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ENTRETIENS 26 avril 2024

Laurent Joyeux,
loin du conformisme

© Gilles Abegg

Terre d’exploration en dehors des sentiers battus, l’Opéra de Dijon brille dans l’Hexagone et au-delà par la programmation audacieuse ménageant une large place à la musique du XXe siècle de son directeur Laurent Joyeux, lequel renoue avec la mise en scène pour une Kátia Kabanová succédant à son Ring de Wagner resserré sur deux soirées.
 

Le 26/01/2015
Propos recueillis par Yannick MILLON
 



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  • Vous aviez dĂ©clarĂ© au moment du Ring avoir un rapport assez particulier avec la mise en scène, au point d’être incapable de travailler sur la Traviata, alors que Wagner vous inspirait d’emblĂ©e. Comment Kátia Kabanová a-t-elle trouvĂ© sa place dans la sĂ©lection d’ouvrages que vous pourriez potentiellement mettre en scène ?

    D’abord, j’ai vécu presque deux ans à Prague, au début des années 1990. Je travaillais à l’Institut français, qui avait été fermé pendant la période communiste et devait rouvrir. L’inauguration avait été placée sous le patronage des intellectuels européens, avec Václav Havel et François Mitterrand, et même un colloque d’anciens dissidents. Ce qui m’a valu une véritable immersion dans l’univers tchèque. Au bout d’un an, je suis retourné à Prague comme secrétaire général du service culturel. Mon rôle était d’étudier en quoi on pouvait tisser des liens entre la France et la République tchèque, principalement dans le domaine de la musique.

    On a donc montĂ© l’acadĂ©mie franco-tchèque de Telč, qui existe encore aujourd’hui, et j’ai pris le temps d’explorer la Moravie, au moment oĂą l’on redĂ©couvrait Janáček en Occident. C’est donc une musique que j’ai connue lĂ -bas, jouĂ©e par des musiciens locaux, Ă  Brno, Ă  Prague. Cette expĂ©rience m’a d’autant plus marquĂ© que j’ai entendu sur place de nombreux enregistrements Supraphon alors impossibles Ă  trouver en France, avec de vraies sonoritĂ©s tchèques.

    J’ai gardĂ© de cette pĂ©riode des liens très forts avec ce pays, oĂą j’ai toujours de nombreux amis, et sans ĂŞtre bilingue, je comprends très bien ce qu’on me raconte en tchèque. Quand j’ai voulu Ă©laborer une saison tchèque pour Dijon, question opĂ©ras, le post-wagnĂ©risme de Smetana ne me parlait pas, et Dvořák, sorti de Rusalka qu’on entend presque partout, ne m’emballait pas tellement non plus. Janáček Ă©tait donc pour moi une Ă©vidence.

     

    Pourquoi Kátia parmi les cinq grands opĂ©ras de Janáček ?

    Dans l’optique de prĂ©senter Janáček au public dijonnais, je ne me voyais programmer que Jenůfa ou Kátia. La Petite Renarde rusĂ©e, qui est d’une finesse absolue, est casse-gueule au possible, et on a tous en tĂŞte de magnifiques images de mises en scène rĂ©centes. Idem au demeurant pour Jenůfa, que le tandem Patrice Caurier-Moshe Leiser a marquĂ© d’une empreinte très forte.

    Mon choix s’est donc porté sur Kátia, que je n’avais pas initialement prévu de mettre en scène, mais vu les délais impartis, et compte tenu des importantes coupes budgétaires que nous avions déjà eues, il m’a semblé devoir abandonner l’idée de faire appel à un metteur en scène de renom. De fil en aiguille, après en avoir beaucoup parlé à des amis Pragois, je me suis laissé convaincre par l’idée de mettre en scène cet opéra.

     

    Avoir commencé une carrière de metteur en scène par le Ring n’est pas banal. Le fait de se confronter d’emblée à un tel monstre du répertoire rend-il plus facile le travail sur des ouvrages plus modestes ?

    C’est tout le contraire ! Je me suis très vite rendu compte que monter Kátia Kabanová est infiniment plus difficile que de monter le Ring. Pas tant sur l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la mise en scène qu’au niveau du travail quotidien. Chez Wagner, on a beaucoup de temps pour installer une situation, dĂ©velopper le jeu d’acteurs, amener progressivement des sentiments, alors que chez Janáček, tout se passe en quelques secondes.

    Il est donc très facile de tomber dans la paraphrase du texte, ce qu’il faut fuir à tout prix, et on se doit d’inventer autre chose, de ne jamais surligner les situations, dans un rythme de débit extraordinairement proche de la parole. Tout s’enchaîne à une vitesse folle, sans qu’on ait le temps de s’asseoir dans la dramaturgie.

