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ENTRETIENS 26 avril 2024

Bertrand Chamayou,
le pianiste-monde

© Marco Borggreve

Présent en ouverture du Festival Messiaen 2022 avec les Vingt regards sur l’Enfant-Jésus, dont il vient de sortir un remarquable enregistrement, Bertrand Chamayou revient sur son rapport à l’œuvre, au compositeur dont on fête le trentenaire de la mort, et aux grands cycles qu’il aime intégrer régulièrement à son répertoire depuis le début de sa carrière.
 

Le 21/07/2022
Propos recueillis par Vincent GUILLEMIN
 



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  • Vous venez d’enregistrer les Vingt regards sur l’Enfant-JĂ©sus, que vous interprĂ©tez en ouverture du Festival Messiaen. Est-ce important pour vous d’être prĂ©sent Ă  ce festival, trente ans après la mort du compositeur ?

    C’est un lieu hautement symbolique et dès que j’ai enregistré les Vingt regards, j’en ai parlé au directeur du festival, Bruno Messina, qui m’a appris qu’il m’avait entendu treize ans plus tôt dans l’œuvre ici et que cela avait été une expérience très forte. Je ne savais pas qu’il était dans la salle à l’époque, mais cela m’a beaucoup touché, d’autant que je ne pouvais pas dire avoir été pleinement convaincu par mon interprétation à l’époque : j’estimais avoir encore beaucoup de chemin à parcourir avec l’œuvre et le résultat me paraît supérieur aujourd’hui.

    En parallèle, ce projet de revenir au Pays de la Meije se combinait parfaitement avec un enregistrement en cours pour Alpha d’œuvres de Messiaen avec Barbara Hannigan, avec laquelle nous enregistrerons à l’automne le Poème pour Mi et La Mort du nombre. Elle était intéressée par le fait de chanter les pièces avant de les graver, mais pas dans une grande salle, alors je lui ai proposé ce festival, véritable lieu de pèlerinage par rapport au compositeur, d’autant qu’elle n’y était jamais venue.

     

    Par rapport à votre enregistrement, on a pu entendre encore plus de contrastes lors de l’interprétation des Vingt regards à l’église de La Grave, avez-vous été inspiré par le lieu ?

    Le concert est toujours une expérience plus forte. D’abord, le rendu des contrastes et de la dynamique ne peut être tout à fait le même dans la pleine énergie du live qu’après le passage par un micro. Ensuite, le disque reste une vision objective façonnée dans le laboratoire du studio. Le live dépend beaucoup plus de l’atmosphère du moment, notamment du lieu, mais aussi du rapport avec le public. Cela me transforme à chaque fois et depuis quelques mois que je rejoue les Vingt regards, je ne les ai jamais livrés de la même manière.

     

    On entend l’influence d’Yvonne Loriod ou des grands pianistes français dans votre interprétation. Quelle est votre approche de l’œuvre ?

    J’ai grandi avec la version de Michel Béroff et même si j’admire de nombreuses versions plus récentes, je me sens à l’opposé des dernières que j’ai pu entendre, car l’œuvre me semble être donnée aujourd’hui avec une sorte de nouvelle objectivité, qui recherche à mon avis trop l’ascétisme et le refus de l’effusion et du lyrisme. Je ne comprends pas cette approche pour Messiaen, car la première chose qui me saute aux oreilles dans ses partitions des années 1940, le Quatuor pour la fin du temps ou les Vingt regards, est le penchant néo-romantique, voir supra-romantique, très assumé. Il a certes quelque peu quitté cette voie ensuite, peut-être par peur de louper le train en marche de la modernité, pour y revenir tout de même sur la fin, à partir de Des canyons aux étoiles.

    Il y a dans les Vingt regards une recherche de souffle liée à sa foi et à sa chrétienté qui sous-tend tout le cycle ; ce qui frappe dans cette musique est l’alliage d’une extrême complexité avec quelque chose d’une grande simplicité. Les moments de big-bang ou de chaos sont encadrés par des parties plus répétitives et beaucoup plus calmes, très accessibles. Donc il m’a toujours semblé que la primauté de cette œuvre était le lyrisme, ainsi que dans l’harmonie évidemment la couleur, une manière de faire sonner l’instrument avec des polymodalités pour lesquelles on a trop souvent mis en avant la dissonance en les compactant, alors que le fait de mieux les étager permet de mettre en lumière les résonnances pour en arriver à une musique presque consonante, malgré l’utilisation de septièmes ou de neuvièmes partout.

    C’est exactement comme lorsqu’on entend une cloche : il y a plein de carillons dans cette musique, où le spectre sonore laisse ressortir ce qui prédomine, qui peut être parfois assourdissant, puis à d’autres moments foisonnant de richesse. Mon parti pris est donc d’assumer parfaitement le lyrisme de cette musique et d’essayer de la faire sonner à la manière du piano lisztien.

     

    On peut en effet faire le parallèle avec Les Années de pèlerinage, que vous venez d’ailleurs de mettre en regard avec le cycle de Messiaen dans un récital à Evian. Pouvez-vous développer les liens entre ces deux musiques ?

    Quand j’ai repris les Vingt Regards pour les enregistrer, j’ai eu envie de reprendre en même temps Les Années de Pèlerinage, gravées il y a plus de dix ans, d’abord dans le but de retrouver l’engagement physique nécessaire pour ces longs cycles, puis parce que j’y ai immédiatement trouvé des parallèles. Dans les Vingt regards, il y a le penchant mystique et celui de l’épopée, qui sont traités quelque peu de la même manière par Liszt dans Les Années de pèlerinage, par une grande variété de tableaux qui devient grâce à la durée une œuvre-monde, avec laquelle on doit exploiter l’instrument comme tel, en travaillant sur un piano-orchestre très riche. Il est aussi possible d’y déployer au fil des pièces des atmosphères très diverses.

