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ENTRETIENS 16 avril 2024

Aldo Ciccolini, pianiste Zen
© D.R.

Si le pianiste a aujourd'hui soixante-dix ans, sa jeunesse pianistique reste intacte. En prélude à son récital du 6 décembre au Théâtre des Champs-Élysées, il a accepté d'évoquer une carrière déjà longue de cinquante années, et dont le point de départ fut un Premier Prix au Concours Marguerite Long, en 1949.

 

Le 04/12/2000
Propos recueillis par Pauline GARAUDE
 



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  • Aldo Ciccolini, d'où vient votre histoire d'amour avec le piano ?

    Très jeune, je m'ennuyais de la vie quotidienne dont j'avais horreur et me réfugiais dans la musique qui, pour moi était et est toujours, du rêve. Quand ma soeur se mettait au piano, je restais des heures à l'écouter et à la regarder. Dans ma tête a dû s'établir un lien entre les notes que j'entendais et les signes que je voyais sur le papier. Naturellement, vers trois ou quatre ans, je posais mes mains sur le piano et m'amusais à déchiffrer. On ne m'a jamais appris le solfège mais la première oeuvre que j'ai déchiffrée était un passage de Norma de Bellini. Mon père, impressionné a décidé avec ma mère de me faire débuter le piano. J'ai alors commencé avec une dame assez âgée mais remarquable.

     
    On vous dit héritier, par professeurs interposés, de l'héritage de Liszt et Busoni. Qu'en pensez-vous ?


    Effectivement, j'ai eu à Naples le professeur Paolo Denza qui était élève de Liszt. Il a transmis une certaine tradition du piano moderne car lui-même sortait de la vieille école napolitaine et avait été remarqué par Busoni lors d'une audition. L'enseignement était principalement basé sur l'importance du doigté, adapté à la morphologie de chaque élève. Le pouce était le pivot autour duquel tournait la main, ce qui impliquait une autre gestuelle, plus souple du poignet, qu'on n'enseignait pas auparavant. Paolo Denza avait en plus un instinct formidable. Il m'écoutait jouer, en me tournant le dos et pouvait me dire : "pourquoi mets-tu le medium ici ? Mets le quatrième doigt." Il sentait la différence.

     
    Vous êtes devenu vous-même professeur très jeune. Que pensez-vous transmettre à vos élèves ?

    Le plus important est de leur faire aimer la musique, puis, au vu de leurs possibilités, voir ce qu'il est possible d'améliorer. L'élément déterminant est la motivation du sujet. Elle ne s'apprend pas et je le regrette car j'ai eu beaucoup d'élèves très talentueux mais sans détermination. Bien s'asseoir est vital car parmi les jeunes, beaucoup sont gênés à cause d'une mauvaise position. Ils montent les épaules, sont crispés et ne savent pas ce qu'est la détente. Alors, dans l'Académie où j'enseigne en Italie, j'ai recours à des exercices de gymnastique collective où je leur fais tomber les bras, et sentir cette chute libre, ce poids qu'ils doivent restituer sur le clavier. C'est grâce à ce poids, à la souplesse du geste et du poignet que l'on peut tenir et pétrir un clavier, obtenir un beau toucher et une belle sonorité.

     
    Comment jugez-vous la jeune génération des pianistes ?

    Je trouve un manque de personnalité inquiétant. L'évolution de la société tend peut-être à unifier tous les êtres. Je pars du principe que notre façon de jouer est notre carte d'identité. Nous jouons comme nous sommes et nous sommes comme nous jouons. Aujourd'hui, on a développé la notion d'habileté, de vitesse et de force. Mais en fonction de quoi ? Beaucoup ressentent une grande ivresse à jouer vite et fort mais sans comprendre la raison profonde de la musique
    Toute l'habileté du monde ne nous met pas à l'abri de l'ennui et de la monotonie. On perd l'habitude de jouer avec cette partie extrême des phalanges, le "gras" du doigt, qui donne tant de sonorité et de rondeur. On abaisse juste des touches. Et rares sont les élèves qui ont une lecture intégrale d'une oeuvre. Ils se préoccupent des notes. Mais quant à regarder une liaison, où elle commence et où elle finit, où est la ponctuation, que sont le non legato et l'hyper legato
    Toutes ces notions se perdent.

     
    Que leur reprochez-vous principalement ?

    De ne pas vivre ce qu'ils font. Ceux qui ont du talent sont plus nombreux qu'à mon époque. Mais c'est l'optique avec laquelle on prépare les élèves qui a changé. Le piano est hélas devenu un sport. On parle de compétition et de concours pour voir celui qui joue le plus vite et le plus fort. Malheureusement les jurys sont faits en dépit du bon sens. Ils devraient être composés que de pianistes qui eux, connaissent et peuvent véritablement juger des paramètres requis pour un candidat. Il y a des pianistes de compétition et ceux de carrière. Michelangeli était un pianiste de carrière. De ce fait, les concours internationaux n'ont plus grande valeur. Et sans compter leur explosion quantitative : il y a 187 concours par an ! La notion même de concours se banalise totalement. Admettons que sur ces 187 concours, vous sortez 40 pianistes. Pensez-vous qu'il y a 40 bons pianistes nouveaux chaque année ?

     
    Que recommanderiez-vous à un pianiste qui souhaite devenir professionnel ?

    Tout d'abord, toute personne qui se destine à ce type de carrière doit avoir un moral d'acier, sans état d'âme et sans peur. Elle doit aussi oublier toute finalité et travailler sans but déterminé. J'ai une certaine tendance Zen qui me porte à croire que si on se fixe une finalité pour tout ce que l'on fait, on rate tout.