    C’est une théâtralité d’autant plus difficile que les chanteurs doivent avoir constamment un œil sur le chef en raison de la complexité rythmique de la partition, où les répliques démarrent souvent à contretemps, et qu’il a fallu recréer un naturel de la langue et de l’accent tonique, primordial en tchèque, qui n’a pas été une mince affaire pour une partie de la distribution.

     

    Votre Ring avait un côté livre d’images qui marquait durablement la mémoire. Votre décorateur Damien Caille-Perret a-t-il cherché une atmosphère similaire dans Kátia ?

    La présence d’images fortes est très importante à l’opéra, qui est pour moi avant tout un rêve éveillé. J’essaie d’accompagner le spectateur pour lui ouvrir les portes de l’imaginaire en lui laissant une certaine latitude plutôt que de plaquer un concept coûte que coûte. Après, j’ai cherché à mettre en valeur certains points de passage incontournables. La fin notamment, ainsi que l’enfermement de Kátia dans cette famille de tordus, sa volonté de s’en échapper contrecarrée en permanence par le regard des autres.

    Ce faisant, je ne voulais tomber ni dans le cĂ´tĂ© politique de la sociĂ©tĂ© soviĂ©tique misĂ©rabiliste de Christoph Marthaler, car Janáček a justement gommĂ© tout ce qui Ă©tait politique dans le texte d’Ostrovski, ni dans les images sublimes de la mise en scène de Robert Carsen, qui sont pour moi trop dĂ©sincarnĂ©es. J’ai donc essayĂ© de ramener Kátia vers une forme de quotidien, sans me priver de la force de certaines images.

    On ne peut faire en outre l’économie de l’amour de Janáček pour la nature, qu’il s’agisse bien entendu de la Volga ou des arbres, du chant des oiseaux, ce qui nous rapproche des atmosphères visuelles que nous avions cherchĂ©es dans le Ring. Et nous avons fait le choix de la prĂ©sence constante de l’eau sur le plateau, la Volga Ă©tant pour moi un personnage aussi central que Kátia ou Kabanicha.

    On a également réfléchi sur la volonté du compositeur, pas simple à respecter, de ne pas interrompre le spectacle. Par convention, il y aura un entracte à l’issue du II, mais dans le reste de notre production, tout se déroule à vue. Je ne sais pas comment ils ont pu faire, avec les moyens techniques rudimentaires de l’époque, pour donner l’opéra d’une traite à la création, mais on a cherché à garder la fluidité du discours et à intégrer au mieux la musique des changements de décors, qui est de première importance.

     

    Vous avez tenu aussi à sortir Kabanicha du stéréotype de la pure méchante.

    On la voit toujours en effet comme une vieille bique acariâtre, ce qui est trop simpliste. Certes, tout le monde la déteste, c’est une méchante personne, et il n’y a vraiment rien pour la sauver dans le livret, jusqu’à la dernière réplique. Mais J’ai cherché d’où pouvait venir cet horrible caractère, et l’une de mes hypothèses, c’est qu’il s’agit d’une femme dans la cinquantaine, qui aurait eu son fils extrêmement jeune, au point de devoir l’élever seule, et qu’elle aurait terriblement souffert de ce fardeau l’empêchant de s’émanciper. Ce serait une femme qui n’a pas eu de jeunesse et le fait payer à tout son entourage.

     

    Vous aimez donc gratter entre les lignes…

    Tout Ă  fait, et Ă  ce sujet, un autre Ă©lĂ©ment de la dramaturgie sur lequel j’ai eu envie de travailler concerne la conception du personnage de Boris, en partant des derniers mots, très Ă©tranges, que lui dit Kátia avant de le quitter pour se jeter dans la Volga. L’hĂ©roĂŻne lui dit après moult hĂ©sitations : « Sur la route, fais l’aumĂ´ne Ă  tous les mendiants, n’en oublie aucun. Â»

    Loin d’une simple preuve supplémentaire de la bonté de Kátia, comme on le croit trop souvent, il s’agit en fait dans la culture russe de l’annonce univoque d’un suicide, qui consiste à tenter de sauver l’âme de celui ou celle qui va commettre l’irréparable. Et l’on comprend nettement mieux l’attitude de Boris, qui passe souvent pour le dernier des couards, mais qui en fait ne fait que respecter le choix de celle qu’il aime. Il ne délaisse pas une folle, il a parfaitement conscience de ce qu’elle va faire et la respecte.

