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ENTRETIENS 26 avril 2024

Lawrence Zazzo,
l’étoffe des héros

En 2011, une bronchite inopportune avait diminué l’impact du Jules César flamboyant de Lawrence Zazzo. Au meilleur de sa forme, l’Américain retrouve son rôle fétiche dans la reprise de la production de Laurent Pelly, toujours sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Rencontre avec l’un des fers de lance de la génération des contre-ténors dramatiques.
 

Le 30/05/2013
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Au cours des vingt dernières annĂ©es, la voix de contre-tĂ©nor est passĂ©e du statut de curiositĂ© Ă  celui de registre courant et apprĂ©ciĂ©. Cette Ă©volution Ă©tait-elle dĂ©jĂ  Ă©vidente lorsque vous avez dĂ©butĂ© votre carrière ?

    Lorsque j’ai commencé, David Daniels venait de faire son apparition, quelques Anglais occupaient déjà le terrain, et Jochen Kowalski était dans les parages depuis un bon moment. Mais les contre-ténors n’en demeuraient pas moins une nouveauté. J’ai eu la chance d’arriver à une période où les maisons d’opéra commençaient à prendre au sérieux le fait de distribuer un falsettiste dans un personnage comme Giulio Cesare.

    En interprétant ce type de rôles sur de grandes scènes internationales, David Daniels a été une sorte de pionnier. Mais après tout, nous ne sommes guère plus authentiques que les mezzos : quand il n’avait pas de castrat à disposition pour ses opéras, Haendel employait une femme, et certainement pas un contre-ténor, exception faite de William Savage – mais il semble que ce dernier n’avait pas encore mué. Si nous restons affaire de goût pour les chefs d’orchestre, les metteurs en scène préfèrent avoir un homme dans les emplois héroïques, par souci de réalisme.

     

    Pour autant, il arrive que certaines femmes paraissent plus masculines sur scène !

    Certaines mezzos sont en effet capables d’émettre des sonorités bien plus viriles qu’aucun contre-ténor ne le fera jamais. Prenez Ewa Podles : ce qu’elle fait est incroyable ! On me dit souvent que je ne chante pas comme les autres contre-ténors. Dois-je le prendre comme un compliment ? Sans doute ai-je bénéficié d’une présence et une couleur qui ne laissent planer aucune ambiguïté. Quinze ans après mes débuts, je ne suis plus le seul.

    C’est d’ailleurs cette évolution des timbres de contre-ténor vers une plus grande variété qui a permis à cette technique d’émission de devenir une catégorie vocale à part entière. De même qu’il existe des mezzos qui feraient mieux d’être sopranos et d’autres dont le grave plus nourri tend vers le contralto, les falsettistes peuvent désormais être subdivisés en sopranistes, contre-ténors graves, etc… De ce fait, ils n’essaient plus d’imiter James Bowman ou Michael Chance, qui étaient mes héros, David Daniels ou Andreas Scholl, mais cultivent un timbre qui leur est propre et qui, s’il peut ressembler à celui de l’un ou l’autre de leurs aînés, ne les réduit pas à la sphère limitée des contre-ténors.

     

    Est-ce un défi que de rester sur le devant de la scène alors que chaque saison voit éclore au moins un nouveau phénomène qui chante plus haut, plus fort, plus vite ?

    La concurrence est rude ! Combien de fois ai-je entendu que je ne pouvais saisir cet aspect des choses dans la mesure où les contre-ténors sont si peu nombreux qu’ils ne manquent jamais de travail ? En réalité, il reste encore tant d’œuvres à découvrir qu’il y a bel et bien de la place pour tout le monde. D’autant que les théâtres sont de plus en plus enclins à monter des opéras baroques. Grâce à ses projets, Max Emanuel Cencic crée des emplois, non seulement pour lui, mais pour les autres contre-ténors, en constituant de véritables équipes.

    Il arrive si souvent que je me retrouve sur des productions comme un phénomène solitaire – à cet égard, Giulio Cesare est une exception, bien que Nireno soit parfois transformé en Nirena, et Tolomeo distribué à une mezzo. L’année prochaine, je vais enfin enregistrer mon premier récital solo avec l’ensemble La Nuova Musica et David Bates, qui fait partie de cette merveilleuse nouvelle génération de chefs anglais dont l’approche se révèle plus continentale.

    J’ai attendu aussi longtemps parce que je voulais à tout prix éviter une énième anthologie de tubes de Haendel. J’ai trouvé le moyen d’en graver certains, en les inscrivant dans une démarche musicologique qui permettra de mettre en lumière des musiciens totalement négligés. Ce sera ma contribution personnelle à l’élargissement du répertoire des contre-ténors !

