altamusica
 
       aide















 

 

Pour recevoir notre bulletin régulier,
saisissez votre e-mail :

 
désinscription




ENTRETIENS 20 avril 2024

En conversation avec Sarah Connolly

Général cuirassé ou reine abandonnée, Sarah Connolly peut tout chanter, et perpétue, de Monteverdi à Turnage, en passant par Berlioz et Wagner, la tradition de l’éclectisme britannique. Trop rare en France, la mezzo-soprano est Phèdre dans la production d’Hippolyte et Aricie de Rameau dirigée par Emmanuelle Haïm et mise en scène par Ivan Alexandre au Palais Garnier.
 

Le 06/06/2012
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



Les 3 derniers entretiens

  • Ted Huffman,
    artiste de l’imaginaire

  • JĂ©rĂ´me Brunetière,
    l’opéra pour tous à Toulon

  • Jean-Baptiste Doulcet, romantique assumĂ©

    [ Tous les entretiens ]
     
      (ex: Harnoncourt, Opéra)


  • Il est plutĂ´t inhabituel de vous voir porter une robe sur scène.

    C’est merveilleux d’interpréter une femme de mon âge ! Lorsque je joue des garçons de dix-sept ans, mon approche est totalement différente. N’était la gestuelle baroque, Phèdre est physiquement assez proche de moi. Je donne un peu de moi-même à chacun de mes rôles, mais c’est bien plus facile quand il s’agit d’incarner une femme.

     

    Appréhendez-vous de jouer Phèdre à deux pas de la Comédie-Française ?

    Chanter ce rôle magnifique à Paris ne me rend pas particulièrement nerveuse. D’autant que le livret de l’Abbé Pellegrin adopte un point de vue sensiblement différent de celui de la tragédie de Racine. Mais Phèdre reste Phèdre, consumée par la culpabilité, le sentiment d’immoralité de son crime atroce. Du point de vue de son histoire familiale, elle a conscience que les dieux sont en colère contre elle. Et au niveau purement humain, elle représente ce que les grecs veulent nous apprendre d’une femme qui aime un homme qu’elle ne peut avoir.

    Ma tâche en tant qu’artiste est de dépeindre les différentes nuances de névrose qui la tourmentent. La musique de Rameau et le texte de Pellegrin permettent à Phèdre d’exprimer une large palette de sentiments : le délire, l’humiliation et, plus délicate à exprimer, car insaisissable, sa vulnérabilité. L’espace entre les notes est très important dans cette partition. Je travaille sur les silences et la dynamique des situations, la variété des sons et des émotions, qui sont toujours vraisemblables, et jamais caricaturales.

     

    Comment vous accommodez-vous du carcan de la gestuelle baroque ?

    C’est de la conversation avec les mains. Je me sens terriblement médiocre, mais la chorégraphe, à qui j’ai demandé de l’aide, m’a dit que tout allait bien, et qu’il s’agissait simplement de garder les coudes en hauteur. J’espère ne pas offenser ceux qui ont les plus hautes attentes en matière de gestuelle baroque !

     

    Qu’en est-il du style de cette musique, de l’ornementation ?

    Je n’ai rien oublié depuis ma première expérience dans les Fêtes d’Hébé. C’est une question de couleurs. Quant aux ornements, il est important de savoir pourquoi on les fait, comme dans la musique italienne ou allemande. Il faut éviter tout systématisme. Les tremblements servent à donner des inflexions et sont liés aux émotions. J’essaie de les faire différemment à chaque fois, et je continuerai tant qu’Emmanuelle Haïm me le permettra. J’ai beaucoup de plaisir à travailler de nouveau avec elle. C’est une musicienne sensationnelle, passionnante et passionnée.

    Il est impossible que je me mette à chanter Phèdre comme Brangäne. Certains chanteurs n’ont pas cette valve de sécurité qui empêche de passer d’un style à l’autre au beau milieu d’une partition. Lorsque je chante Octavian, mon cerveau passe en mode Strauss. Et il m’arrive de faire de sons droits pour exprimer sa jeunesse et sa nervosité.

