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ENTRETIENS 28 mars 2024

Leif Segerstam,
connecté aux forces élémentaires

De passage à Paris pour une Deuxième Symphonie très attendue au Théâtre des Champs-Élysées, le chef d’orchestre Leif Segerstam, plus farfelu et anticonformiste que jamais, nous propose quelques éclairages très personnels sur l’art de son compatriote Jean Sibelius, dont on fêtera dans quelques mois le cent cinquantenaire de la naissance.
 

Le 30/10/2014
Propos recueillis par Yannick MILLON
 



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  • Parlez- nous de votre pays natal, la Finlande, qui est aussi celui de Sibelius.

    Sur notre planète, la Finlande est un pays unique, entre l’Occident et l’Orient, dont le peuple peut être influencé par l’Ouest comme par l’Est, mais a aussi la possibilité d’attendre avant de choisir de quel côté il préfère pencher. Cela nous permet, à nous autres Finlandais, d’être ternaires plutôt que binaires, le mode de fonctionnement des ordinateurs en simple on-off nous étant inconnu.

    Le climat de la Finlande est aussi ambivalent que sa longitude, entre de fortes chaleurs estivales et un hiver extrêmement rigoureux, tout comme la lumière, partagée entre clarté et obscurité, nuits blanches et nuits noires. Toutes ces données naturelles ne peuvent pas ne pas avoir des répercussions sur le subconscient des artistes finlandais.

    Beaucoup de phénomènes naturels dualistes ont leur plaque tournante en Finlande. Grâce à cela, ce petit pays de quatre millions d’habitants a vu naître un nombre important de grandes personnalités, parmi lesquelles la plus renommée est le compositeur Jean Sibelius. Je suis moi-même profondément finlandais. La preuve, je partage mon activité de chef d’orchestre entre une jambe symphonique à Turku, dans le Sud de la Finlande, et une jambe lyrique à l’Opéra de Malmö en Suède.

     

    Votre activité de compositeur vous est aussi essentielle que la direction. Comment un chef d’orchestre aussi occupé que vous trouve-t-il le temps d’écrire 285 symphonies, à raison d’une dizaine au moins chaque année ?

    Je compose quand je ne dirige pas, c’est-à-dire essentiellement pendant la trêve estivale. Je me réserve en général de la fin mai jusqu’à la fin août pour écrire de la musique. Mais il en va de même pour tous les compositeurs qui sont aussi chefs d’orchestre. Mahler est le plus célèbre exemple de compositeur d’été. D’ailleurs, tout comme lui, je ne compose que dans certains endroits précis où je suis totalement au calme. Cet été par exemple, j’ai réussi à écrire quatorze symphonies. Je ne me considère pas comme un compositeur mais plutôt comme un sélectionneur de sons, dans l’univers très vaste des douze demi-tons de la gamme chromatique.

     

    Vos symphonies semblent toutes suivre le modèle de brièveté de la Septième de Sibelius.

    J’utilise la forme du chapelet, que les Allemands appellent Rosenkranz, et qui comporte six séquences de caractère différent. Chaque portion dure entre trois et quatre minutes. Au final, chacune de mes symphonies dure de 18 à 24 minutes, car pour moi, la meilleure durée est 22 minutes, exactement celle de la Septième de Sibelius. J’ai suivi en cela son conseil, délivré à travers les deux dernières formules mélodiques de son œuvre.

    La Septième se termine sur rĂ©-do, puis si-do. En suĂ©dois, qui Ă©tait la langue natale de Sibelius, rĂ©-do signifie « es-tu prĂŞt ? Â» et si-do « alors regarde ! Â». C’est sa façon Ă  lui de dire : « VoilĂ  la bonne manière d’écrire une symphonie ! Â». Une arche de vingt-deux minutes, l’exemple parfait Ă  suivre. En bon franc-maçon, Sibelius devait formuler une devise de sagesse Ă  la fin de son existence : son ultime symphonie porte donc ce message pour la gĂ©nĂ©ration qui allait le suivre.

     

    Avez-vous d’autres exemples de messages cryptés ?

    Sa musique en regorge. Le thème de clarinette qui ouvre la Première Symphonie est en fait une citation de son nom. Le demi-ton est d’ailleurs la signature de toute la musique de Sibelius, pensez au Concerto pour violon ou à la mélodie le Chant de l’araignée.

    Dans la Sixième Symphonie, lorsque le Finale se dĂ©sagrège, on entend la formule mi-rĂ©-rĂ©, qui en notation allemande donne E-D-D. En suĂ©dois, cela veut dire « est-ce cela ? Â». Puis il donne la rĂ©ponse avec rĂ©-mi-rĂ© (D-E-D) qui signifie « c’est cela Â». De quoi parle-t-il ? De ce qu’il y a entre les notes de la portĂ©e, de l’essence mĂŞme de la musique.

