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ENTRETIENS 26 avril 2024

La direction enchantée
de René Jacobs

© Eric Sebbag

Il vient de publier un opéra inédit et passionnant, il dirige actuellement Cosi Fan Tutte à Paris dans une production scéniquement controversée mais musicalement éblouissante et il a plus de projets en cours que sa maison de disque ne peut en relater au CD. Rencontre avec un astre du chant reconverti à la direction.
 

Le 18/10/2000
Propos recueillis par Eric SEBBAG
 



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  • En ce moment tout lui réussit sauf peut-être ses rencontres avec les metteurs en scène. Après l'Agrippina superlative qu'il a dirigé la saison dernière au Théâtre des Champs-Élysées, il revient dans cette même salle avec la production très contestée de Cosi Fan Tutte donnée à Aix-en-Provence cet été (lire le débat au sein de notre propre rédaction entre Sylvie Bonier et Olivier Bernager). Quoi qu'il en soit, la scénographie parisienne est un peu modifiée, l'épisode des "petites culottes" sur une corde à linge a été supprimé et surtout, la distribution a gagné le retour de l'excellente Bernarda Fink en Dorabella ainsi qu'un talentueux chanteur italien en Guglielmo: Ildebrando D'Arcangelo. Altamusica a voulu prolonger le débat en prenant le point de vue du chef.

     
    René Jacobs, on sait que votre collaboration a été houleuse pour le Cosi Fan Tutte d'Aix cet été. Qu'attendez-vous exactement d'un metteur en scène ?

    C'est toute la question. J'attends qu'il soit le défenseur humble du livret, comme le chef d'orchestre l'est de la partition. En principe, un metteur en scène se doit de maîtriser à fond le livret, mais il m'est déjà arrivé de collaborer avec des metteurs dont cette connaissance était approximative, et qui travaillaient avec des traductions de disques sans parler la langue originale de l'oeuvre. J'en connais même qui, s'ils sont mis en cause sur ce point répliquent que de toute façon, le public ne comprend rien et que la musique exprime bien au-delà du texte. Si effectivement la musique assume le “non-dit” d'un livret, cela n'excuse en rien sa méconnaissance.
    C'est pourquoi je souffre régulièrement avec les metteurs en scène. Mais il y a des collaborations vraiment heureuses comme récemment Agrippina de Hændel avec l'écossais David McVicar. Bien que sa mise en scène repose sur une transposition dans l'époque moderne, tout colle parfaitement au texte comme à la musique et Mc Vicar connaissait vraiment le texte à fond. Bien sûr, Agrippina est un livret magnifique dont l'action est cohérente de bout en bout, mais Cosi Fan Tutte aussi

     
    Excepté Eugène Green avec Rameau, peu de metteurs en scène ont tenté le même travail de recherche et de reconstitution des pratiques anciennes. Quelle est pour vous la limite acceptable pour les transpositions ?

    Le travail d'Eugène Green se situe, je pense, dans une autre perspective. Si comme lui, je fais des recherches pour connaître les pratiques du passé, mon projet final n'est pas la reconstitution. J'utilise beaucoup des enseignements du passé en tant qu'ils m'aident à rendre une musique plus vivante, plus actuelle. Par exemple, les récitatifs étaient vraiment déclamés à la limite du parlé et du chanté chez Mozart, et cela reste à mon avis plus dynamisant à la scène aujourd'hui. Il y a aussi bien sûr, le jeu de l'orchestre sur les instruments anciens, le phrasé, etc. Mais il y a d'autres éléments que je ne vais pas reprendre. Si je sais que le Couronnement de Poppée a été initialement donné avec un orchestre très restreint dans un petit théâtre désargenté de 250 places, je ne vais pas hésiter à utiliser un orchestre plus grand, instrumenter et écrire des parties supplémentaires, car je ne pense pas que l'on soit maintenant en mesure de les improviser comme cela se faisait à l'époque. Au fond, je trouve que le metteur en scène doit faire le même travail. Si l'on se borne à refaire un décor d'époque, il n'y a plus aucun travail d'invention. Par contre, le metteur en scène doit posséder une information historique suffisante pour pouvoir décrypter le travail qui a été fait avant lui. Aujourd'hui, il me semble impossible de monter Cosi Fan Tutte avec quelqu'un qui n'a pas lu les liaisons dangereuses, c'est pourtant ce qui m'est arrivé récemment.
    J'ai travaillé avec des metteurs en scène qui vont très loin dans le “démontage” de la pièce et d'autres qui restent plus sages, je peux m'entendre avec les deux s'ils maîtrisent à fond l'ouvrage et s'ils savent convaincre les chanteurs et moi-même du pourquoi et du comment.

