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ENTRETIENS 29 mars 2024

La révolution lyrique de Laurent Joyeux
© Gilles Abegg

L’Auditorium de Dijon, c’est une des plus belles acoustiques d’Europe et un plateau aussi vaste que celui de l’Opéra Bastille. Depuis son arrivée à la tête de l’Opéra de la capitale de la Bourgogne en 2008, Laurent Joyeux s’est donné les moyens de ses audaces, dont le Ring d’octobre 2013 devrait marquer la consécration.
 

Le 16/01/2013
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Le 10 dĂ©cembre dernier au Théâtre des Champs-ÉlysĂ©es, quelques spectateurs interrompaient la première de MĂ©dĂ©e de Cherubini pour manifester leur dĂ©sapprobation face Ă  la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

    Je suis un peu circonspect face à ce genre de réactions, de même que face aux passions qu’a déchainées, d’après Twitter, la générale de Carmen à l’Opéra Bastille. Il faut accepter qu’un spectacle vivant soit une prise de risque pour chaque chanteur, le chef, les musiciens, le metteur en scène et celui qui le programme. Carmen et Médée sont-elles ratées pour autant ?

    Peut-être faut-il mettre ces réactions sur le compte de l’énervement de l’époque. Mais sans doute avons-nous raté quelque chose, nous professionnels du spectacle – et tous autant que nous sommes, vous journalistes, nous programmateurs. Le public achète un produit qui coûte relativement cher, surtout à Paris, et il en veut pour son argent. Le décor unique de Carmen lui apparaît comme un scandale dans la mesure où l’Opéra de Paris dispose de moyens importants.

    Cet argument me choque d’autant plus qu’il sous-entend que les petits opéras de province peuvent, eux, se satisfaire d’un décor unique. C’est une vision très réactionnaire. Et puis c’est méconnaître tout le travail accompli en région. Enfin, j’ai été surpris que, toujours selon Twitter, la bourse d’échange mise en place par l’Opéra de Paris regorge soudain de places dans les meilleures catégories. Il faudrait revendre ses billets parce qu’untel qui anime tel blog n’aime pas la production ? Je trouve cela effrayant !

     

    Dès lors, quelle est votre responsabilité en tant que directeur artistique ?

    J’aime qu’une production ne fasse pas l’unanimité. Car nous avons toujours quelque chose à retirer d’une critique pertinente et étayée. Je ne cherche pas à choquer en faisant du Regietheater pur et dur, d’autant que ce type d’approche est aujourd’hui dans une impasse. Mais pour autant, je prends des risques.

    En tant que professionnel, la production de Così fan tutte que nous avons montée la saison dernière avec Marcial di Fonzo Bo me semblait très bien construite, avec un vrai propos dramaturgique. Cependant, une partie de notre public n’a pas compris que le metteur en scène révélait l’envers du décor. Sans doute parce qu’elle n’a pas conscience qu’un décor est fait de châssis. Il aurait donc fallu lui donner davantage d’éléments. Mon rôle de directeur est d’alerter le metteur en scène et le décorateur face à ce qui nous paraît évident. D’autant que le public n’a pas nécessairement le réflexe de lire les notes d’intention avant la représentation.

    Les Dijonnais sont très mélomanes, et au niveau lyrique, certains sont très pointus sur des domaines précis qu’ils connaissent par le disque, le DVD, et maintenant le cinéma. Mais ils n’ont jamais eu l’occasion de voir tout un répertoire sur scène. Ils ont ainsi découvert l’opéra baroque avec Dardanus de Rameau – peut-être était-ce un peu violent, mais ils ont aimé, puisqu’ils reviennent –, mais aussi Turandot de Busoni, et à présent Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. C’est à chaque fois un chemin que nous devons faire vers le public.

     

    Vous développez chaque saison une thématique géographique : Paris au tournant du XXe siècle et Vienne, après l’Italie et la Hongrie en 2011-2012.

    L’idée est de parcourir un chemin européen, et d’affirmer Dijon comme une ville qui a été autrefois et retrouve aujourd’hui sa place au carrefour de l’Europe, avec de forts liens avec l’Europe centrale et germanique, de par sa situation géographique. Le public a besoin de repères, et une thématique l’invite à découvrir des compositeurs, des œuvres qu’il ne connaît pas. Mais elle est aussi l’occasion d’une réflexion avec les artistes en résidence et les ensembles associés.

