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ENTRETIENS 23 avril 2024

Busenello, la carrière d’un libertin

Considéré à l’égal de Da Ponte et Hofmannsthal comme l’un des plus grands librettistes de l’histoire de l’opéra, principalement grâce à la mise en musique par Monteverdi du Couronnement de Poppée, Busenello demeure un illustre inconnu. Auteur d’une étude exhaustive de sa production littéraire, Jean-François Lattarico lève le rideau sur son théâtre de la rhétorique.
 

Le 25/10/2013
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Qu’est-ce qui vous a incitĂ© Ă  vous pencher sur l’œuvre de Gian Francesco Busenello, indĂ©pendamment de la mise en musique de ses livrets ?

    La figure de Busenello me semble paradigmatique d’une époque, d’un genre et de son évolution. Par bien des aspects, cet auteur se rattache à une conception noble de la littérature, notamment par rapport aux préceptes édictés dans le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione au XVIe siècle, où le lettré était considéré comme un personnage totalement désintéressé, et la littérature comme l’opposé du negotium des marchands. Toutefois, l’aventure de Busenello s’inscrit dans un contexte qui voit l’émergence du théâtre public.

    Il est donc à cheval entre une conception un peu nostalgique de la littérature et le statut de librettiste – ou du moins de celui qui allait le devenir, puisque le terme n’existait pas encore à l’époque –, et, partant, emblématique de cette ambivalence qui se joue à Venise, précisément au moment où il écrit ses premiers livrets. Le fait qu’il les ait publiés dans une version littéraire, sous la forme d’un volume unitaire, prouve néanmoins que sa conception classique et élitiste a fini par prendre le dessus.

     

    Vous soulignez dans votre livre l’ambivalence du terme de libertin, par lequel Busenello est souvent qualifié. Mais qu’était un libertin à Venise au XVIIe siècle ?

    Cette notion mériterait une centaine de pages de définition ! Le libertin est un athée, qui n’est pas soumis aux préceptes religieux – étymologiquement, c’est un affranchi, qui donc est libre de croire autant que de ne pas croire. Mais la difficulté réside dans le fait que les libertins vénitiens, et notamment tous les membres de cette fameuse académie des Incogniti dont Busenello faisait partie, entretenaient une relation ambivalente avec la religion.

    En effet, alors même que les textes athées et antireligieux pullulent, les dédicaces et les préfaces des ouvrages publiés à Venise, qui était à l’époque la capitale européenne incontestée de l’édition, renvoient constamment à une certaine tradition. Cette donnée est également liée à la relation très conflictuelle qu’avait Venise avec Rome. Et un livret comme celui du Couronnement de Poppée, qui a souvent été interprété comme une critique en creux de la corruption de la Rome pontificale – d’autres textes libertins beaucoup plus explicites le prouvent –, peut être lu à la lumière de ce conflit.

     

    Dans sa production poétique, qu’elle soit dialectale ou en langue italienne, Busenello professe l’amour physique, tout en restant fortement attaché à la moralité…

    Et cette ambivalence se retrouve dans le Couronnement de Poppée, à travers l’amour sensuel, terrestre entre Néron et Poppée, et au contraire l’amour vertueux incarné par Sénèque. L’interprétation que j’en propose, qui rejoint d’ailleurs celles faites récemment par certains musicologues et critiques italiens, montre que ce livret peut aussi être lu d’une manière binaire, et qu’il a de ce point de vue une architecture admirable, avec une première partie où Sénèque essaie d’imposer ses choix et ne rencontre que des échecs – elle culmine dans un chœur qui suit la célèbre scène de sa mort, mais qui ne figure pas dans les partitions conservées –, et une seconde qui s’achève avec le chœur des Amours, uniquement présent dans le manuscrit de Naples.

     

    Le livret du Couronnement de Poppée est souvent considéré comme le premier drame musical moderne, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Mais est-il en rupture avec la production de l’époque et porteur de nouveauté sur le plan de la langue et du traitement des personnages ?