    En outre et même si Messiaen a trouvé des sonorités bien à lui pour le piano, sa technique procède toujours d’une recherche quelque peu lisztienne, musique qu’il appréciait par ailleurs beaucoup et connaissait très bien. La comparaison entre les Jeux d’eaux à la Villa d’Este et la fin du Baiser de l’Enfant-Jésus, avec ces sonorités presque ravéliennes, très liquides, tiennent du même registre, ainsi qu’à l’opposé les grondements dans les graves de certaines parties. La violence est peut-être plus marquée par les accords chez Messiaen, mais on n’est pas loin de cette impression dans Après une lecture du Dante du cycle de Liszt, ainsi que dans la Troisième année avec les grandes cloches dans l’extrême grave de la Marche funèbre.

    L’univers sonore et le propos sont finalement très voisins, par une chrétienté traitée d’une manière très charnelle, ce qu’on ne dit jamais pour Messiaen, mais qui met en avant quelque chose qu’il avait évoqué dans une interview pour Saint-François d’Assise, où il énonçait le conflit entre l’aspect charnel et la grâce. On n’ose plus aujourd’hui évoquer la sensualité, car on place Messiaen entre la chrétienté et l’avant-garde, où dans les deux cas le sensuel est tabou. Pourtant, ce qui fonctionne justement génialement dans cette musique est cette absence de honte par rapport à la sensualité. On peut donc même sans être chrétien ressentir ces choses de manières mystiques et extatiques, ce qui lui a d’ailleurs été reproché dans la communauté catholique.

     

    On ressent chez vous un attrait fort pour les œuvres-monde, celles de Messiaen ou Liszt, mais même chez Ravel, une manière d’englober l’intégrale de sa musique comme un tout, que ce soit pour l’enregistrement ou le concert.

    J’aime en effet la notion de totalité, même lorsque j’ai enregistré un petit disque de berceuse pour prendre de l’air entre plusieurs grands cycles, j’aimais l’idée d’y créer une sorte de panorama. J’adhère en réalité à tous les formats et ne suis pas un féru d’intégrale, mais j’aime ce qui change de l’idée d’un récital traditionnel, avec un agencement de pièces ayant plus ou moins de rapports entre elles. En concert, jouer l’intégrale des pièces pour piano de Ravel fonctionne non seulement par la durée, mais aussi par le fait qu’aucune pièce n’est anecdotique. Cela permet alors une narration qui permet de raconter une histoire commune tout au long d’un concert.

     

    En plus de ces grands cycles, vers quels répertoires vous orientez-vous dans les années à venir ?

    Je n’ai jamais eu d’idées préconçues sur mon répertoire, mais je me rends compte rétrospectivement que beaucoup de choses se sont formées pendant l’enfance. À l’époque, je ne me projetais pas du tout pianiste, j’étais juste passionné de musique, ce que j’ai énormément développé à l’adolescence. J’ai passionnément aimé un très grand nombre de choses, certaines oubliées depuis et d’autres aimées avec constances, notamment Liszt, Messiaen ou Ravel déjà cités, qui ont été de grands coups de cœur. Les Vingt regards par exemple, c’est une partition que j’étudie depuis trente ans ; il n’y a pas du tout eu un déclic récent sur l’œuvre.

    Donc même si je joue beaucoup de répertoire, j’ai aussi un processus lent avec les grandes œuvres et ai l’impression de dérouler un fil, afin d’avancer dans un ordre encore aléatoire. Cela peut prêter à confusion, et on m’a parfois catalogué pianiste de répertoire romantique, puis de répertoire français voire contemporain. En réalité, je n’ai pas de stratégie particulière et par exemple, il arrivera très certainement un moment où je me plongerai dans Beethoven.

    Ces derniers temps, j’étais fasciné par les sonates de Haydn, puis je reviens à Prokofiev ou Scriabine. Les envies sont multiples et pourront me conduire sur d’autres grandes fresques de Liszt comme sur les grands cycles espagnols et pour le moment, je reprends les Romances sans paroles de Mendelssohn, trop rarement enregistrées. Je pense que la cohérence se dessine d’elle-même malgré moi, en fonction de ce qui m’appelle et suscite un intérêt présent devant une bibliothèque de partitions pour laquelle j’ai envie de tout faire. J’avance doucement, avec la sagesse d’attendre que cela me semble assez mature pour le proposer au public ou au disque.




    À voir :
    - La Roque d’Anthéron :
    Lundi 1er août, Parc du château de Florans, Haydn, Schumann, Schubert, Quatuor Modigliani, Bertrand Chamayou
    Mardi 2 août, auditorium du Centre Marcel Pagnol : Messiaen, Vingt regards sur l’Enfant-Jésus
    - Paris, 8 octobre 2022, Auditorium de la Maison de la Radio : Haydn, Vivier, Messiaen, Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Barbara Hannigan

    À écouter :

    Messiaen, Vingt regards sur l’Enfant-Jésus + Takemitsu, Cheung, Murail, Kurtag, Harvey : hommages à Messiaen, Erato Warner Classics (2CD) 0190296196669

     

    Le 21/07/2022
    Vincent GUILLEMIN


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