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ENTRETIENS 25 avril 2024

Sylvain Cambreling,
dans l’atelier d’Hoffmann

© Javier del Real / Teatro Real

Ultime projet de Gerard Mortier, la production des Contes d'Hoffmann créée au Teatro Real de Madrid tourne une page de l'histoire de l'opéra. À la mise en scène, Christoph Marthaler signe une vision moins iconoclaste que surréaliste du chef-d'œuvre inachevé d'Offenbach. Complice de toujours, Sylvain Cambreling nous livre les secrets de ce double testament artistique.
 

Le 02/06/2014
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Les Contes d'Hoffmann occupent une place singulière, tant dans le XIXe siècle français, que dans l'Ĺ“uvre de Jacques Offenbach. Ils constituent en effet son testament artistique, mais dans un genre inhabituel pour lui, le grand opĂ©ra romantique.

    Les Contes d'Hoffmann ne ressemblent à rien d'autre. Parce qu'ils sont le fruit d'une période où beaucoup de compositeurs cherchaient une nouvelle voie. Offenbach était alors une grande vedette, mais dans un genre très spécifique qui était, ne disons même pas l'opérette française, mais Offenbach, voilà ! Il n’en a pas moins toujours rêvé d'être joué à l'Opéra.

    Comme nombre de personnes en France, il a été fasciné par Hoffmann, qui représentait une espèce de liberté dans l'écriture, grâce au fantastique, soit à cette idée qu'il existait une vie parallèle à côté de la vie sociale. Et il a voulu traiter ce sujet à travers le personnage même d'Hoffmann – à l’instar de Berlioz dans Benvenuto Cellini, opéra dont le rôle éponyme est un artiste, et un marginal. Comment faire, dès lors, pour inclure dans un livret l'artiste et son œuvre ? Ce à quoi s’ajoute Offenbach qui, en citant sa propre musique, fait des Contes d'Hoffmann, non pas un patchwork, mais une pièce absolument unique.

    On a dit quelquefois que le livret était meilleur que la musique, mais il me semble au contraire très problématique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle chacun a cherché, dès le début de l'histoire de l'interprétation de l'œuvre, à établir sa propre version. Et si cette pièce existe, c'est bel et bien grâce à la musique – d'autant qu'il ne viendrait plus à l'idée de personne de reprendre la drame parlé de Barbier et Carré au théâtre. Cela dit, elle pose aussi des problèmes, mais pas à cause de son éclectisme, qui est plutôt une qualité, surtout lorsqu'il est le fait d’une personnalité comme Offenbach, qui pouvait toucher à tous les genres.

     

    Comment trouver le juste équilibre entre légèreté et mélancolie. L'un doit-il prendre le pas sur l'autre ?

    Cet ouvrage présente un regard sarcastique sur le monde et la vie – le Trio des Yeux est d'une drôlerie et d'une virtuosité dignes d'Orphée aux Enfers –, mêlé à une très forte mélancolie – on ne sort pas indemne de l'acte d'Antonia. Une certaine ironie donc, et même de l'humour – un humour noir, qui rejoint d'ailleurs Hoffmann –, et le désir de raconter trois histoires d'amour impossibles. Car pour Offenbach, Hoffmann, comme probablement beaucoup d'hommes, ne trouve jamais chaussure à son pied.

    Il s'agit en même temps, comme toujours chez le compositeur, d'une forme de peinture sociale, de critique de l'éducation. Olympia est-elle vraiment un automate, ou la femme telle que Spalanzani voudrait qu'elle soit, à savoir un bijou parfait, qui n'a son mot à dire sur rien ? Et Crespel, qui préfère que sa fille renonce sa carrière d'artiste pour simplement rester auprès de lui. Ou encore Giulietta, qui paraît libérée de tout, et rend tout le monde malheureux, alors qu’elle est sous la coupe de Dapertutto.

    Ce sont donc trois portraits de femmes, dont aucune n'est idéale. Stella serait-elle la réunion des trois précédentes ? Cela ne fonctionne pas non plus. La seule façon pour Hoffmann de continuer d'exister est donc de vivre sa vie d'artiste, sous la coupe de la Muse/Nicklausse. On est grand par l'amour et plus grand par les pleurs ! : il faut souffrir pour pouvoir créer – tout le monde est prêt à croire cette morale si typiquement romantique, qui est sans doute une des raisons du succès de la pièce.

     

    Des différentes éditions Choudens aux travaux de Jean-Christophe Keck, les états de la partition se sont succédés au fil des découvertes musicologiques. Vous avez d’ailleurs enregistré la version de Fritz Oeser en 1988.

    J’ai beaucoup dirigé cette partition – d’abord pour la reprise du spectacle de Patrice Chéreau à l’Opéra de Paris en 1979, puis à Bruxelles, dans une mise en scène de Gilbert Deflo, mais aussi au Met –, et à chaque fois dans une version différente. Pour cette production, je me suis d’abord basé sur le livret original. Et j’insisterai surtout sur l’acte de Giulietta, qui est le moins réussi, car le plus inachevé – non pas dans le sens où il manque de la musique, mais au contraire, parce que nous en avons trop. Il faut donc faire des choix, travailler sur l'ordre des scènes pour le rendre plausible.