     

    Vous avez fait le choix d’une transposition à une époque plus récente que celle de la pièce d’Ostrovski ou encore de la création de 1921.

    J’ai voulu situer l’action dans les années 1950, mais dans un cadre qui ne soit pas forcément spécifiquement russe ou morave, et qui pourrait tout aussi bien être la France de l’après-guerre. Il était question pour nous d’évoquer une période assez proche de nous, qui puisse encore parler à beaucoup de spectateurs. L’époque de la création était trop lointaine, et ne correspondait de surcroît pas à la place de la femme dans la société. Varvara par exemple est pour moi typiquement la jeune femme qui participera à Mai 1968.

    Contrairement à ce qu’on imagine souvent, par rapport aux années de guerre, où la femme s’était beaucoup émancipée, notamment en accédant au travail, les années 1950 ont marqué un fort recul quant à la position sociale des femmes, que l’on a cherché à enfermer de nouveau presque aussitôt après leur avoir donné le droit de vote, en 1946. C’est assez flagrant notamment dans la mode, qui était plus libre dans les années 1930 et 1940 que dans les années 1950, où l’on retrouve des tailles serrées, des robes où l’on bouge beaucoup moins facilement.

     

    L’orchestre qui se produit en fosse pour cette production n’est pas très connu en France. Qui sont les Czech Virtuosi ?

    Ce sont des membres soit de l’OpĂ©ra Janáček, soit de l’Orchestre philharmonique de Brno, qui sont tout Ă  fait rompus Ă  la musique tchèque en gĂ©nĂ©ral et en particulier Ă  celle de Janáček, et en un sens dĂ©positaires d’une vraie tradition authentique d’exĂ©cution de cette musique qui est dans leur arbre gĂ©nĂ©alogique.

    Les couleurs de cette formation sont étonnantes, avec des bois très caractéristiques, des doigtés qu’on n’utilise pas chez nous, et des sonorités vraiment très éloignées de ce qu’on a l’habitude d’entendre généralement dans les orchestres de tradition germanique qui se sont approprié cette musique depuis bientôt vingt ans. Même la Philharmonie tchèque, qui s’est un peu occidentalisée, n’a plus exactement les bois pincés qu’on entend ici, dans cette formation issue d’une zone géographique plus reculée.

    J’ai donc cherchĂ© Ă  amener le public Ă  entendre le vrai son tchèque authentique, avec ses racines moraves, cette âpretĂ© qu’on a totalement oubliĂ©e. Il y a aussi chez Janáček beaucoup d’idiomatismes de la parole qui sont repris dans la musique, notamment au tuba, et les Tchèques savent mieux que quiconque les faire sonner. Cela peut dĂ©ranger les habitudes d’écoute, mais je tenais Ă  offrir cette possibilitĂ© aux spectateurs.

     

    Pour en revenir à votre fonction principale, qui est celle de directeur de l’Opéra de Dijon, qu’est-ce qui, dans le contexte économique particulièrement morose de notre époque, fait selon vous un bon directeur d’opéra en 2015 ?

    Vaste question, mais je dirais que quelle que soit la période, un bon directeur est quelqu’un qui sait prendre des risques, qui n’accepte pas de ressortir une recette connue, et qui programme des œuvres en fonction du territoire où il travaille. Sachant que les priorités ne sont bien évidemment pas du tout les mêmes à Dijon qu’à Paris.

    Janáček Ă  Dijon avec un orchestre complet, ce sera la première fois. C’est une audace qui ne le serait pas forcĂ©ment ailleurs. Le risque est donc artistique, mais par ricochet aussi Ă©conomique et politique. Car il faut savoir convaincre, Ă©ventuellement se froisser avec les Ă©lus, les tutelles, tout en tenant une ligne sur la durĂ©e, ce qui est difficile quand vous avez face Ă  vous des gens qui veulent des rĂ©sultats tout de suite.

    Il y a eu d’autre part un mouvement de directeurs d’opéra qui étaient avant tout des gestionnaires, ce qui est très bien, surtout en période de crise, mais être un bon gestionnaire n’est pas suffisant. On est allé sans doute trop loin dans cette voie, et nombre de directeurs d’opéra sont aujourd’hui plus préoccupés par les questions de droits d’auteurs, de marketing, de gestion des ressources humaines, de budget, de retombées économiques, que par la création elle-même et par les artistes.

    Il me paraît essentiel de tisser des liens avec les artistes sur la durée, ce qu’on essaie de faire ici à Dijon avec David Grimal et les Dissonances, Jos van Immerseel et Anima Eterna, le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm, ou encore Andreas Staier, et leur donner à eux aussi la possibilité de prendre des risques, de tester chez nous certains pans de répertoire qu’ils décideront ou non d’exporter plus tard dans les grandes salles. Il y a là une fonction d’accompagnement qui me paraît essentielle.

