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ENTRETIENS 25 avril 2024

El Bacha, un piano à hauteur de cèdre
© Stéphane Ouzounoff

Elève de Marguerite Long et Jacques Février, Abdel Rahman El Bacha est un talentueux et discret pianiste dont le travail sur Beethoven et Chopin est l'une des références actuelles. Perfectionniste au jeu racé, il pâtit seulement auprès du public d'un nom trop ensoleillé. Une injustice à corriger dès le 5 décembre.

 

Le 30/11/2000
Propos recueillis par Olivier BERNAGER
 



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  • Abdel Rahman El Bacha, Quels sont vos maîtres ?

    Je suis d'origine libanaise. J'ai étudié à Beyrouth avec Zvart Sarkissian, une pianiste arménienne, élève de Marguerite Long et Jacques Février. J'ai travaillé entre l'âge de sept et de seize ans avec elle : je suis donc largement issu de l'Ecole française de piano. D'un autre côté, mon père qui était compositeur m'a donné le goût de l'orchestre symphonique. J'ai adoré les symphonies de Beethoven, j'ai pleuré en écoutant la "Pavane pour une infante défunte" de Ravel à l'âge de treize ans, le répertoire russe aussi m'a beaucoup marqué. J'ai tiré de cette expérience l'envie d'orchestrer mes interprétations. Je recherche ainsi toujours la couleur, la sonorité homogène et le cantabile. Ma mère a été une chanteuse très connue au Liban, dans le répertoire traditionnel mon pays natal. Elle m'a donné le goût de la musique vocale, de la mélodie, même si son art n'avait rien à voir avec le chant classique occidental. C'est en l'écoutant que je me suis rendu compte de l'importance de la note en tant que telle. Mon itinéraire musical passe aussi par le choc, le mot n'est pas trop fort, que m'ont occasionné les grands pianistes qui passaient à Beyrouth. Dinu Lipatti a été une révélation : je me suis approprié le Concerto de Schumann en l'écoutant. La composition m'a aussi beaucoup formé dans mon jeune âge : mes quelques oeuvres de jeunesse m'ont démontré que l'interprète recrée ce qu'il joue.

     
    Pourquoi faites-vous une carrière si éloignée des médias ?

    Il y a derrière le terme de "carrière" quelque chose de très ambitieux qui ne me correspond pas, qui m'effraie même. J'ai rêvé très jeune de jouer la musique que j'aimais, uniquement celle-ci, afin qu'elle devienne une source d'exaltation. En ce sens, ma "carrière" que certains qualifient de discrète, a pris le rythme qu'elle devait prendre. J'approfondis ma relation aux oeuvres sans jamais négliger la dimension du plaisir de jouer et aussi de comprendre. La musique, pour moi, est une construction de l'esprit humain. Elle engage, je crois, l'avenir de l'homme : c'est pourquoi je lui donne tout le sérieux qu'il faut. Je prends le temps de réfléchir, c'est une des raisons de ma relative "discrétion".

     
    Voici un idéal bien humaniste. Quelles sont les oeuvres musicales qui l'illustrent ?

    Dès mon plus jeune âge, j'ai ressenti que j'étais plus attiré par Bach, Mozart ou Beethoven, plus tard par Chopin et Schumann, que par les petits maîtres classiques que l'on donne à étudier aux enfants. Ces grands auteurs m'accompagnaient plus loin dans mon vécu. Quand j'ai été en âge de choisir, certains se sont imposés : Beethoven en première place. Aussi est-ce à lui que j'ai consacré mes premières années de pianiste professionnel. J'ai donné en concert et ai enregistré une intégrale de son oeuvre. Cela m'a occupé plusieurs années. Aujourd'hui je suis en train de terminer une intégrale Chopin. Cela peut paraître paradoxal de passer de Beethoven à Chopin car ils sont comme le Yin et le Yang dans la musique, l'un tout à fait masculin et l'autre féminin. Par leur approche très différente du clavier, ces compositeurs m'ont permis de faire un tour complet de l'expression du piano.

     
    Sur le plan pianistique, qu'est-ce qui les distingue selon vous ?

    Ils étaient tous deux compositeurs en même temps que pianistes, et certains aspects de leur manière de jouer les rapprochent. Par exemple le cantabile. Chopin se référait souvent au chant : il "chantait" au piano. Beethoven aussi. L'Histoire nous apprend que Beethoven possédait un jeu pianistique encore plus "chantant" que celui de Mozart ! Ce n'est pas peu dire ! En ce qui concerne l'aspect formel de leurs oeuvres, il y a de grandes différences. Chez Beethoven, il n'y a aucune soumission à la forme, c'est-à-dire aux schémas issus de la sonate classique. Toutefois, la forme classique peut émerger quand le discours musical l'exige. Beethoven est la parfaite charnière entre le classicisme et le romantisme. Beethoven, c'est la volonté apparente, l'affirmation de soi. Ses idées musicales commandent la forme de sa musique, même si certaines de ses sonates semblent s'inscrire dans un moule pré-établi. En fait, il parvient à créer un équilibre entre la forme et l'idée musicale, l'historien dirait : entre le monde classique et le monde romantique. C'est aussi le cas de Chopin, dans un univers esthétique différent, éloigné de l'univers "classique", plus "romantique". Ce qui diffère entre eux ? la volonté. Il y a des traits volontaires chez Chopin mais ils ne constituent pas l'essentiel de son discours. Chopin est l'homme de l'inspiration spontanée, de la liberté, doublé d'une grande lucidité et d'une science musicale cachée.