     

    Il n’en reste pas moins que si une colorature peut difficilement marcher sur les plates-bandes d’un soprano dramatique, tous les falsettistes sont amenés à chanter plus ou moins les mêmes rôles.

    J’y trouve justement beaucoup à redire. Certains devraient par exemple s’abstenir d’aborder les rôles écrits pour Senesino, dans la mesure où leur tessiture est plus proche de celle de Conti ou de Carestini : ils n’ont pas vraiment les notes les plus graves, avec lesquelles je dois parfois lutter moi aussi. Mais l’opéra est généralement une histoire d’aigus – cela m’obsède, peut-être parce que je suis jaloux de ne pas pouvoir atteindre des hauteurs stratosphériques !

    Si j’étais l’un de ces sopranistes, je me demanderais pourquoi les maisons d’opéra ne les engagent pas pour chanter Sesto. Philippe Jaroussky l’a fait, et David Daniels à ses débuts. C’est un rôle parfait pour un jeune contre-ténor au timbre enfantin, qui n’a pas encore l’étoffe d’un héros. Mais il faut voir plus loin : et pourquoi pas Idamante dans Idomeneo de Mozart ?

     

    Franco Fagioli chantera Sesto dans la Clemenza di Tito de Mozart la saison prochaine à l’Opéra de Nancy.

    Il me semble que Jochen Kowalski avait tenté l’expérience. Comment ses cordes vocales y ont-elles résisté ? Sans doute certains passages avaient-ils été transposés. Cette question ne se pose d’ailleurs pas assez. Haendel lui-même transposait souvent. Dans la version de 1735 d’Athalia, il a ajouté des airs en italien pour Carestini. Lorsque le Kammerorchester Basel m’a envoyé la partition, je n’y comprenais rien : Quella fama, parodie de Endless fame, un air inséré pour Senesino dans la version de 1732 d’Esther, ne dépasse pas le do, alors que Bianco giglio et Angelico splendor montent soudain au fa dièse, sol, et même la.

    La même personne, fût-elle Carestini, pouvait-elle chanter tous ces airs ? La seule façon que je puisse le faire était de les transposer un ton plus bas. Face à l’argument de l’authenticité, j’ai rétorqué qu’il valait mieux engager un contre-ténor plus aigu ou une mezzo. Comme il fallait un chanteur crédible à la fois dans les récitatifs en anglais et les airs en italien, l’orchestre est revenu vers moi. Et j’ai finalement enregistré les airs de Carestini un ton plus bas.

    Ce projet m’a inspiré le sujet de la thèse que j’écris depuis deux ans, un vieux rêve d’étudiant devenu réalité grâce à la flexibilité d’Internet, notamment du point de vue de la circulation des documents, qui me permet de mener de front ce travail et une carrière bien remplie. Quoi de plus étrange, sinon vulgaire, que ces exécutions bilingues des oratorios de Haendel ? Est-ce un compromis effrayant ? En fait, cette pratique était très courante à Hambourg, où l’italien, l’allemand, et parfois même le français, cohabitaient dans les opéras. Cela n’avait donc rien de nouveau Haendel, qui adapta ainsi Esther, Acis and Galatea, Deborah, Semele et même Israel in Egypt.

     

    Il est généralement question du style baroque, et pourtant, outre qu'il est impossible de ranger Monteverdi, Purcell et Haendel sous une même bannière, chaque chef semble cultiver le sien. Comment parvenez-vous à satisfaire tous ceux, et non des moindres, avec lesquels vous travaillez ?

    La plupart d’entre eux ont tendance à collaborer avec les mêmes personnes, constituant des sortes de troupes. Cela a été mon cas durant huit ans avec René Jacobs, qui a été mon mentor. J’étais de l’argile, il m’a modelé. Désormais, les chefs savent qui je suis. S’ils apprécient et respectent ce que je fais, ils m’engagent, et dans le cas contraire, ils ne font pas appel à moi. Sans doute est-ce un problème plus délicat pour mes jeunes collègues, dans la mesure où travailler avec des personnes différentes est une façon de rendre le champ plus fertile.

    À un moment de ma carrière, j’ai pu penser que j’avais davantage de contrôle sur le processus que j’en avais vraiment. Car si un chanteur peut négocier avec un chef, c’est à ce dernier qu’incombe la responsabilité du concert. Je connais mes limites, et suis davantage en mesure de répondre à différentes exigences aujourd’hui qu’à mes débuts. Certains préfèrent employer de jeunes chanteurs parce qu’ils sont dociles, mais ces derniers n’ont pas forcément les capacités techniques pour satisfaire leurs demandes.