    Programmer sur catalogue, comme le font certains, n’est pas difficile. Les agents font des propositions, nous prenons les plus intéressantes, et le public est complètement perdu. Si vous n’êtes jamais venu au concert, pourquoi choisiriez-vous Kovace… euh, quoi, vitch ?... plutôt qu’Anderszewski ? Si ça marche, tant mieux, mais sinon, on les perd à jamais. La saison dernière, Bartók représentait la complexité musicale extrême, l’avant-garde absolue. Certains n’en étaient que plus surpris d’apprendre que ses œuvres avaient au minimum quatre-vingts ans.

    La thématique viennoise nous permet par exemple de présenter le Requiem de Fux avec les Traversées Baroques. Et plutôt que de monter Pelléas et Mélisande pour l’anniversaire Debussy, j’ai mis tous les efforts sur Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. D’autant que nous avions programmé l’année dernière le Château de Barbe-Bleue de Bartók en version de concert – et peut-être aurons-nous dans quelque temps Ariane à Naxos de Strauss.

    C’est une façon de montrer comment les œuvres se nourrissent les unes les autres, tout en poussant les frontières pour faire comprendre que la musique est un patrimoine européen que nous avons en commun depuis plus cinq cents ans.

     

    Vous disposez avec l’Auditorium de l’une des plus belles acoustiques d’Europe. Votre défi consiste donc à élaborer une programmation à la hauteur d’un lieu qui invite à la folie des grandeurs avec des moyens relativement limités.

    Cette salle a un défaut, sa capacité par rapport à la population de Dijon, soit 1 600 places pour 150 000 habitants intra-muros. À chaque fois que nous ouvrons, c’est-à-dire un jour sur trois, 1% de la population se déplace. C’est colossal – et inimaginable à Paris. Mais du fait de sa vastitude, elle paraît vide lorsqu’elle accueille 600 spectateurs. Je n’en suis pas moins ravi lorsque 600 personnes viennent écouter Andreas Staier au pianoforte – d’autant que je ne suis pas sûr que les concerts de musique de chambre attirent systématiquement autant de monde à Paris.

    80% des dépenses des dépenses sont consacrées à l’opéra. C’est pourquoi nous essayons d’optimiser les coûts en travaillant en coproduction avec d’autres maisons. En ce qui concerne les concerts, nous procédons de deux façons : d’une part en entretenant une fidélité avec certains artistes, qui acceptent des conditions de travail un peu différentes, et prennent grâce à cette relation de confiance des risques qu’ils ne prendraient pas ailleurs ; et d’autre part par des négociations sans fin.

    Notre équipe de production jongle ainsi avec des dispositifs fiscaux souvent méconnus mais parfaitement légaux, notamment en matière de charges sociales, qui permettent de payer beaucoup moins cher. De plus, chaque programme est discuté en direct avec les orchestres, pour aller au fond de chaque projet. Il n’y a donc pas de miracle dijonnais, mais simplement beaucoup de travail.

     

    Comment parvenez-vous à attirer des artistes de renommée internationale ?

    À mon arrivée, l’Opéra n’avait pas encore fait sa révolution lyrique de façon à se positionner au niveau d’autres maisons de taille similaire en France. La reprise de Tristan et Isolde dans la mise en scène d’Olivier Py en coproduction avec Angers Nantes Opéra a montré ce que nous étions en mesure de faire techniquement comme artistiquement, et nous a valu une certaine reconnaissance.

    L’acoustique de l’Auditorium est un atout énorme, car même s’ils ne connaissent pas Dijon, les artistes savent que la salle est une des meilleures d’Europe. Ils ont envie d’y venir, puis d’y revenir une fois qu’ils en ont fait l’expérience. Ils apprécient également beaucoup notre travail sur les programmes. J’ai donné pour mission aux équipes de les soutenir, d’encourager à tous les instants, et par des détails, leurs prises de risques.

    Et j’essaie d’avoir un dialogue permanent avec eux sur l’avancée de leurs projets, qu’il s’agisse de musiciens qui abordent un répertoire nouveau sur un autre type d’instruments, ou de productions d’opéras. Quand les Dissonances se lancent dans les symphonies de Brahms, c’est d’abord un vrai défi, et beaucoup de questions de la part de David Grimal. C’est cette vraie proximité avec les artistes qui permet aux projets d’aboutir.