     

    Peut-être alors pourrez-vous nous donner la signification de la toute fin de la Cinquième Symphonie, qui étonne toujours par la longueur des silences entrecoupant ce qui apparaît comme une formule cadentielle très classique.

    Si les silences paraissent incongrus par leur longueur, c’est que le chef est mauvais…

     

    Prenons l’exemple de Koussevitzky ou de Karajan (surtout dans son enregistrement médian de 1964 pour Deutsche Grammophon), qui accélèrent soudain le tempo au sommet du climax pour écourter les silences.

    Ils n’y connaissaient rien à Sibelius, à qui ils estimaient faire presque une faveur comme on en accorde parfois à un petit compositeur amateur, et dont ils dirigeaient la musique comme n’importe quel répertoire purement occidental. Ces silences sont une nécessité organique, après la longue montée en allers-retours avec ces grands intervalles liés. Ce passage est comme la grande arche de Saint-Louis aux États-Unis, l’œuvre d’Eero Saarinen. À chaque montée et descente de l’arche, on va un peu plus loin dans la tension qui s’accumule. Et l’on doit surfer sur cette ligne avec tous ses sens.

    Cette montée au climax qui fonctionne comme le zoom très lent d’une caméra possède une énergie, une tension sexuelle incroyables, au point qu’arrivé à l’orgasme, la conclusion vous emporte comme un tsunami. Un écrivain un peu cinglé a écrit que le Finale de la Cinquième Symphonie était la meilleure musique possible pour se masturber. Je risque l’excommunication en vous racontant cela ; mais les Français n’ont en général pas froid aux yeux sur ces questions.

     

    Vous allez diriger ce soir la Deuxième Symphonie, ici au Théâtre des Champs-Élysées, avec l’Orchestre national de France. Quelle place occupe-t-elle dans la production de Sibelius, et qu’en est-il de ses prétendues multiples influences méditerranéennes ?

    Le fait que Sibelius ait écrit la Deuxième en Italie ne se ressent selon moi que dans le premier thème, qui a une lumière particulière. Pour le reste, l’influence latine est très relative, car on y entend surtout le mal du pays d’un compositeur en voyage à Rapallo, loin de sa femme et du climat qu’il connaît bien. Le premier thème est pour moi comme une bouteille à la mer envoyée à son épouse.

    En revanche, si Kullervo et la Première Symphonie sont très marquées par le Kalevala, notre grande épopée nationale, la Deuxième a quelque chose de plus personnel, avec des thèmes très forts qui essaient de donner sa place au peuple finlandais alors encore sous le joug de la Russie. On y sent le désir d’une patrie aux racines retrouvées, indépendante d’un état hégémonique.

     

    Votre approche de la coda du Finale, saluée sur Altamusica lors d’une écoute comparée en 2007, est très différente de la grande tradition symphonique où l’apogée se fait tout en tension. Chez vous, on sent un immense espace qui s’ouvre, plus apaisé, plus mystique en quelque sorte.

    Cette sensation d’espace immense me vient de Vaasa, ma ville natale. En Ostrobotnie, le long de la côte, le paysage est très plat, comme une steppe hongroise, on y voit à perte de vue, sans l’ombre d’une montagne ou d’un relief pour briser la ligne d’horizon. J’essaie toujours de donner un sentiment d’infini à cette coda, que j’aime ouvrir sur une étendue vaste. Ce rapport très fort à la nature vient sans doute également des prédispositions chamaniques que je tiens de mon grand-père, qui pouvait arrêter les hémorragies.

     

    Le tempo du thème initial de la symphonie n’est pas sans poser problème à de nombreux chefs. Il s’agit d’un allegretto, la plupart du temps dirigé comme un andante. Sauf chez Robert Kajanus, l’ami à qui Sibelius avait confié la réalisation du premier enregistrement de ses symphonies.

    Kajanus était un homme nerveux, qui rêvait d’être compositeur mais n’avait pas un niveau suffisant pour cela. Je ne nie en rien son amitié avec Sibelius, avec qui il a passé beaucoup de temps à boire, mais je ne pense pas qu’il ait pu comprendre en profondeur la portée du génie de Sibelius. Son approche de la direction avait quelque chose de métronomique qui ne me correspond pas du tout. Je préfère un tempo plus large qui me permet de laisser ce thème se déployer.