    Dans Rameau, je fais très attention à ne prendre aucun son par-dessous. J’ai écouté beaucoup de chanteurs français, particulièrement dans des répertoires plus tardifs. Et mon coach de français en Angleterre, qui a étudié avec un élève de Pierre Bernac, m’apporte la connaissance de ce que Poulenc voulait. J’aime m’imprégner des spécificités propres à chaque style, afin de donner des interprétations aussi authentiques que possible.

     

    Souvent les Britanniques chantent le français mieux que les Français eux-mêmes.

    Nous sommes souvent paresseux dans notre propre langue. Combien de fois ai-je entendu les chefs de chant de l’English National Opera s’écrier : « JE NE COMPRENDS PAS CE QUE TU RACONTES Â» ? William Christie m’a initiĂ©e au baroque français dans les annĂ©es 1990, alors que j’avais dĂ©jĂ  beaucoup chantĂ© Bach avec Philippe Herreweghe, et les opĂ©ras de Haendel. J’ai ainsi pu mesurer la fantastique comprĂ©hension du drame qu’avait Rameau, qui savait choisir de bons librettistes.

    Haendel n’a pas toujours eu cette chance. Comparé à Amadigi, Ariodante est la perfection. Mais à y regarder de plus près, un ou deux personnages sont un peu moins clairement dessinés, et certains récitatifs trop brefs pour que les auditeurs comprennent qu’Ariodante a été trompé. À cet égard, le livret d’Hippolyte et Aricie est fabuleux, et le rôle de Phèdre tout particulièrement.

     

    Vingt ans après la crĂ©ation de la première tragĂ©die lyrique de Rameau, Jean-Jacques Rousseau Ă©crivait que : « le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable Ă  toute oreille non prĂ©venue. Â»

    Rousseau est célèbre pour avoir dit bien des choses étranges. Il n’en a pas moins changé le cours de la pensée en France. Ses objections concernaient sans doute davantage une attitude. C’était un partisan de la modernité, et les opéras de Rameau regardent vers le passé : soudain, le drame s’arrête pour laisser place à la danse. Cela devait l’ennuyer terriblement ! Cette forme est aussi difficile à comprendre pour le public d’aujourd’hui. Je vais refaire Phèdre l’année prochaine à Glyndebourne et suis impatiente de découvrir quelle sera l’approche de Jonathan Kent.

     

    Vous faites preuve, dans la plus pure tradition anglaise, d’un grand éclectisme dans vos choix de répertoires. C’est bien simple, vous chantez tout.

    Excepté Verdi et Rossini… Nous avons une grande tradition chorale, et j’ai pu aborder tous types de musiques, de Palestrina à la musique contemporaine, notamment avec les BBC Singers. J’ai d’abord étudié le piano, avec une prédilection pour Debussy, Ravel, Chopin et Liszt. Ravel reste mon compositeur favori, et je me précipite sur la moindre opportunité de chanter Shéhérazade. Toutes ses mélodies sont magnifiques, et quel orchestrateur intelligent !

    Quand j’étais enfant, je ne jouais que Bach, ses inventions à deux et trois voix, puis les fugues. J’étais fascinée par les contrastes dynamiques des lignes contrapuntiques, comme dans une conversation. Quand, bien plus tard, j’ai fini par accéder à la scène lyrique, j’ai ressenti une grande facilité à chanter les récitatifs avec décontraction et naturel.

    De par ma formation, je les abordais comme un défi musical, et non vocal. J’ai évité bien des névroses de chanteur, surtout au niveau de mes attentes. Tout simplement parce que je n’en avais pas. Je n’avais gagné aucun grand concours, et personne n’attendait de moi que je sois systématiquement merveilleuse.

    Charlotte de Werther a été mon premier rôle à l’opéra – je ne l’ai malheureusement plus chanté depuis. Toutes les musiques m’intéressent, et je préfère souvent celles que je ne chante pas. J’adore la Fanciulla del West de Puccini, dont les lignes mélodiques sont très proches de Massenet, Korngold et la seconde École de Vienne.

