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ENTRETIENS |
18 avril 2024 |
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Comment est née l'idée de composer un opéra sur cette nouvelle de Boulgakov ?
AR : J'ai toujours adoré la nouvelle de Boulgakov, mais l'opportunité de composer un opéra est arrivée par chance. En 2007 était joué à Amsterdam mon arrangement des Chants et Danses de la mort de Moussorgski, avec mes trois interludes. C'est alors que Pierre Audi, directeur du DNO d'Amsterdam, m'a proposé d'écrire un opéra, tout en me laissant peu de temps. Je lui ai tout de suite parlé de cette nouvelle de Boulgakov, qu'il ne connaissait pas. Lorsqu'il en prit connaissance, il fut tout de suite convaincu, et Cœur de chien fut programmé pour 2010. Nous en sommes aujourd'hui à la quatrième reprise. |
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Quel a été votre fil directeur dans la conception de l’œuvre ?
AR : D'abord, j'aimerais parler de la place centrale qu'a occupée Elena Vassilieva, interprète du rôle du Chien, qui, pendant des mois, a été l'unique auditrice et témoin de la genèse de cette œuvre. L'opéra lui est dédié et elle a toujours été à mes côtés pour m'insuffler l'énergie nécessaire à la composition de cet ouvrage. Elle a été la première auditrice des dix-sept scènes composées.
EV : Nous fonctionnions toujours sur le même rituel. Sacha me parlait des coupures et des ajouts qu'il voulait faire dans le livret pour se rapprocher le plus possible du texte original de Boulgakov. Nous voulions qu'il y ait constamment une forme de dramaturgie présente permanente, de telle sorte qu'il n'y ait pas de scène faible ou de scène forte : depuis la première jusqu'à la dernière scène, nous voulions un fil tendu sur le plan dramaturgique. De ce point de vue, l'Italien Cesare Mazzonis, auteur du livret, nous a donné carte blanche pour opérer les changements nécessaires, conscient qu'il ne pouvait pas comprendre cette histoire aussi bien qu'un vrai Russe.
AR : Sur le plan musical, mon fil directeur était de retrouver cette énergie complètement folle des années 1920. Pour moi, c'était un challenge : bien sûr, j'ai vécu quarante ans en Russie, et j'ai habité non loin de la place où Boulgakov a écrit son Maître et Marguerite. Malgré tout, c'était une période bien particulière, et il n'était pas simple de retrouver l'impulsion, l'énergie propre à cette époque extraordinaire où vécurent un grand nombre de génies : Platonov, Chostakovitch, Chagall, Malevitch, Akhmatova. Un bouillonnement que Staline a étouffé, et qui représente pour moi un véritable crime. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité à cet opéra une fin à l’opposé du happy end, sombre mais réaliste en définitive.
EV : Pour cette fin, Raskatov a pensé que le profil psychologique mental, physique et intellectuel de Charik, cet être mi-chien mi-homme, qui représente le clone du prolétariat au sens le plus négatif du terme, doit être démultiplié. Le chœur est transformé en seize fois Charik et nos voix sont démultipliées par seize mégaphones. L’opéra se termine sans orchestre, pour montrer que le vrai danger dans notre monde actuel est la démultiplication des Charik. |
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Elena Vassilieva évoquait le travail sur la dramaturgie. Sur ce plan, beaucoup d'innovations ont été portées sur scène ces trente dernières années.
AR : Je suis dans l'optique de raconter une histoire : l'opéra est à mon avis fondé sur le principe d'une dramaturgie très forte, et c’est à mon sens l'écueil de nombreux opéras contemporains d'éluder cet aspect. Il y a eu beaucoup de tentatives d'innover de ce point de vue, et parfois par des compositeurs remarquables, mais au final, peu d'opéras sont restés au répertoire. S'il n'y a pas cette tension de la première à la dernière minute, l'œuvre reste faible et ne convient pas au genre opéra. Un élément fondamental, pendant la composition, est d'être capable de se distancier, être à la fois le compositeur et l'auditeur pour mieux se représenter la dramaturgie.
Le compositeur d'opéra doit être le plus libre possible et utiliser des langages diversifiés. Le style de mon premier acte est très différent de celui du deuxième acte. Le I est une sorte d'opéra staccato : les mots sont entrecoupés par syllabe, ce qui donne une tension électrique particulière. Au II, où il se passe des choses plus fondamentales, le style est plus lyrique, avec une pâte orchestrale soutenue. J'ai aussi réalisé, après la composition, que le style propre à cet opéra s'apparente à un kaléidoscope, dans lequel des motifs extrêmement courts voyagent à travers la partition, comme dans les peintures de Pavel Filonov où l'on retrouve une multitude de petits détails épars. |
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Qu'en est-il de l'Ă©criture vocale ?
EV : Alexander a écrit deux rôles pour des chanteurs en particulier. Le rôle de la secrétaire est conçu pour la jeune Sophie Desmars. Quant à moi, dans le rôle principal, j'ai beaucoup de suraigus, notamment dans la première scène, mais aussi des graves, le tout s'étendant sur quatre octaves. La partition a donc besoin d'une émission facile, immédiate. Et il y a une grande importance à chanter la partition exacte, car tout correspond avec les gestes dans la mise en scène de Simon McBurney. J'aimerais évoquer aussi un autre aspect de l'écriture vocale de Raskatov : les affetti vocali.
Dans la première scène, je n'en ai pas moins de vingt, qui permettent de caractériser au mieux le chien : le rauco, le rauco vibrato, et le rauco vibrato e superauco avec des bruits parasites… Tout cela est chanté à l'intérieur d'un mégaphone. Normalement, je devais même chanter cela dans une timbale, ce qui provoque une distorsion un peu tibétaine, avec des harmoniques enroulées. Malheureusement, cela n'a pas été possible d'employer cette timbale pour des raisons scéniques, mais nous ne désespérons pas, à l'occasion, de jouer cet opéra dans sa version originale.
Ă€ voir :
Cœur de chien, d’Alexander Raskatov, mise en scène : Simon McBurney, direction : Martyn Brabbins, Opéra de Lyon, du 20 au 30 janvier 2014. |
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