    Le drame de Busenello est à la fois très moderne et inscrit dans une continuité. Du point de vue thématique, il assume l’héritage de l’opéra romain, par exemple à travers la contamination des registres. Le fait qu’à l’exception d’un ou deux, les personnages aient tous réellement existé leur donne une consistance que n’avaient pas les figures allégoriques des fables florentines ou même des premiers opéras populaires vénitiens comme l’Andromède de Ferrari et Manelli et les Amours d’Apollon et Daphné. Mais ces personnages – et c’est là tout le propos du livre – ne sont pas tant des rôles tels que les conçoit le théâtre d’aujourd’hui, que les porte-paroles d’un discours. C’est cette dimension rhétorique qui donne au langage une réelle autonomie, et sa véritable cohérence.

     

    Le titre de votre livre renvoie donc à cette notion qui, et c’est le moins qu’on puisse dire, ne saute pas aux yeux dans la plupart des mises en scène du Couronnement de Poppée. Mais comment Busenello fait-il du théâtre avec de la rhétorique ?

    Le titre peut en effet surprendre, mais paraîtra presque redondant à quiconque se penchera sur cette période où rhétorique et littérature étaient très liées. Je me réfère à plusieurs reprises aux analyses très stimulantes et pénétrantes de Marc Fumaroli sur Corneille. Le théâtre y est considéré comme du discours, et les personnages comme des orateurs – le terme oratore est d’ailleurs souvent utilisé en italien pour qualifier certains personnages, notamment dans les livrets de Metastasio.

    La rhétorique, même si elle a une origine juridique – le fait que Busenello ait une formation d’avocat ne fait que renforcer cette idée – a pour fonction première de convaincre et de persuader, c’est-à-dire d’utiliser à la fois des arguments rationnels et pathétiques. Or l’opéra est le lieu où ces deux éléments constitutifs de la rhétorique se rejoignent – lieu idéal donc pour mettre en pratique ce paradigme à l’origine exclusivement réservé aux avocats. Car pendant très longtemps, on a fait la distinction entre la poésie, à laquelle se limitait la littérature, et la prose, qui était le champ privilégié du discours oratoire.

    Les livrets et les textes dramatiques me semblent emblématiques de leur alliance. Il est donc possible de faire une lecture rhétorique des drames et des personnages qui visent à convaincre et à persuader à la fois le public qui écoute et les autres personnages présents sur scène – ou à se convaincre soi-même dans le cas d’un monologue.

    C’est aussi de cette façon qu’il convient d’interpréter la notion du lieto fine, qu’on a souvent considérée comme étant liée aux conventions du genre – les opéras étant à l’origine présentés dans un contexte aristocratique, il fallait célébrer un prince, un mariage, ce qui excluait la possibilité d’une fin funeste. Si un personnage a réussi son discours, qui par définition doit être convaincant, la résolution ne peut être qu’heureuse.

     

    Busenello aurait-il pu considérer la mise en musique comme une forme d’appauvrissement de sa pensée ?

    Il est vrai que Busenello est relativement avare de commentaires sur la dimension musicale de ses drames. Le seul opéra au sujet duquel il insiste beaucoup sur l’importance de la musique est le dernier, Statira, puisque dans une fameuse lettre perdue – mais dont de larges extraits ont été publiés par Arthur Livingston –, il évoque le génie de Cavalli. Mais sans doute est-ce lié à l’évolution du genre : au moment où il écrit Statira, soit en 1655, l’opéra s’est développé par rapport aux conceptions des premières décennies, en tout cas à Venise, et il s’agit d’une façon de rendre hommage à la musique qui renforce les affetti véhiculés par le texte.