     

    Plus près de nous, Paavo Berglund semble avoir lui-même beaucoup hésité sur le tempo à adopter, entre la lenteur de son premier enregistrement avec Bournemouth, la rapidité du deuxième avec Helsinki, et l’avancée presque aussi allegretto du troisième avec l’Orchestre de Chambre d’Europe.

    Berglund avait un caractère spécial, il n’était pas très heureux, au point de souffrir de dépression et de se réfugier dans l’alcool. Mais il avait en lui une grande frustration du fait d’être gaucher non seulement au point de diriger avec la baguette dans la main gauche, mais aussi de jouer du violon à l’envers, avec l’instrument dans la main droite. Vous ne pouviez jamais lire un sourire sur son visage.

    Son style sévère et austère convenait très bien aux partitions peu souriantes de Sibelius, comme Kullervo ou la Quatrième Symphonie, mais dans les pièces plus lumineuses comme la Deuxième Symphonie, il était effectivement en butte à l’hésitation. On est aujourd’hui revenu des croyances que les gauchers seraient des êtres inférieurs ou anormaux comme on le pensait autrefois, ce qui pouvait avoir des répercussions terribles.

     

    Altamusica va prochainement consacrer une discographie comparée à la Quatrième Symphonie, la plus sombre de Sibelius.

    Il s’agit incontestablement de l’un des ses chefs-d’œuvre. Vous allez penser que j’ai des lubies, mais dans cette partition aussi j’ai trouvé des choses troublantes. Elle a été écrite à une époque où Sibelius pensait qu’il allait mourir car il avait une tumeur à la gorge dont il ne savait si elle était cancéreuse ou non.

    La quarte augmentĂ©e, l’intervalle du diable depuis le Moyen Ă‚ge, irrigue toute l’œuvre, et le premier mouvement commence par do-rĂ©-fa#-mi, fa#-mi… puis un balancement infini entre ces deux notes, avant que n’entre le violoncelle solo. En suĂ©dois, tout ce dĂ©but signifie : « dĂ©mon, sors de moi par le c**, et meurs ! Â». Dans le contexte de cette tumeur Ă  extraire, le message est très clair. MĂŞme si vous devez me prendre pour un fou quand je vous raconte cela !

     

    Y a-t-il des surprises similaires dans Tapiola ?

    Regardez le numéro d’opus… 112, comme celui des urgences ! Il s’agit de l’une des dernières compositions de Sibelius, comme s’il appelait l’ambulance pour qu’on vienne le chercher. Il s’aventurait alors dans une nouvelle dimension. Son temps était révolu.

     

    Comment comprenez-vous le silence de trente années dans lequel il s’est enfermé immédiatement après, au point de détruire le manuscrit de sa Huitième Symphonie ?

    L’explication se trouve dans la musique de la TempĂŞte. La scène de l’Orage Ă©tait en son temps, en 1925, la musique la plus chromatique jamais Ă©crite, avec ses vagues ininterrompues qui ne cessent que pour laisser s’affirmer un accord de mib mineur. On a l’impression que Sibelius referme alors le couvercle de la boĂ®te de Pandore. Dans le cycle des tonalitĂ©s, mib mineur est le plus Ă©loignĂ© de do majeur, le point de dĂ©part de l’harmonie. Et le nom allemand de mib, « Es Â», est l’initiale de Sibelius. La mĂŞme initiale que dans « suomi Â», la langue finnoise, et « Schluss Â», la fin, la conclusion en allemand.

    Sibelius avait donc fait le tour de la question. Son chromatisme était devenu si intense qu’il pouvait rivaliser avec la technique de composition à douze demi-tons de l’École de Vienne. Mais il n’acceptait pas les préceptes du dodécaphonisme, et notamment l’idée de devoir utiliser forcément tous les autres demi-tons de la gamme avant de pouvoir réutiliser une note donnée. Cela revenait à lancer les dés pour composer, et pour lui, chaque son, qui comporte son lot d’harmoniques, était déjà une tonalité en soi.

    Chez Sibelius, ce sont les éléments, la nature qui aident l’esprit à choisir tel son ou tel autre, et certainement pas une théorie purement intellectuelle comme celle des Viennois, qui a certes produit de bonnes compositions chez Schoenberg, des œuvres géniales chez Berg, mais aussi, pardonnez-moi, de la musique sans intérêt chez Boulez. Sibelius, lui, a préféré s’arrêter après avoir atteint le degré suprême du chromatisme dans la musique de scène de la Tempête. Il a donc honoré la commande de Tapiola qui lui avait été passée depuis New York, puis s’est muré dans le silence pendant les trente-et-un ans qui lui restaient à vivre, jetant au feu le manuscrit de la Huitième Symphonie.

     

    Le 30/10/2014
    Yannick MILLON


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