    Oeser a découvert une musique qui est sans aucun doute de la main d’Offenbach, et l’a transcrite sous la forme d’une chanson avec chœur de femmes. Mais l’original ne comporte aucune partie de chœur, et le texte, qui est vraiment une invention d'Oeser, n’est pas du tout le même. Pourtant, des paroles existent, qui s’adaptent parfaitement à cet air de séduction. Il faut ensuite que la scène se poursuive avec Hoffmann, qui se laisse avoir par la courtisane, et reprend en duo avec elle la fin de la chanson – solution qui n’a, à ma connaissance, jamais été adoptée sur scène. Enfin, l’acte s’achève, non sur une reprise de la Barcarolle, mais sur le grand duo de Giulietta et Hoffmann, soit avec la perte du reflet, qui conclut l'histoire des amours de ce dernier – après cela, il lui manque quelque chose, il ne sera plus aimé.

     

    Christoph Marthaler a-t-il pris part aux choix musicaux ?

    Lorsque Gerard Mortier nous a proposé les Contes d’Hoffmann, Marthaler a tout de suite été enthousiasmé. Mais il n’avait pas le temps de se pencher sur les différentes versions. Je m’en suis donc chargé, et lui ai fait une proposition. Le processus s’est achevé en janvier, après beaucoup de temps passé sur le matériel d’orchestre, qu’il a fallu adapter à toutes les coupures et choix alternatifs. J’ai en souvent parlé avec Gerard, qui a vu le travail que j’avais effectué, et était très excité par ce qui allait en résulter.

     

    Gerard Mortier, qui a eu très tôt l’idée de suggérer à Christoph Marthaler et à sa scénographe Anna Viebrock de situer ces Contes d’Hoffmann au Círculo de Bellas Artes.

    C’est un endroit étonnant, avec des ateliers de sculpture, de dessin et de peinture, mais aussi une salle de billard, une bibliothèque, et un café. Un lieu idéal, donc, pour raconter cette pièce à Madrid – même si elle dépasse évidemment le cadre de cette ville. Tous les artistes viennent là dessiner des femmes, créer un idéal en somme. Cela a déclenché des idées chez Anna Viebrock, et Christoph Marthaler a été très stimulé par cette perspective. Nous racontons la pièce au début du XXe siècle, avec toutes les figures surréalistes de l’époque : Dalí, Picasso, Breton, Artaud, Tanguy, Soupault, qui étaient vraiment des types. Quand les chanteurs voient la gueule qu’on va leur faire, cela leur donne une idée pour une attitude, tout en situant immédiatement le contexte pour le public qui a envie de nous suivre.

     

    Votre première production avec Christoph Marthaler remonte à plus de vingt ans. Comment se déroule votre collaboration ?

    Nous n’avons pas de méthode. Christoph a une sensibilité musicale, il a joué du hautbois baroque, et même été un virtuose de la flûte à bec. Il a abordé l'opéra avec moi, et n'en a longtemps fait qu'avec moi. Il y a dans son théâtre une légèreté permanente, un humour ravageur, mais aussi une grande profondeur, et beaucoup d'inquiétude. Il porte à la fois un amour énorme à l’humanité et un regard perçant sur ce qui ne va pas – et il y a toujours des choses qui ne vont pas. Même s’il fait rire le public tout le temps, celui-ci se sent gêné, car ce n’est souvent pas drôle. Ce mélange était présent dans tous les ouvrages que nous avons montés ensemble.

    Nous nous rencontrons souvent, parlons d’un tas de choses, pas forcément de la pièce, et lançons soudain une référence, en rapport avec une phrase du livret. C’est un travail complètement différent de celui de Michael Haneke, qui construit ses mises en scène comme un scénario de film. Même s'il en connaît déjà certains, Christoph a besoin de voir d’abord les chanteurs, pour fabriquer des figures, et décider comment habiter un lieu – bien au-delà du cliché récurrent d’une esthétique de l’Allemagne de l’Est ou de la Suisse profonde. Cela se fait pendant les répétitions, sans précipitation, mais toujours en avançant, tranquillement. Il est très important pour Christoph et Anna de créer un ensemble. Car si les chanteurs sont trop chanteurs, leur théâtre ne peut pas bien fonctionner. Il n'existe pas de plan préétabli, ni dans la narration, ni dans le style de jeu. Et cela devient du Marthaler.

     

    La distribution compte d’ailleurs deux figures incontournables de son théâtre : Graham Valentine et Christoph Homberger.

