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ENTRETIENS 23 avril 2024

Gidon Saks,
la maturité du diable

Acteur prodigieux de présence mâle et trouble, timbre charbonneux mais mordant, Gidon Saks en impose incontestablement. Claggart terrifiant de désir rentré dans Billy Budd, déjà sous la baguette de Jeffrey Tate, le baryton-basse sud-africain incarne Nick Shadow dans la reprise du Rake’s Progress mis en scène par Olivier Py au Palais Garnier.
 

Le 08/10/2012
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Ne vous lassez-vous pas de toujours jouer, sinon le diable en personne, du moins des personnages malĂ©fiques ?

    L’intérêt, lorsque l’on incarne le diable, est d’en révéler les facettes les plus inhabituelles : déceler son sens de l’humour et du divertissement, sa capacité de séduction, notamment grâce à des caractéristiques physiques bien plus agréables qu’on ne pourrait le croire, ou même sa dimension sexuelle, très présente dans cette production du Rake’s Progress.

    Interpréter un tel rôle aussi souvent est une chance. Il n’en reste pas moins qu’un personnage comme Figaro me manque, pour le simple plaisir de ne pas avoir de pouvoirs surnaturels et de vivre une histoire d’amour compliquée dans un contexte réaliste. Le défi est de rendre le diable aussi sympathique que possible… et Figaro le plus antipathique possible !

     

    Nick Shadow, qui n’apparaît pas dans les peintures de Hogarth qui ont inspiré Auden et Stravinski, fait figure de pure création du XXe siècle dans un pastiche du XVIIIe siècle.

    Les différentes productions du Rake’s Progress auxquelles j’ai participé se passaient dans l’Amérique du XXe siècle, ce qui a d’ailleurs tendance à devenir un cliché – il serait intéressant de confronter la pièce à la sensibilité anglaise du siècle dernier.

    Mais si l’on observe les peintures de Hogarth, on peut facilement imaginer le diable caché dans un coin : à l’instar de celle du bien, la possibilité du mal est toujours présente. Le caractère impossible de Vera, l’épouse de Stravinski, a pu être une source d’inspiration pour Nick Shadow. De même que certains aspects de la vie riche et complexe d’Auden, dont les désaccords avec le compositeur ont nourri le processus de création de l’œuvre.

    Le diable incarne la perception que les gens ont du mal. Britten et Pears ont été considérés comme des criminels à leur retour des États-Unis, car ils étaient pacifistes et n’ont pas défendu leur pays durant la Seconde Guerre mondiale. L’élément sexuel de la relation entre Nick et Tom Rakewell reflète le lien entre Auden et Chester Kallman, considéré comme d’autant plus inacceptable qu’ils étaient pacifistes, socialistes, voire même communistes !

    Cet opéra jette un regard sardonique sur une culture qui percevait des créateurs de génie comme des êtres néfastes, simplement parce qu’ils ne vivaient pas en conformité avec les règles édictées par la société.

     

    Les récitatifs sont le principal mode d’expression de Nick Shadow.

    Chanter dans sa propre langue offre une flexibilité intellectuelle propice à la spontanéité. Jeffrey Tate, qui est lui aussi un amoureux de la langue anglaise, encourage beaucoup l’improvisation dans les récitatifs, et le jeu auquel nous nous livrons n’en est que plus enthousiasmant.

    Conserver cette vivacité du discours en passant du récitatif sec à l’accompagnato constitue un véritable défi, qui culmine dans la scène du cimetière, où un fortissimo impitoyable de l’orchestre succède au clavecin seul. J’aime passionnément Britten, mais je reconnais volontiers que les couleurs de la partition de Stravinski sont absolument uniques dans le répertoire lyrique du XXe siècle.

     

    Quel a été l’impact de la production de Krzysztof Warlikowski, que vous avez créée à la Staatsoper de Berlin, sur votre interprétation de Nick Shadow ?

    J’ai chanté ce rôle pour la première fois il y a une douzaine d’années sous la direction de Vladimir Jurowski, dont c’était également le premier Rake’s Progress. Chacune de mes rencontres avec l’œuvre a enrichi ma vision de ce personnage devenu central dans ma vie.

    Pour Warlikowski, le diable s’incarne dans la figure d’Andy Warhol, que je percevais comme un caractère très passif. Ce concept m’a donné l’occasion de reconsidérer ce point de vue : si les choses se passaient autour de lui, c’est qu’il créait, en tant qu’élément antagoniste, la possibilité de leur accomplissement. La production d’Olivier Py m’a permis de mieux comprendre celle de Warlikowski.

    J’avais pris beaucoup de plaisir, pour ma prise de rôle, à travailler avec l’actrice anglaise Annabel Arden, cofondatrice du Théâtre de Complicité. Elle apportait à l’ouvrage une énergie totalement différente. C’est la première fois que je reprends une mise en scène du Rake’s Progress que je n’ai pas créée, et entrer dans la peau d’un autre chanteur est un exercice passionnant. Olivier Py veut que je joue avec le public autant que possible. J’en suis très heureux, car on me demande souvent l’inverse.

    C’est un spectacle très théâtral, dont j’apprécie beaucoup l’esthétique de show. J’espère que le public ressentira la complicité qui s’est établie entre les chanteurs sur le plateau. On ne sait jamais vraiment en arrivant le premier jour comment les choses vont se passer. Mais au bout de deux jours, nous prenions tous nos repas ensemble et discutions de nos vies privées.

     

    Les voix graves connaissent généralement une maturité plus tardive que les autres.

    J’aurais aimé pouvoir être fier de mes certaines de mes prestations passées, dont je me rappelle non sans désarroi. Mais il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte. Il est aujourd’hui de mode d’alléguer la dyspraxie, un trouble de déficit de l’attention, ou toutes sortes de raisons de ce genre pour expliquer cette incompréhension.