     
    Quelle est pour vous la limite entre la reconstitution et la recréation ?

    Il y a des musiques du passé qui sont en elles-mêmes si modernes qu'elles peuvent avoir un impact aussi fort que si elles venaient d'être écrites. Après un travail approfondi sur une partition et que l'on a acquis, je ne dirais pas des certitudes parce que l'on est jamais sûr, mais une certaine familiarité avec l'oeuvre, c'est à ce moment-là que l'on peut prendre des libertés pour essayer de rendre l'oeuvre aussi vivante et aussi neuve que si elle venait d'être composée.
    Pour moi, il y a une quête d'authenticité “à la lettre” et une authenticité d'esprit, c'est cette dernière qui me parait la plus importante. Dans la mesure où la première démarche est de toute manière incertaine, se réfugier derrière me semble relever d'un manque de personnalité, d'invention. Pour Hændel par exemple, on sait que d'une année sur l'autre, il pouvait changer tant de chose pour s'adapter aux chanteurs, à l'orchestre, aux conditions économiques, que l'on pouvait avoir l'impression d'écouter un nouvel opéra. Il allait beaucoup plus loin que n'importe qui oserait le faire aujourd'hui, aussi bien avec ses compositions qu'avec celles des autres. Aujourd'hui, la notation est devenue si précise qu'il y a beaucoup moins de place pour l'improvisation et l'invention, c'est encore impossible de demander à un orchestre conventionnel d'improviser. Même pour un orchestre baroque, quand on parle de continuo improvisé, on pense clavecin, violoncelle ou théorbe, mais on imagine moins bien le violon qui pouvait, au XVIIe siècle, improviser des parties entières pour enrichir le continuo.

     
    Restons sur les pratiques du passé. Il y a une polémique au sujet des effectifs des choeurs dans la musique de Bach, les uns étant partisans de formations très réduites, les autres d'effectifs plus fournis. Si j'en juge par votre dernière Passion selon St Matthieu avec le RIAS Kammerchor, vous êtes de la seconde école, n'est-ce pas ?

    Ce n'est pas vrai. Ma collaboration avec le RIAS a commencé avec la Messe en Si et, en tant que chef invité, j'ai essayé de faire aussi bien que possible avec cet effectif qui est au fond trop nombreux si l'on s'en tient aux données historiques. Le RIAS est un très bon choeur, mais je leur ai d'emblée dit que je ne pouvais pas prendre les 34 chanteurs du choeur. J'en ai pris 22 et dans ceux-ci, j'ai privilégié un dialogue entre des solistes et les autres (soli/ripieno).
    En ce qui concerne la théorie de Rifkin sur les effectifs restreints, je trouve qu'elle apporte une saine remise en question, mais petit ou grand choeur, il faut faire de la musique avant tout. Si un ensemble plus restreint que le RIAS m'invite à diriger du Bach, je le ferai avec plaisir, mais d'abord avec cette préoccupation. Cela me rappelle d'ailleurs une anecdote au sujet des Psaumes de David de Benedetto Marcello. Dans sa préface, au sujet du nombre de chanteurs dans les choeurs, il dit quelque chose comme : “on peut faire avec peu, mais Dieu sera plus content quand il y en a beaucoup”. (!)

     
    Votre dernière Passion selon St Matthieu, justement avec le RIAS, était très dramatique, presque opératique, c'était votre intention n'est-ce pas ?