     
    Beethoven ne recherche-t-il pas l'orchestre à travers le piano, au contraire de Chopin ?

    Il est rare que Beethoven traite le piano en tant que tel. Il existe au moins une exception célèbre : le premier mouvement de la Sonate au Clair de Lune qui est à l'évidence une improvisation au piano écrite pour le piano. Dans la plupart de ses oeuvres , on se surprend à entendre d'autres instruments que le piano, ici un quatuor à cordes, ici une flûte, ici un groupe de vents, ici un tutti orchestral. Etre un coloriste, évoquer l'orchestre, est une difficulté principale pour jouer de Beethoven.
    Chopin invente le plus souvent les formes dans lesquelles il s'exprime. Sa volonté musicale est plus secrète, plus intérieure. Il fait parler exclusivement le piano : plus précisément, il extrait du piano ses qualités chantantes. C'est très différent et à la fois paradoxal. Pour jouer Chopin, le pianiste est réceptif. A lui d'écouter le piano dans une attitude passive, féminine. A lui d'extraire ce que le piano possède comme dons naturels.

     
    Pourquoi avez-vous choisi l'ordre chronologique pour votre Intégrale Chopin ?

    Dans un univers où tout Chopin semble être connu de chacun, que faire pour se rapprocher encore plus de lui ? Au lieu de visiter sa musique à travers une exploration systématique de ses recueils, j'ai été chercher dans le secret de la naissance des oeuvres le mystère de ce compositeur. L'ordre édité des recueils ne me renseignait pas suffisamment car souvent les pièces rassemblées étaient composées à des périodes différentes. J'en ai conclu que pour comprendre cette personnalité miraculeuse, il fallait tout simplement explorer la chronologie de sa vie et jouer ce qu'il jouait dans le contexte musical du moment où il le jouait. Je cherchais une logique, et je l'ai trouvée ! Elle n'était pas dans les oeuvres prises une par une, mais dans l'enchaînement des oeuvres les unes par rapport aux autres. En m'appuyant sur la stricte chronologie, j'ai trouvé l'homme Chopin et j'ai été surpris de reconstruire sa personnalité en faisant se succéder, dans l'ordre de leur composition, une mazurka puis un nocturne puis une valse. En comparant sa vie et ses oeuvres, j'ai découvert qu'il y avait une logique entre des pièces appartenant à des genres totalement différents. C'est ma découverte de l'Amérique à moi ! Quand Chopin passe d'une Mazurka à un Prélude, c'est comme quand Beethoven passe d'un Allegro à l'Andante d'une sonate. Il y a une nécessité dans l'enchaînement chronologique des oeuvres de Chopin comme il y en a une dans l'enchaînement des mouvements chez Beethoven, même si elle n'a pas été prévue consciemment par le compositeur.

     
    Avez-vous pensé à vos auditeurs qui risquent d'être désorientés si vous donnez des concerts " chronologiques ", plutôt que recueil par recueil comme on le fait généralement ?

    Je crois qu'il est plus confortable pour l'auditeur de varier ses plaisirs plutôt que de jouer des cycles entiers de Mazurkas, d'Etudes ou de Valses, dont la répétition et le caractère conventionnel gomment la fraîcheur de l'écoute. Mais c'est un autre problème. Prenons les Mazurkas. En jouer vingt à la file lasse immanquablement. Rappelons-nous : les Mazurkas, c'est onze recueils publiés à onze périodes différente de la vie de Chopin. Leur art évolue même si leur génie est présent dès le début ! Seule l'intégrale chronologique permet de souligner l'évolution. Si l'on joue un recueil de Mazurkas dans le cadre des autres oeuvres qui l'environnent, l'auditeur peut découvrir les fils qui les relient, comme je les ai dénoués moi-même.

     


    Discographie sélective chez Forlane :
    -BEETHOVEN: Intégrale des 32 Sonates (9CDs)
    -RAVEL: 2 Concerti/ Miroirs, Le Tombeau de Couperin, Gaspard de la nuit
    -SCHUBERT: Sonates D.784, D.894/Mavierstiicke D.946
    -SCHUMANN: Sonates 2 & 3, Scènes de la forêt
    -En cours de parution : CHOPIN: Œuvre complète pour piano seul (12 CDs)

    Prochains concerts :
    -Récital Bach, Schubert, Chopin le 5 décembre à Sceaux-Les Gémeaux (01 46 60 06 54)
    -Concerto pour piano de Rachmaninov avec l'Orchestre de Bretagne le 22 décembre à Radio-France (Paris), même programme les 19 et 20 décembre à Rennes (02 99 31 12 31)

     

    Le 30/11/2000
    Olivier BERNAGER


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