    Comme mon professeur m’a aidé à construire une technique suffisamment solide, je suis arrivée jusqu’à Brangäne et Fricka sans dommages. Mais j’ai toujours refusé Kundry, car je dois faire attention si je veux continuer à chanter Nerone…

     

    Vous semblez aussi à l’aise dans le registre d’alto de Giulio Cesare que dans le second soprano de la Messe en ut mineur de Mozart.

    Pour Cesare, j’ai travaillé sur la décontraction pour développer la robustesse de mes vocalises. Enchaîner avec Brangäne était d’autant plus étrange qu’il s’agissait de mon premier Wagner. Je suis tombée amoureuse de cette musique, qui m’a ouvert l’esprit et la voix. Revenir à Giulio Cesare le lendemain n’en était pas moins difficile – mais je connais tellement bien ce rôle.

    Il faut toutefois prendre garde de ne pas passer trop fréquemment d’un extrême à l’autre. En ce moment, je chante des parties plutôt aiguës comme Octavian, Phèdre, qui se situe davantage dans le médium, Fricka, ou encore Médée. Passer de Wagner à Charpentier, c’est une question de style. Il suffit d’avoir les idées claires pour ne pas se mélanger les pinceaux !

     

    Écoutez-vous d’autres chanteuses durant l’apprentissage de vos rôles ?

    Pour Phèdre, j’ai écouté Lorraine Hunt et Bernarda Fink. J’étais la doublure officieuse de Lorraine lorsqu’elle chantait le rôle avec William Christie au Palais Garnier, et je l’ai regardée répéter tous les jours. Elle était stupéfiante de puissance, de rage incandescente, plus agressive dans sa caractérisation que je ne le suis. J’essaie de nuancer mes personnages dès la première apparition, pour que le public ait envie d’en savoir davantage, de regarder derrière le rideau. Je prends cet aspect de l’art lyrique très au sérieux. Je ne pourrais pas chanter sans explorer les raisons derrière la musique.

    Quand je donne des masterclasses, je demande toujours aux étudiants s’ils ont récité les paroles sans la musique. Quelle que soit la langue, y compris la mienne, je parle le texte, sur le ton de la conversation, dans ma cuisine ou en faisant ma lessive, avec les inflexions, l’énergie, quelquefois le rythme de la musique. En anglais, il nous arrive de ne pas réfléchir à ce que nous disons, alors même que les opéras de Benjamin Britten sont truffés de mots étranges, dont personne ne connaît le sens.

    Pour réapprendre Phèdre, j’ai récité le texte sur l’enregistrement de Bernarda Fink. Mais je ne l’ai écouté qu’une ou deux fois, pour ne pas copier sans m’en rendre compte, et trouver ma propre voie à travers le personnage. La Phaedra de Britten est très proche de celle de Rameau, auquel il se réfère en utilisant le clavecin. Il a vraiment saisi la vulnérabilité du personnage. Quel dommage qu’il n’ait pas écrit davantage pour mezzo. Le Viol de Lucrèce dans la production de David McVicar a été un des grands moments de ma vie.

     

    Vous avez employé à plusieurs reprises le terme de conversation. N’est-ce pas le but ultime de l’opéra que de parvenir au ton de la conversation ?

    Le partage est la clĂ© pour que le public se sente concernĂ©. « Ă‰coutez-moi, je vais vous raconter une histoire. Elle est vraie, elle a lieu en ce moment. Ce n’est pas du théâtre. Â» Il faut interroger les spectateurs : « Par cet espoir flatteur tu prolonges mes jours Â», dit Phèdre. Le public connaĂ®t ce sentiment d’espoir. Il comprend le personnage. Il faut tisser ce lien Ă  travers la fosse d’orchestre, converser avec les spectateurs, ne jamais dresser un mur invisible. Le chant prĂ©sente certes des difficultĂ©s techniques, qui parfois brouillent la prononciation. Mais je refuse de sacrifier le sens Ă  la beautĂ© du son.




    À voir :
    Hippolyte et Aricie de Rameau, direction : Emmanuelle Haïm, mise en scène : Ivan Alexandre, Palais Garnier, du 9 juin au 9 juillet.

     

    Le 06/06/2012
    Mehdi MAHDAVI


      A la une  |  Nous contacter   |  Haut de page  ]
     
    ©   Altamusica.com