     

    Vous produisez cinq opéras par saison. Comment choisissez-vous les titres ?

    Je tiens Ă  programmer un opĂ©ra baroque ou sur instruments authentiques, et un opĂ©ra du XXe siècle ou une crĂ©ation, complĂ©tĂ©s par trois Ĺ“uvres du grand rĂ©pertoire. J’essaie Ă©galement de prĂ©senter une partition moins connue, qui n’est pas forcĂ©ment une raretĂ© au niveau national, comme pouvait l’être Turandot de Busoni, mais une dĂ©couverte pour les Dijonnais, Ă  l’instar de Tristan et Isolde. Cette annĂ©e, l’Olimpiade de Mysliveček ne court pas non plus les rues.

    J’aime en tout cas que les opéras racontent quelque chose par rapport au monde d’aujourd’hui. Parce que certaines œuvres sont périmées, ou du moins extrêmement compliquées pour notre époque. Le Ring, que nous présenterons en octobre 2013, a évidemment beaucoup à nous apprendre sur le monde actuel, sans pour autant le transposer ici ou là.

    Nous développons en même temps que les opéras un certain nombre d’actions culturelles, en travaillant sur des projets beaucoup plus poussés que ce qui se fait habituellement. Tous les mois, Brice Pauset, notre compositeur en résidence, se rend dans un collège défavorisé de Talant, une petite ville de l’agglomération dijonnaise. Nous suivons la même classe de la sixième à la troisième, et les professeurs nous disent que ses élèves apprennent beaucoup plus vite que les autres, toutes disciplines confondues. Il s’agit donc d’une action de fond, et non de coups pour récupérer l’argent du ministère.

     

    Vous évoquiez Brice Pauset, dont le nom se retrouve accolé à celui de Wagner pour le Ring de la saison prochaine.

    Nous sommes partis du constat qu’à moins d’avoir des moyens considérables, un spectateur ne pouvait pas venir voir quatre opéras à la suite, qui plus est en semaine. Nous avons donc décidé de les réunir en un week-end, pour une immersion totale. En nous penchant sur le premier projet de Wagner, qui se concentrait sur la Mort de Siegfried, nous avons retrouvé le premier récit des Nornes, qui devait à l’origine prendre place avant Siegfried. C’est sur ce texte que Brice Pauset va composer un prologue à la deuxième journée.

    Par le passé, nombre de compositeurs ont été des sources d’inspiration, quand ils n’ont pas été réinterrogés, voire triturés. Mais personne n’a vraiment osé toucher à Wagner. Peut-être est-il temps, deux cents après sa naissance, de considérer le regard d’un compositeur d’aujourd’hui sur cette œuvre, et de se demander ce qu’il peut apporter, révéler. Brice Pauset écrira également un prologue à l’Or du Rhin, qui prendra la forme d’une interrogation sur l’héritage du Ring et de Wagner aujourd’hui et comment entrer dans ce grand monde féérique.

    Cette production commémore également un autre anniversaire, celui du retour d’exil de Friedelind Wagner, qui compte pour moi autant que le premier. Parce qu’elle est la seule dans la famille à avoir résisté au nazisme. Elle a émigré d’une façon extrêmement compliquée et périlleuse aux États-Unis grâce à Toscanini, qui a joué, selon les propres termes de Friedelind Wagner, le rôle de second père.

    C’est pour rendre hommage à cette combattante de la liberté, qui a mis longtemps avant de revenir dans son pays et n’a jamais repris la nationalité allemande, qu’il me paraissait important de replacer le Ring dans ce contexte. Car elle a toujours refusé la récupération des œuvres de son grand-père, qui n’aurait jamais toléré que les bottes nazies marchent sur les paysages de Lohengrin, ainsi qu’elle l’affirma à l’entracte d’une représentation radiodiffusée de Tannhäuser au Metropolitan Opera en 1942 dans un discours écrit par Erika Mann.

     

    En quoi votre version diffère-t-elle de Ring Saga de Jonathan Dove et Graham Vick, qui a tourné dans toute la France la saison passée ?

    Ces deux versions n’ont rien à voir, et pour deux raisons. D’une part, l’orchestre respectera l’effectif voulu par Wagner, soit entre quatre-vingts et cent musiciens selon les ouvrages. D’autre part, les coupes ne seront pas du tout les mêmes. Ring Saga opérait des micro coupures un peu partout de façon à ramener la durée globale à neuf heures.