    Mon évolution personnelle se reflète dans mon évolution vocale, et ce que je saisis désormais de la nature humaine est en corrélation avec mes choix de rôles. J’enseigne le chant depuis huit ans, et c’est un processus fascinant : plus j’enseigne, et plus j’apprends. J’aurais aimé chanter comme aujourd’hui il y a quinze ans, mais la nature suit son propre cours. C’est une question de prise de conscience de l’importance de soi dans son environnement.

    L’ego du chanteur est d’autant plus complexe qu’il est son propre instrument. Il doit pouvoir appréhender ce qui ne va pas, mais aussi ce qui fonctionne bien, pour être capable de le reproduire. Car la technique vocale repose sur la mémoire émotionnelle et musculaire. Le sentiment que me procure désormais l’acte de chanter est d’avoir vingt-cinq ans, comme si j’avais encore tout à découvrir.

     

    Votre rapport avec les chefs d’orchestre a-t-il eu une influence sur cette prise de conscience ?

    Avec la maturité, je suis parvenu à comprendre et apprécier les chefs d’orchestre. Auparavant, j’avais des rapports conflictuels avec eux : combien de fois m’a-t-on répété que je ne pouvais pas improviser avec soixante musiciens dans la fosse comme dans un Liederabend ?

    J’ai pris conscience du plaisir de la discipline grâce à John Eliot Gardiner, avec qui j’ai travaillé pour la première fois l’année dernière à l’Opéra Comique. Les répétitions ont agi sur moi comme une révélation, car jamais je n’avais autant appris d’un chef d’orchestre. J’aime beaucoup Jeffrey Tate, avec qui j’ai si souvent chanté qu’un simple mouvement de sourcil suffit à me faire comprendre ce qu’il désire obtenir.

    La collaboration avec Daniel Kawka sur le Château de Barbe-Bleue de Bartók compte également parmi les meilleurs moments de ma carrière, grâce à l’humilité de son approche, et son respect de l’expérience de chacun. Je me sens désormais suffisamment adulte pour ne plus voir le chef comme un ennemi potentiel.

     

    Vous êtes très investi dans la transmission de votre art. Vous avez même créé une compagnie d’opéra.

    L’aventure a commencĂ© avec Opera Garden, dans le cadre du Festival International de la Jeunesse d’Aberdeen. Lorsque Nicola Wallis, cette femme merveilleuse qui le dirigeait Ă  l’époque, m’a demandĂ© ce que nous pourrions crĂ©er ensemble, j’ai dit : « pourquoi pas une cession consacrĂ©e Ă  l’opĂ©ra ? Â» Elle m’a apportĂ© le chèque sans lequel rien n’aurait Ă©tĂ© possible, et pendant plus de six ans, nous avons offert Ă  de jeunes chanteurs, dont quelques Français, l’opportunitĂ© de participer Ă  un spectacle.

    J’ai ensuite fondé au sein du conservatoire de Gand, où j’enseigne, la compagnie Scoppio di Vesuvio. En avril prochain, nous présenterons Mitridate de Mozart avec un orchestre d’instruments d’époque, et en septembre, Salomé de Strauss dans une version accompagnée par deux pianos. Que de chemin parcouru depuis notre première production de Didon et Énée !

     

    Hormis Claggart dans Billy Budd, que vous avez enregistré sous la direction de Daniel Harding, votre discographie ne reflète pas votre répertoire actuel.

    J’ai gravé Hercules et Saul alors que je n’ai jamais chanté un grand rôle haendélien de ma vie. Pourtant, ma voix est suffisamment véloce pour les coloratures. Je ne suis tout simplement pas associé à ce style de musique. D’ailleurs, je n’en reviens toujours pas d’avoir été choisi pour faire ces disques avec Minkowski et Jacobs ! Et je n’arrête pas de demander à mon agent s’il n’y aurait pas un orchestre qui veuille m’engager pour le Messie.

    D’autant que certaines sont barrières sont tombées : les voix amples et le vibrato ne sont plus tabous dans ce répertoire. J’en aurais certainement chanté si j’avais fait carrière il y a cinquante ans, comme mon idole George London, qui s’aventurait même de la musique populaire américaine. Je rêve d’incarner un jour Sweeney Todd.

     

    Y a-t-il d’autres rôles qui vous font rêver ?

    Il y en avait cinq, mais j’en ai déjà chanté deux. J’adore écouter Mefistofele de Boito par Ghiaurov, Clabassi, mais je me suis rendu compte en l’interprétant que ce diable ne me convenait pas, à l’instar des quatre vilains des Contes d’Hoffmann, que je n’ai peut-être pas fait avec le bon metteur en scène.

    Hormis Sweeney Todd, il me reste donc Oreste dans Elektra, qui me permettrait d’écouter cette musique que j’aime tant sans avoir à rester trop longtemps sur scène, et surtout Papageno, que j’ai dû refuser il y a deux ans, car je n’étais pas libre. Ce serait merveilleux, aussi, d’avoir l’opportunité de franchir les frontières de l’opéra : participer à la création d’une comédie musicale, faire un one-man-show, et renouveler l’expérience du récital de mélodies après les deux que j’ai donné aux États-Unis avec Roger Vignoles.

    À présent que j’ai découvert mes cordes vocales, j’ai envie de m’amuser avec, car après toutes ces années, elles méritent elles aussi de prendre du plaisir !




    À voir :
    The Rake’s Progress de Stravinsk, direction : Jeffrey Tate, mise en scène : Olivier Py, Palais Garnier, Paris, du 10 au 30 octobre.

     

    Le 08/10/2012
    Mehdi MAHDAVI


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