    Elle était opératique dans les moments où le peuple crie (les turbae), quand les cieux s'ouvrent, mais dans les airs, j'ai essayé au contraire d'être le plus mystique possible et je sais que Bach ne s'est pas retourné dans sa tombe à ces moments-là ! Beaucoup de critiques m'ont reproché le choix de Maria-Christina Kiehr qui a connu quelques petits problèmes dans l'aigu. Mais son timbre et sa couleur de voix sont tellement angéliques, sa manière de chanter si humble, qu'elle s'accorde selon moi parfaitement avec cette musique. Quant à la dimension opératique de la St Matthieu, on la reprochait déjà au compositeur de son vivant. Mais cela dit, je ne pense pas que Bach appréciait la frivolité du monde de l'Opéra. Après avoir entendu la Cleofide de Hasse à Dresde, on sait que son commentaire a été très abrupt : "que des belles chansonnettes !". Si par contre il avait été à Hambourg entendre les opéras de Telemann ou de Keiser, je pense que cela l'aurait beaucoup plus intéressé, car la musique est beaucoup plus charpentée et chantée en allemand.

     
    Comment imaginez-vous Bach en tant qu'homme ?

    J'aurai eu peur de lui ! Par pure vénération.

     
    Comment définiriez vous votre répertoire, qui trouve-t-on aux côtés de Bach ?

    À vrai dire, très peu de gens. Peut-être le laisserai-je seul. Mais il y a d'autres compositeurs pour lesquels j'ai une grande sympathie, comme par exemple Monteverdi, Purcell, Hændel quand même, et Alessandro Scarlatti que je découvre de plus en plus comme un très grand compositeur. Après, il y a bien sûr Haydn et Mozart, mais celui que j'aime avant tous les autres -Bach excepté- c'est Schubert.
    Cela ne veut pas dire que je n'aime pas Mahler, mais je m'arrête à l'époque où la liberté d'interprétation devient moins grande, c'est-à-dire après Schubert ou Rossini.

     
    Vous habiter aujourd'hui en partie à Paris mais vous ne diriger pas de musique française, pourquoi ?

    Christie et Minkowski en font beaucoup et plutôt bien. Pour moi, l'occasion ne s'est pas encore présentée mais il est sûr que je vais revenir un jour à Rameau. Aujourd'hui, j'aime défendre des répertoires comme l'opéra allemand ou le XVIIe italien. Le marché du disque classique n'est pas très florissant, mais Harmonia Mundi -mon éditeur- estime qu'il y a encore de la place pour des chefs-d'oeuvre inconnus très bien faits, et je crois que c'est fondé, même si j'aimerais beaucoup enregistrer la Création de Haydn que je viens de donner à Montreux.

     
    En tant qu'ancien chanteur, vous êtes certainement mieux armé que bien des chefs pour diriger les voix, n'est-ce pas ?

    C'est sûr. Je peux comprendre d'autant plus facilement les angoisses des chanteurs que je les ai vécues. J'étais moi-même toujours très anxieux et il m'arrivait même de me lever en pleine nuit pour vérifier si ma voix était toujours là. Beaucoup de chanteurs l'ont vécu et à l'inverse, ceux qui sont très décontractés et insouciants sont rarement les meilleurs. Dans l'autre sens, j'ai connu des cas extrêmes de chanteurs extrêmement doués, comme ce baryton italien qui a préféré travailler dans l'hotellerie, plutôt que de supporter le stress permanent du métier de chanteur.
    En tant que chef, j'entends avec des oreilles de chanteur et je pense repérer assez vite leurs points forts et où ils mettent leur voix en danger. Dans l'opéra italien avec des airs ornés, j'aime beaucoup écrire les ornements pour les chanteurs et les travailler avec eux. Finalement, la direction reste pour moi un prolongement du chant.

     


    Vient de paraître :
    -Croesus de Reinhard Keiser




    Enregistrements à venir :
    -Orfeo de Gluck
    -Intégrale du 8e livre de Madrigaux de Monteverdi

     

    Le 18/10/2000
    Eric SEBBAG


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