    Il faut enfin, pour être un bon directeur d’opéra, ne jamais céder aux sirènes du populisme ou de la démagogie. Évidemment, tout le monde demande son opérette au moment des fêtes de fin d’année ou en janvier, mais nous, à Dijon, on fait Kátia Kabanová. Sans exagérer non plus, car il ne me viendrait pas à l’idée de faire une saison complète consacrée à Hindemith, qui serait intéressante en soi mais ne fonctionnerait pas du tout ici.

    Mais il ne faut surtout pas céder au côté poujadiste de certains élus. Sinon, on ne monte que la Traviata, la Belle Hélène à Noël et un Rossini au mois de mars. Il faut savoir résister à cela et au mercantilisme ambiant, qui voudrait qu’on ne programme que des artistes bankable, pour reprendre un terme que j’exècre.

     

    Le public ne doit pourtant pas manquer de vous réclamer certains grands tubes du répertoire que vous lui refusez.

    On me demande souvent pourquoi je ne monte pas un opéra comme la Bohème, qui n’a pas été donné depuis longtemps à Dijon. Mais souvent, les personnes qui nous le demandent sont les mêmes qui vont aller au cinéma voir la production du Met, avec des stars et des budgets pharaoniques. Si je monte la Bohème à Dijon, ils vont voir de très jeunes chanteurs, évidemment pas aussi connus que les vedettes du Met, mais aussi une production avec un budget décors dix à vingt fois inférieur, et ils seront forcément déçus.

    Après, si vous demandez à titre personnel ce que je pense de cet opéra, je vous avouerai que c’est pour moi un véritable tissu de niaiseries, et que j’ai du mal à supporter ce pseudo-vérisme où la bourgeoise vient à l’opéra pleurer sur le sort de la petite fille pauvre. Je pense qu’il y a des thématiques infiniment plus riches dans d’autres opéras qui parleront nettement plus à la sensibilité contemporaine.

     

    Les Czech Virtuosi sont dans la fosse pour votre Kátia Kabanová, et l’Orchestre Dijon Bourgogne avait dû quitter le navire du Ring avant que celui-ci ne prenne le large. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir torpillé la place de l’ODB dans la fosse de l’Opéra de Dijon ?

    Par convention, l’ODB devait faire deux productions lyriques par an, ou plus exactement, une grosse production et une plus petite, une grosse signifiant un effectif à soixante instrumentistes, donc avec quinze supplémentaires. Dans un premier temps, on était arrivé à un consensus avec la direction de l’orchestre, en choisissant comme étapes préparatoires au montage du Ring deux tremplins : la Turandot de Busoni et Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Finalement, l’orchestre s’est retiré du Ring très tard, ce qui a entraîné les difficultés que vous connaissez, mais aussi d’autres productions, comme le Chevalier à la rose qui était prévu au départ à la place de Kátia, dans la production Homoki du Komische Oper de Berlin.

    Depuis, l’orchestre ne veut plus faire que des productions avec son effectif normal, donc à quarante-quatre musiciens, ce qui veut dire un répertoire extrêmement réduit. D’où la programmation du Barbier de Séville cette année, et d’un autre Rossini la saison prochaine. Je n’ai donc pas fichu l’orchestre dehors, c’est lui qui a voulu se retirer des projets lyriques à grand orchestre.

    D’autre part, je considère que ça n’est pas parce qu’une ville possède un orchestre que celui-ci doit forcément y jouer tout. Ce n’est jamais une bonne chose, cela finit par endormir les sens et le goût du spectateur. L’ODB est et restera l’orchestre de la cité, mais les Dijonnais qui n’ont pas les moyens d’aller écouter d’autres orchestres ailleurs ont selon moi le droit d’entendre autre chose sur leur territoire.

    Les Czech Virtuosi dans la fosse de l’Opéra de Dijon, certains adoreront, certains détesteront, et c’est tant mieux, mais qu’on laisse au spectateur le choix de se faire sa propre idée, sans que cela ne remette à aucun moment en cause la qualité intrinsèque de l’ODB.

     

    Avez-vous d’autres projets de mises en scène, à Dijon ou ailleurs ?

    Pas dans l’immédiat, c’est-à-dire pas pour les deux saisons à venir. Pour 2017-2018 en revanche, ce n’est pas exclus…

     

    Le 26/01/2015
    Yannick MILLON


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