    Ces deux plans restent cependant séparés. Le fait que Busenello publie une version littéraire de ses textes prouve qu’ils ont une cohérence dramatique autre que celle que nous connaissons à travers leur mise en musique. D’autant que dans les partitions conservées de ces drames, les choix ont surtout été faits par le compositeur. C’est Cavalli qui a décidé de ne pas mettre en musique le fameux ballet final des Amours d’Apollon et Daphné, qui a pourtant été publié, pour achever l’opéra sur un duo, comme dans le Retour d’Ulysse, les versions connues du Couronnement de Poppée, ou même l’Orfeo.

    C’est aussi une manière de montrer que la musique a son mot à dire. Ce combat incessant aboutira à la fameuse querelle sur prima la musica, dopo le parole, ou l’inverse. La volonté auctoriale de Busenello s’inscrit en tout cas dans une tradition qui a débuté avant lui, mais ne connaîtra malheureusement pas de suite, si l’on excepte le cas isolé mais non moins important de Metastasio au XVIIIe siècle.

     

    Dix années séparent la rédaction de Giulio Cesare et de Statira, durant lesquelles l’opéra s’est professionnalisé. Pourquoi Busenello revient-il à un genre qu’il avait délaissé ?

    C’est une lacune qu’il est difficile de combler, mais il est permis de faire des hypothèses. A-t-il, pendant cette période, écrit ses fragments romanesques ? J’en formule une autre concernant Eliogabalo. Je suis en effet intimement convaincu que le fameux auteur anonyme qui se cache derrière la plume d’Aurelio Aureli n’est autre que Busenello. Parce qu’en lisant attentivement le livret, je me suis rendu compte d’un nombre incalculable de syntagmes, de tics stylistiques communs aux deux. Et il a probablement écrit d’autres livrets qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux des compositeurs.

     

    Percevez-vous une cohérence littéraire entre les cinq livrets publiés par Busenello, une langue qui lui est propre ?

    Une double lecture est possible du point de vue du style, et c’est là tout l’enjeu de l’édition des livrets sur laquelle je travaille en ce moment, qui est justement de révéler cette cohérence. Je renvoie constamment à l’intertextualité, en relevant des syntagmes qui reviennent de façon très régulière d’un livret à l’autre, du premier au dernier.

    Busenello a donc un style clairement identifiable, mais qui suit le développement du genre et des goûts du public, depuis les Amours d’Apollon et Daphné, qui évoquent une conception renaissante du drame, rappelant le Berger fidèle de Guarini et l’Aminta du Tasse, jusqu’à Statira, opéra exotique dont le vocabulaire renvoie à toute une gamme d’expressions métaphoriques sur les passions beaucoup plus brûlantes qui animent le rôle-titre et Cloridaspe – vocabulaire que l’on retrouve d’ailleurs dans la production poétique et les fragments romanesques, et qui témoigne d’une évolution linguistique plus que stylistique.

     

    Que vous inspirent les mises en scène actuelles des opéras vénitiens, qui se prévalent de la liberté revendiquée des poètes pour faire un peu tout, et parfois n’importe quoi ?

    Je suis partagé entre l’indignation d’un Philippe Beaussant dans la Malscène et la relative liberté qu’il convient d’accorder au metteur en scène, considéré à juste titre comme un artiste à part entière, selon la thèse qui prévaut aujourd’hui, à savoir qu’il part effectivement d’un texte, qui par définition est ouvert. Mais je suis gêné lorsque cette liberté est utilisée au détriment de l’œuvre.

    Même si elle est plus ou moins respectée par la musique, la cohérence du livret n’implique pas une contrainte : le metteur en scène peut parfaitement l’observer tout en faisant faire preuve d’une imagination débordante. Je ne suis pas partisan d’une hypothétique reconstitution, qui n’a de toute façon aucun sens, mais je préfère une lecture littérale qui laisse la porte ouverte à l’imagination plutôt qu’une interprétation très appuyée, qui peut avoir sa cohérence, mais entrave la réceptivité du public.




    À lire :
    Jean-François Lattarico : Busenello. Un théâtre de la rhétorique, Classiques Garnier, 2013.

     

    Le 25/10/2013
    Mehdi MAHDAVI


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