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ENTRETIENS 19 avril 2024

Yves Beaunesne, une invitation à marcher à côté
© Christophe PelĂ©

Dix ans que Carmen, pourtant l’opéra français le plus joué dans le monde, n’avait plus reparu sur le plateau de la Bastille. Pour ce retour attendu, Nicolas Joel a confié la mise en scène à Yves Beaunesne, remarqué à la Comédie-Française pour le Partage de midi de Paul Claudel, qui dans le chef-d’œuvre de Bizet décèle la beauté de la fugacité bohémienne.
 

Le 03/12/2012
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Faut-il une dose d’inconscience pour accepter de mettre en scène Carmen Ă  l’OpĂ©ra de Paris ?

    Il faut en effet une dose d’inconscience, et peut-être d’immodestie, pour oser croire qu’on a encore quelque chose à raconter dans un tel chef-d’œuvre. Mais l’Opéra de Paris est, dans son immensité, une maison nourrie de tant de compétences qu’on se sait extrêmement bien entouré. La présence de Philippe Jordan au pupitre faisait aussi partie du deal, et je suis honoré autant qu’excité de faire tandem avec lui. Au-delà du plaisir de travailler sur une œuvre qui réunit magistralement, et sans doute bien au-dessus de toutes les autres, l’ouverture populaire et la dimension savante, une telle production me permet de progresser dans mon métier.

     

    Par quel bout avez-vous pris Carmen ?

    J’imagine, bien que n’en ayant parlé avec aucun autre metteur en scène hormis Nicolas Joel, qu’il y a mille manières de l’aborder. J’ai vu le film de Francesco Rosi et la Carmen Jones d’Otto Preminger, mais aucune mise en scène à l’opéra. Il me restait donc une forme de naïveté, qui est plutôt bénéfique. Étant donné ma formation littéraire, j’ai commencé par aller voir Mérimée – un bon réflexe dont il faut se méfier, puisque je monte l’opéra et non la nouvelle, avec laquelle Bizet, Meilhac et Halévy ont pris les libertés que l’on sait.

    L’intérêt était, pour la dramaturge qui a travaillé sur la réécriture des dialogues et moi, d’y trouver à la fois l’impulsion de la concision et, notamment pour Don José, cette brutalité, cette bestialité initiales parfois édulcorées dans l’opéra. Il convient d’y songer pour ne pas risquer de le rendre pâlot, alors que j’y vois plutôt un homme du nord face à une femme du sud – imaginez un personnage sorti d’un roman de Tarjei Vesaas, le Palais de glace, qui rencontre l’héroïne d’un film d’Almodóvar.

    Puis chacun a sa manière de rentrer dans le lit de l’œuvre. Pour moi, elle est d’abord visuelle. Je connais un peu l’Espagne, pour être allé à Séville et Barcelone, moins toutefois que l’Italie. Mais Bizet n’est jamais allé en Espagne. Il a dû l’inventer. L’Espagne d’aujourd’hui, c’est Almodóvar. Ses débuts à la période post-franquiste, avec cet appétit de vivre, cette débauche de couleurs. Non pour lui rendre hommage – et je ne fais pas de cinéma –, mais parce qu’il faut un morceau d’Espagne, sans quoi Carmen ne se donne pas. Les grandes œuvres posent de grandes questions métaphysiques, et nous arrivons avec nos pauvres petites solutions pragmatiques…

     

    Vous avez évoqué les dialogues parlés et leur réécriture : resserrer pour mieux dépoussiérer ?

    Resserrer est un réflexe à la fois moderne et artistique pour arriver à l’os. Et qui d’office dépoussière. Mais ce terme sous-entend que l’œuvre aurait quelque chose de désuet. Or, elle est avant-gardiste, et le sera toujours. Plus on s’y attelle, et plus on a le sentiment de pénétrer dans une jungle magnifique, foisonnante, sans fin et sans fond.

    Comme dans Orphée aux Enfers, je me retrouve face à des dialogues de théâtre – et Nicolas Joel, qui a vu ma mise en scène du Partage de midi de Claudel à la Comédie-Française, a fait appel à un homme de théâtre justement parce qu’il voulait présenter la version opéra-comique. Retoucher les dialogues équivaut presque à retraduire une pièce étrangère. Antoine Vitez me disait qu’il fallait le faire au maximum tous les quinze ans, pour ne pas laisser davantage de temps passer sur les grands textes.

    Les dialogues sont, à l’opéra, le lieu où il est possible d’introduire la notion de modernité en utilisant des mots d’aujourd’hui, alors même qu’ils nous rapprochent d’une certaine tradition de l’opéra-comique. Bien sûr, nous sommes ici sur l’un des plus grands plateaux du monde, et je ne cherche pas à donner l’illusion d’une ouverture de dix mètres. Mais il faut trouver l’intimité dans la toundra. C’est ce que nous tentons de faire dans un lieu unique, ainsi qu’avec la lumière, qui peut découper l’espace et donner le sentiment que nous sommes seuls avec les personnages.