    Nous avons mis trois ans à faire nos coupes, de façon à ne supprimer que ce qui n’est pas strictement essentiel d’un point de vue dramaturgique, et à ce que les Leitmotive continuent d’apparaître au bon moment.

    Dans Ring Saga, le monologue de Wotan au II de la Walkyrie était haché sans que je comprenne pourquoi. En coupant dans ce passage, on perd le sens de ce qui se passe ensuite, et il est impossible de comprendre le personnage. Nous nous sommes beaucoup interrogés dans le but de restituer, du moins nous l’espérons, le projet de Wagner à l’origine et la dramaturgie de l’œuvre, de même que son aspect poétique.

     

    Vous faites avec ce Ring vos débuts de metteur en scène.

    Je ne souhaitais pas du tout que ce soit moi, et puis au fur et à mesure de notre travail, nous nous sommes rendu compte le chef d’orchestre Daniel Kawka, Brice Pauset et moi qu’il était très contraignant d’imposer des coupes et une telle construction dramaturgie à un metteur en scène. J’ai mis d’autant plus de temps à me laisser convaincre qu’il s’agira de ma première mise en scène.

    Ce n’est cependant pas un hasard, car j’ai étudié Wagner sous de nombreux aspects. Et puis ce domaine m’intéresse. Le rapport du corps en scène, ce corps chantant sur un plateau me fascine depuis très longtemps. De là à passer à l’acte… c’est l’occasion qui a fait le larron.

     

    Tous les directeurs de casting se sont arrachés les cheveux pour distribuer les Ring du bicentenaire. Où avez-vous trouvé vos chanteurs ?

    J’ai travaillé de façon très harmonieuse avec Daniel Kawka. Sabine Horgrefe, notre Brünnhilde, a interprété Turandot de Busoni à Dijon et Isolde à Nantes dans la reprise du spectacle d’Olivier Py. Daniel Brenna est en revanche une découverte. Ce jeune ténor américain qui vit en Allemagne a déjà incarné Siegfried en Angleterre. Il sera certainement un des grands titulaires de demain.

    La contrainte est que je souhaitais que cette musique soit abordée comme du Lied, car je veux vraiment – et c’est le directeur qui parle, pas le metteur en scène – que l’on comprenne ce texte, et que ceux qui le chantent sachent ce qu’ils racontent. Les voix beuglant pour passer l’orchestre, et dont on ne saisit rien à part une voyelle par-ci, par-là, me font haïr Wagner, définitivement.

     

    L’approche chambriste a été brandie comme un remède miracle par de nombreux chefs ces dernières années, pour des résultats rarement convaincants.

    Je n’ai pas employé ce terme volontairement. Je veux un Wotan expressif, comme Hans Hotter, dont le génie tient non seulement à son timbre de violoncelle, mais aussi à la théâtralité de l’acteur et de la voix, à son intelligence du texte. Le monologue est pour moi un gigantesque Lied. J’ai pensé à Thomas Bauer très vite après avoir entendu son Voyage d’hiver en 2009, justement parce qu’il y déployait une théâtralité à laquelle on n’est plus du tout habitué.

    Je ne suis pas contre les grosses masses sonores wagnériennes, mais dans certains passages de l’Or du Rhin, de la Walkyrie, l’orchestre murmure. Oui, la fin de Crépuscule des Dieux est épouvantable pour Brünnhilde, d’autant qu’elle aura chanté Die Walküre la veille, et Siegfried et Götterdämmerung le jour même. Pour les Murmures de la forêt, nous cherchons une dimension très poétique, un chant proche du Sprechgesang, ce qui n’empêche pas la puissance dans la scène de la forge.

    Je ne sais pas si nous retomberons dans les écueils que vous citez, mais Daniel Kawka a la volonté d’aller dans cette direction de façon très claire, et la mise en scène cherchera vraiment à le permettre aussi.




    À voir :
    Viennoiseries, du 17 au 20 janvier, Opéra de Dijon
    Der Ring des Nibelungen de Richard Wagner/Brice Pauset, direction : Daniel Kawka, mise en scène : Laurent Joyeux, du 5 au 13 octobre 2013, Auditorium de Dijon

     

    Le 16/01/2013
    Mehdi MAHDAVI


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