     

    Après René Jacobs, tous les chefs ont dû vous paraître faciles !

    Il peut être vraiment très dur. Mais j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour son éthique professionnelle. Car personne ne travaille plus dur que lui. Il a toujours quelque chose à enseigner, et même s’il apparaît qu’un chanteur n’est pas en mesure de faire ce qu’il demande, il ne cède jamais. Parfois, l’obstacle finit par céder. Au Clare College de Cambridge, Tim Brown a aussi été un maître exigeant. J’ai donc pris l’habitude de me faire crier dessus ! Et si un chef attaque à un tempo impossible, je me dis que ce n’est que la première répétition, et qu’il finira par trouver le bon. Cela ne m’angoisse plus !

     

    Qu’est-ce qui fait la singularité du style d’Emmanuelle Haïm ?

    Elle est très proche des chanteurs, probablement parce qu’elle les a si longtemps accompagnés. Et elle écrit de merveilleux ornements. J’ai longtemps tenu à les élaborer moi-même, mais à force d’interpréter Jules César, il me semble plus agréable d’essayer différents styles, et la plupart de ceux que je chante dans cette production sont de sa main. Qu’importe que d’aucuns les trouvent un peu trop français…

    Travailler avec Emmanuelle est un véritable plaisir. D’autant qu’elle est toujours très attentive à l’équilibre avec les voix, ce qui est de plus en plus rare. En effet, les chefs d’opéra ne sont plus intéressés que par l’orchestre, simplement parce que l’équilibre des pouvoirs a changé : ils doivent absolument être aimables avec les musiciens et mettre leur son en valeur, car ce sont eux qui les réinvitent, et non les directeurs de théâtres.

     

    Jules César est-il le rôle le plus difficile de votre répertoire ?

    Le plus difficile, au point de devenir un enfer dans un jour de méforme, est l’Orfeo de Gluck. La première fois que je l’ai chanté, au tout début de ma carrière au Reisopera, j’avais un rhume. Mais impossible de sortir de scène, d’autant que l’opéra était donné sans entracte, ce qui est souvent le cas aujourd’hui. Il faut donc porter le rôle pendant près d’une heure et demie, quasiment seul.

    Plus terrifiants encore, sur le plan vocal, sont les récitals de mélodies avec piano. Peut-être parce que la voix de contre-ténor n’a pas la même endurance que les autres : même en pleine forme, chanter pendant une heure d’affilée est vraiment difficile. De ce point de vue, les opéras baroques sont parfaitement conçus pour notre instrument. Comme me l’a dit mon professeur, il faudrait ne chanter que pendant vingt minutes.

    Avec Jules César, la difficulté est justement de ne pas laisser retomber l’adrénaline entre deux scènes. C’est un rôle de sprinter, pas de marathonien. Et puis, faites un sondage auprès de mes collègues, je suis sûr que nombre d’entre eux citeront le Cum dederit du Nisi Dominus de Vivaldi. J’ai beau être plus solide techniquement qu’à mes débuts, il m’a paru aussi périlleux l’année dernière qu’en 1997 ! Et j’allais oublier Erbarme dich dans la Passion selon saint Matthieu de Bach. Bernhard Forck et les musiciens de l’Akademie für Alte Musik Berlin m’ont appris un truc pour me rendre la vie plus facile, mais au diapason moderne, c’est un air meurtrier !

     

    Qu’est-ce qui fait le sel d’un rôle comme Jules César ?

    Je viens de faire à l’English National Opera une production où je portais des bottes et un chapeau de cow-boy. Pendant l’air Va tacito e nascosto, Tim Mead, qui interprétait Tolomeo, caressait un cadavre de girafe. C’était un peu surréaliste ! J’essaie de toute façon de ne pas prendre ce rôle trop au sérieux.

    La mise en scène de Laurent Pelly, qui est beaucoup moins drôle que celle de David McVicar, m’a fait percevoir l’ironie du drame et la stupidité de ces personnages qui ne mesurent pas à quel point la vie est courte. Seul Cesare en prend brièvement conscience, puis il retourne conquérir le monde. J’ai passé six semaines à Rome l’année dernière pour le Songe d’une nuit d’été de Britten, et j’y ai ressenti le poids écrasant d’une civilisation partie en ruines. Qui sait combien de temps durera la nôtre ? Mais quoi qu’il en soit, les contre-ténors sont là pour durer !




    À voir :
    Giulio Cesare in Egitto de Haendel, direction : Emmanuelle Haïm, mise en scène : Laurent Pelly, Palais Garnier, jusqu'au 18 juin.

     

    Le 30/05/2013
    Mehdi MAHDAVI


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