     

    Comment rend-on, dans un décor unique, la diversité des atmosphères de Carmen ?

    Tantôt place publique, et rempli de monde, tantôt vide, et intime parce que cerné de murs, cet endroit squatté par les oubliés de la vie devient une espèce de cour des miracles. Ancien entrepôt de garnison laissé à l’abandon, il n’a plus qu’une façade vaguement en activité, celle du lointain. Il n’a dès lors pas les mêmes fonctions entre le jour et la nuit, et peut évoluer d’un acte à l’autre suivant ce que les personnages en font.

    Au I, la garnison sert de repaire. Mais dès qu’on passe au II, les seuls gardes prĂ©sents sont bâillonnĂ©s. En utilisant de vieux wagons qu’on pousse, le lieu devient un cabaret nocturne qui me rappelle un roman que j’ai beaucoup aimĂ©, Petite chronique des gens de la nuit dans un port de l’Atlantique Nord de Philippe SĂ©bastien Hadengue, qui lui transforme un théâtre en cabaret, qui devient le plus grand et le plus pourri des cabarets du monde, oĂą se rĂ©unit la lie de l’humanitĂ© – Perdican en parle bien dans sa rĂ©plique d’On ne badine pas avec l’amour de Musset : « Le monde n'est qu'un Ă©gout sans fond oĂą les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange. Â»

    De cette fange sort, grâce à la vitalité du peuple, une vie nocturne invraisemblable, que j’espère proche de ces cabarets malfamés qu’on trouve à certaines heures en Espagne, et qu’on voit dans certains films, ceux d’Almodóvar bien sûr, et aussi dans Pandora d’Albert Lewin, qui puise à la même source que le Vaisseau fantôme de Wagner.

    J’aime ces histoires qui donnent l’impression que les grandes tragédies ne sont pas le monopole de la culture savante et bourgeoise, mais peuvent naître d’un monde de relégués de l’existence. Ce n’est pas pour rien que Bizet a été touché par ce que racontait Mérimée et cette vitalité de la force du peuple nomade que sont les Bohémiens. Je me suis amusé à transcrire leur poésie, qui est celle de l’aventure et du voyage, dans ce lieu qu’ils transforment même sans bouger.

    Au III, la contrebande consiste à voler les armes de la garnison. Quant au IV, ce sont les coulisses de la corrida, comme de ces grandes parades qui existent dans tous les pays du monde. Un géant de carnaval représente l’alguazil, le chulos, le picador, et tout ce petit peuple tourne autour. Il a fallu une année pour le construire, de même que lors de la fête du Palio, chaque contrade a préparé son cheval pour trois tours seulement de la place de Sienne. J’aime cette concentration, cette beauté de la fugacité bohémienne.

    Je ne cherche pas à faire de cette mise en scène un brûlot politique, et ni Manuel Valls, ni son prédécesseur n’y trouveront matière à scandale. Il s’agit plutôt de restituer ce sentiment de vie que m’ont toujours donné les gens du voyage. Si la vraie subversion consiste à aller à l’encontre de son temps, c’est donc vers des territoires interdits ou inconnus, mais qui sont vraiment source de respiration, de goût de vivre contre les ordres. Car ils sont tellement nombreux dans la vie moderne, ce monde de battants, où il faut gagner, acheter, envier, triompher, écraser.

    Revenir à l’Espagne post-franquiste, c’est toucher à quelque chose de 1968. Le téléphone portable est une invention magnifique, mais qui nous sert à enchaîner nos enfants pour nous rassurer. Môme, je me souviens de partir toute une journée, mes parents ne savaient pas où j’étais, et je revenais tout écorché. Aujourd’hui, ces zones de sauvagerie nous sont interdites ainsi qu’à nos enfants. Dans cette civilisation de la peur, tout devient source de danger. Mais la peur est nécessaire, et nos enfants doivent pouvoir faire cette expérience. Cet opéra est une invitation à marcher à côté.

     

    « Je dis que rien ne m’épouvante Â», chante MicaĂ«la au troisième acte. N’existe-t-elle que comme antagoniste de Carmen ?

    On ne peut pas faire les pieds au mur avec Micaëla, la faire arriver l’arme au poing ou en string, et violer par les soldats. Mais elle ne doit non plus être une oie blanche. J’essaie de lui donner une force de la province avec un caractère de cochon – de l’humour aussi, pour ne pas paniquer face à Moralès, qu’elle envoie bouler avec une évidence un peu scout, poils aux jambes et sac au dos –, tout en restant dans la subtilité, car il est inutile de passer son temps à aller contre la musique et le livret.

