂŻkovski : « Il me faudrait quelque chose dans le genre de Carmen Â» Dans quelle mesure le compositeur a-t-il rĂ©pondu Ă  ce souhait ?

    La Dame de Pique s’apparente à Carmen non du point de vue musical, mais par la variété des styles : on y trouve du grand opéra, une pastorale classique, une scène d’apparition très naturaliste qui annonce le cinéma. Les voyages de Tchaïkovski lui ont permis d’assimiler de nombreuses manières d’écrire la musique. En Russie, il était considéré comme le moins russe des compositeurs russes, et pourtant sa musique est absolument russe, parce qu’elle est le reflet de son âme.

     

    Qu’est-ce que le son russe ?

    Chaque chef d’orchestre doit avoir une pâte reconnaissable, mais j’essaie de faire en sorte que l’orchestre sonne comme du Tchaïkovski. Je ne fais pas de souci là-dessus, car l’Orchestre de l’Opéra de Paris est d’une grande flexibilité. Dès le début, les musiciens se sont montrés prêts à travailler, bien que la majorité d’entre eux connaisse la pièce. L’atmosphère est très concentrée.

     

    La Dame de Pique est l’avant-dernier opĂ©ra de TchaĂŻkovski. Comment son langage a-t-il Ă©voluĂ© ?

    En réalité, il n’a pas beaucoup changé, et ses premières pièces laissent déjà entendre ce que seraient les dernières. Tchaïkovski était une personne pleine d’émotion, mais aussi un expérimentateur. C’est pourquoi il faut souligner tout ce qui dans son orchestration n’était pas commun pour son époque, les couleurs sombres, les basses fréquences. Bernstein disait qu’on devait diriger en compositeur. Mais dans une œuvre aussi forte, il suffit de donner à la musique sa respiration. Certaines pièces ont besoin de plus de soutien, mais ici, j’évite de trop intervenir, et la musique s’écoule et se développe d’elle-même, merveilleusement.

     

    Qu’en est-il de l’écriture vocale ?

    Elle est plus facile, ou du moins confortable dans Eugène Onéguine, qui a été composé pour de jeunes interprètes. Mais la Dame de Pique, Mazeppa ou l’Enchanteresse, que j’ai récemment dirigée à l’Opéra des Flandres, sont incroyablement difficiles à chanter. C’est pourquoi ces opéras sont plus rarement joués. Le rôle le plus difficile de la Dame de Pique est Hermann. Les autres sont exigeants, mais ne constituent pas un défi aussi fou. Trouver un bon ténor pour le chanter est difficile. Je suis heureux qu’après trente ans de carrière, Vladimir Galouzine puisse encore l’incarner !

     

    Comment avez-vous travaillé avec lui ?

    Il a déjà chanté cet opéra sous ma direction à Monte-Carlo il y a deux ans. Je n’allais évidemment lui enseigner ce rôle, car il est plus Hermann que nature, mais il est toujours ouvert à la recherche, et c’est pourquoi je l’apprécie vraiment. Il s’engage pleinement, dès dix heures du matin, quand ses collègues se réveillent doucement ! Le niveau de préparation de chacun est très élevé, et nous avons le temps de nous consacrer à la recherche d’unité, d’une couleur commune dans les ensembles. Il sera difficile, dans cette distribution, de distinguer les russes de ceux qui ne le sont pas, que ce sont dans leur manière d’être ou de chanter.

     

    La mise en scène de Lev Dodin fonctionne comme un flashback, ce qui a entraîné un certain nombre de coupures.

    J’ai dirigé cet opéra plusieurs fois, et elles sont nécessaires, dans la mesure où il en existe plusieurs versions. La plupart des coupures sont traditionnelles. Pour quelques autres, j’aurais fait différemment s’il s’était agi d’une nouvelle production. De toute manière, elles ont été décidées en concertation avec le chef d’orchestre de l’époque. Je respecte cette version, créée il y a près de quinze ans. Autrement, je n’aurais pas accepté de la diriger. Si Hermann a un rôle important dans la nouvelle de Pouchkine et le rôle principal de l’opéra de Tchaïkovski, il l’a ici davantage encore, car il ne quitte jamais la scène.




    À voir :
    La Dame de Pique de Tchaïkovski, direction : Dmitri Jurowski, mise en scène : Lev Dodin, Opéra Bastille, du 19 janvier au 6 février

     

    Le 17/01/2012
    Mehdi MAHDAVI


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