    Spalanzani est une caricature, et l’écriture ne demande en aucune façon un chanteur de premier plan. Graham Valentine fait tout ce qu’il veut avec sa voix, qui est d’une incroyable puissance. Et il chante le texte musical d’Offenbach de son timbre laid et grinçant, mais qui a du caractère. C'Ă©tait vraiment mon idĂ©e. « J'aimerais bien avoir Graham, ai-je dit Ă  Christoph. – Tu crois qu’il peut le faire ? – Oui, et s’il faut adapter certains passages, on le fera. Â»

    Pour nous, Spalanzani est présent durant toute la pièce sous le nom de réparateur de femmes, tel un Frankenstein d’opérette. Et Christoph Homberger, qui a pris part à toutes les productions de Marthaler, traverse lui aussi les quatre rôles de comparses de Linforf, Coppélius, Miracle et Dapertutto, qui finalement ne font qu’un. Il est, sous différents noms, un des outils, des serviteurs pervers de ce diable qui n’en est pas un.

     

    Comment échapper à l’image d’Épinal du diable d’opérette ?

    C’est un éternel insatisfait, un méchant de service qui ne réussit jamais ses plans, à l’exception de Dapertutto, qui récupère le reflet : Lindorf n’est pas certain d’avoir Stella, Coppélius se fait complètement berner, perd tout son argent, et casse la poupée… Mais pour nous, il s’agit toujours d'André Breton, qui veut s’essayer à tous les rôles. Il est normal que l’on rie avec ce personnage, surtout avec Coppélius. Mais le public peut se laisser prendre à Miracle, parce que la musique est tellement forte que son mesmérisme crée une ambiguïté, une certaine inquiétude.

     

    Comment traitez-vous Hoffmann, cet archétype du poète larmoyant ?

    Si on lit bien le texte, Hoffmann ment tout le temps, Ă  lui-mĂŞme Ă©videmment, mais aussi aux autres. Par exemple, il dit Ă  Antonia la mĂŞme chose que Crespel : arrĂŞte de chanter. Lui qui est un artiste demande Ă  sa fiancĂ©e de renoncer Ă  sa carrière, et ajoute : « Ah ! chère Antonia ! Pourrai-je reconnaĂ®tre ce que tu fais pour moi ? Â» Il y a lĂ  quelque chose d’étrange. Ce personnage qu’on ne comprend pas complètement, qui a certaines pensĂ©es très fortes, des visions, c'est Antonin Artaud. Un ĂŞtre complexe donc, jamais satisfait, et qui oublie d’un acte Ă  l’autre les soi-disant grands amours de sa vie. Il est faible, et seule sa capacitĂ© Ă  tomber toujours amoureux le rend sympathique. MalgrĂ© cela, il ne peut en aucun cas ĂŞtre un modèle pour ceux qui veulent croire aux amours.

     

    Qu’en est-il de la Muse/Nicklausse, de l’ambiguïté de son travestissement ?

    Dans le Prologue, elle se propose de changer la Muse en écolier. Elle essaie donc de s’habiller en jeune homme, mais reste toujours en femme, vêtue à la manière de Gertrude Stein – moins une mère, donc, qu’une femme à poigne. Elle n’a qu’une envie, dominer Hoffmann pour l’éloigner des femmes. Lui l’accepte, mais en même temps l’ignore. Hoffmann éprouve-t-il une sorte d’attirance pour elle ? Le contraire est vrai, bien sûr : elle veut qu’il lui appartienne. Nous avons affaire à une relation qui dans la réalité ne serait pas très saine. Mais dans l’idéal, elle protège le génie. Et elle arrive à ses fins, ce qui en fait le seul personnage de la pièce à avoir un plan dès le départ, et à aller jusqu’au bout.

     

    Cette production, c’est aussi une page de votre carrière, de votre vie qui se tourne. Est-ce difficile de vous retrouver à Madrid ?

    Bien sûr, d’une part dans ce lieu – d'autant que cela ne s’est pas bien terminé entre le théâtre et Gerard –, et d’autre part pour son dernier projet. Mais j'ai senti de la part de tous, artistes et techniciens, une magnifique volonté de le mener à bien. Et puis cette production continuera d’exister, puisqu’elle va aller à Stuttgart, où nous la jouerons beaucoup.

     

    Vous allez également reprendre le Così fan tutte mis en scène par Michael Haneke dans le cadre des Wiener Festwochen.

    Une des réussites de Gerard. Et dès mon départ de Madrid, j’irai répéter une nouvelle production de Tristan et Isolde à Stuttgart. J’avoue que je m’étourdis un peu dans le travail, mais c'est ce qui me permet actuellement de tenir.




    À voir :
    Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, direction : Sylvain Cambreling, mise en scène : Christoph Marthaler, Teatro Real de Madrid, les 6, 9, 12 et 15 juin (direction : Till Drömann, les 3, 18, 21 juin), et sur le site d’ARTE.
    Così fan tutte de Mozart, direction : Sylvain Cambreling, mise en scène : Michael Haneke, Wiener Festwochen, Theater an der Wien, les 2, 4 et 5 juin, et en DVD (C Major 714508)
    Tristan und Isolde de Wagner, direction : Sylvain Cambreling, mise en scène : Jossi Wieler et Sergio Morabito, Opéra de Stuttgart, du 20 juillet au 21 décembre 2014.

     

    Le 02/06/2014
    Mehdi MAHDAVI


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