    La vraie modernité – et on le voit au théâtre aujourd’hui –, c’est d’être de plus en plus attentif à la force volcanique des grandes œuvres. Micaëla a l’audace d’aller seule dans la montagne dans ce repaire de brigands, et permet à cet instant l’irruption du sacré en le nommant très clairement.

    À travers elle, Don José, qui est un meurtrier, prend une dimension angélique – d’autant qu’il se rachète dans cette garnison qui est une espèce de légion étrangère. Cet homme, qui a vécu dans un milieu essentiellement féminin entre sa mère et cette fille adoptive qu’il doit épouser, est paré pour Carmen de la force de la fidélité, nécessaire pour contrebalancer l’œuvre. Elle le dit bien dans la Habanera, celui qui l’intéresse n’est pas celui qui lui court après, mais celui qui ne dit rien.

    Ce mystère Don José existe d’autant plus qu’il a quelqu’un d’autre en tête. Et elle le sent. Les histoires adultérines sont toujours plus excitantes entre personnes mariées. L’opéra raconte bien le lieu des interdits. Les enfants font l’école buissonnière et vendent des revues pornographiques des années 1950-1960. Je vois bien à quel point le travail des enfants est encadré, mais si à douze ans, un vieux magazine porno qui montre à peine un bout de sein devient un gros problème, cela me fait rire.

    Cette pièce est remplie de sexe, mais Carmen ne doit pas passer son temps les jambes ouvertes pour autant. Les hommes sont sans doute plus attirés par les femmes qui laissent entendre, plutôt que celles qui dévoilent tout, tout de suite. Carmen est cette poétesse-là, capable de nous faire même croire qu’elle joue des castagnettes. Elle les a dans la tête et le corps, et ne montre quasiment jamais rien. C’est aussi la force de la musique, qui prend en charge un certain nombre de choses qui ne sont pas dites. Tout montrer dans la mise en scène reviendrait à ne pas faire confiance à la force de Bizet.

     

    Carmen est-elle son propre bourreau ?

    La force de cette héroïne est moins de croire à un destin qui lui tomberait dessus que de se l’inventer. Elle possède en cela une part monstrueuse, diabolique. C’est pourquoi Carmen ne peut être incarnée par une très jeune chanteuse. Elle exige une interprète dans la maturité de sa force, comme Anna Caterina Antonacci, parce qu’elle est une femme au sommet de son pouvoir, et qui à un instant choisit sa mort. Un torero ne va pas dans l’arène s’il se sent décliner : il s’arrête, ou il meurt, mais de façon lamentable, et non dans un rapport d’égalité à la mort. Carmen, donc, choisit.

    Aucun homme jusqu’alors ne lui avait fait croire que l’intermittence à laquelle elle invitait tout le monde était limitée, n’était pas le summum de ce qu’il est possible de vivre. Au-delà, l’éternité, qui peut être dans la fidélité. Mais puisque qu’elle est incapable d’être fidèle, elle décide de la connaître dans la mort, qui est l’accomplissement total et inévitable du libertinage. C’est pourquoi Don Juan meurt, et qu’il doit mourir. Il ne peut pas par une pirouette sortir des flammes de l’Enfer. C’est une catharsis nécessaire, extraordinaire.

     

    Tout oppose Anna Caterina Antonacci et Karine Deshayes, qui se succèderont dans le rôle-titre.

    J’ai été engagé pour concevoir une mise en scène inscrite au répertoire. Il est donc important que la construction soit suffisamment solide pour que les différents interprètes qui s’y produiront n’aient pas à répéter six semaines, comme nous l’avons fait, pour pénétrer dans l’esprit de ce que nous avons créé Philippe Jordan et moi-même. Nous y pensons d’autant plus que nous avons déjà deux Carmen.

    Entre Anna Caterina Antonacci et Karine Deshayes, on peut se dire qu’il y a un monde, mais l’intérêt est justement que chacune fasse un pas vers l’autre, que la Parisienne se nourrisse de l’Italienne, et réciproquement. Carmen est l’un des plus grands rôles d’Anna Caterina, et peut-être a-t-elle un temps d’avance qui profite aussi à Karine.

    L’art n’est pas ex nihilo. Et le grand artiste n’est pas celui qui emprunte, mais qui dévalise. C’est la seule chose qu’on nous demandera quand nous serons morts : qui avez-vous volé ? En espérant qu’il s’agisse des meilleurs. Et qu’en avez-vous fait ? En espérant que ce soit une chose personnelle.




    À voir :
    Carmen de Georges Bizet, direction : Philippe Jordan, mise en scène : Yves Beaunesne, avec Anna Caterina Antonacci (4 au 16 décembre) et Karine Deshayes (20 au 29 décembre), Opéra Bastille, du 4 au 29 décembre.

     

    Le 03/12/2012
    Mehdi MAHDAVI


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