     
    Votre carrière est l'une des plus longues et des plus impressionnantes qui soit. Quels sont les pires et meilleurs souvenirs que vous avez en mémoire ?

    Le pire est paradoxalement le jour où j'ai remporté le concours Marguerite Long. En 1949, je m'y suis présenté sans y croire et sans attendre quoi que ce soit, mais juste parce que j'avais déjà le programme à mon répertoire. Après l'obtention totalement inattendue du Premier prix, je suis allé dîner seul Place du Tertre et là, j'ai senti tout le poids de cette responsabilité : l'enjeu d'une carrière pesait sur mes épaules. Or avec la guerre, j'avais abandonné l'idée de devenir pianiste professionnel. J'étais devenu accompagnateur à Naples dans les classes d'art scénique et jouais à l'opéra. J'avoue que le prix m'a donné l'impression qu'un gouffre s'ouvrait sous mes pieds.

    Pour le meilleur souvenir, ce devait être la cinquième fois que je venais jouer en France, à Cannes. Dans l'avion j'ai rencontré deux Américains qui souhaitaient venir m'écouter et à qui j'ai laissé deux places. Je monte sur scène pour donner mon récital et il y avait 6 personnes dans la salle dont les deux Américains. On a donc mis des chaises sur l'estrade, autour du piano, et j'ai joué pour eux.

     
    Et votre tout premier concert ?

    C'était le 2ème Concerto de Chopin avec l'Orchestre de San Carlo. Ce souvenir est dramatique. La répétition avait lieu un 4 novembre 1942, jour de la Sainte Barbe. Tous les navires de guerre étaient équipés et ce fut le jour du premier bombardement américain en Italie. Nous avions fini de répéter le 1er mouvement et au moment de commencer le second, je vois la salle bouger comme s'il y avait un tremblement de terre. Le directeur du théâtre nous a dit de rester calmes et d'aller dans les couloirs. Quand nous sommes sortis, c'était un désastre !

     
    Dès vos débuts, la musique française a fait partie de votre répertoire : comment l'avez-vous découverte ?

    Au conservatoire de Naples, Paolo Denza adorait cette musique et nous en faisait beaucoup travailler. J'avais étudié pratiquement tous les Préludes de Debussy , la Suite Bergamasque
    J'aime la musique française en raison de son équilibre parfait entre toutes les composantes, du dosage de chaque élément qui est merveilleux et dont il résulte une véritable alchimie. On nous a aussi toujours parlé de l'École française du piano, de ce jeu perlé, comme ont pu le représenter Cortot et Casadessus.

     
    À côté des Français, Liszt occupe une place privilégiée dans votre panthéon musical, n'est-ce pas ?

    Oui, je suis ravi d'avoir fait la première intégrale en public et en disque des Harmonies poétiques et religieuses, une oeuvre majeure. Il y a chez Liszt beaucoup de pièces de démonstration et d'habileté comme les Études que j'aime moins. Le Liszt que j'affectionne particulièrement est celui des Années de Pèlerinage et des Funérailles. Et si je ne devais garder qu'une seule oeuvre ce serait la Bénédiction de Dieu dans la solitude. J'aime beaucoup ce compositeur mais je trouve Chopin plus élevé, surtout quand on voit l'aboutissement auquel il est arrivé dans ses Mazurkas.

     
    Vous avez enregistré assez tardivement les Sonates de Beethoven. Pourquoi ?

    Il faut avoir traversé une vie pour les jouer, même les sonates de première manière. Je me suis beaucoup penché sur le texte pour les comprendre, pour saisir le Beethoven qui est dans les sonates. L'interprétation, ce n'est pas une colombe du Saint Esprit qui vient se poser sur votre épaule dans un moment de grâce. Tout est dans la partition. Un pianiste n'est pas un créateur mais seulement un interprète. Il n'a pas le droit de se mettre à la place du compositeur, mais il se doit comprendre le mieux possible ses intentions et son écriture.

     
    En ce moment, vous enregistrez les oeuvres pour piano de Castel Nuovo Tedesco : que représente-t-il pour vous ?

    Une période oubliée de la musique italienne, mais les Italiens détestent tout ce qui est italien ! Son oeuvre pour le piano est très bien écrite, profondément hébraïque et l'on y sent quelques influences espagnoles dues à ses origines lointaines. Il me semble que le devoir d'un interprète est de regarder un peu tout. Tant d'oeuvres sont injustement oubliées.

     
    Et la musique écrite pour la piano aujourd'hui, que pensez-vous ?

    Rien. Je crois que le piano a cessé d'exister en tant qu'instrument de création. On a tout fait : les clusters, on a pincé les cordes et démoli des instruments de grande valeur
    Attention, il y a quand même quelques exceptions. J'aime Ligeti dont les Études s'inscrivent dans la lignée de celles de Debussy. Elles posent des problèmes pianistiques redoutables mais d'une façon strictement musicale. Quant à Dutilleux, c'est le dernier grand compositeur et sa Sonate pour piano est la dernière grande sonate digne de ce nom.

     
    Il n'y a donc plus de création


    Pour moi, la création n'a plus du tout de sens et je préfère le bruit de la circulation sur les Champs-Élysées. C'est une musique tellement plus spontanée et originale ! La musique et la création sont condamnées à disparaître. Comme toute chose dans cet univers, la musique a un commencement, une durée et une fin. D'ailleurs je crois que la création musicale s'est tarie avec l'École de Vienne. Celle d'aujourd'hui n'exprime plus l'être humain et le public qui l'écoute ne s'y reconnaît plus. On a sifflé Pelleas et Mélisande à sa création, mais siffler prouve une réaction, une forme d'intérêt. Aujourd'hui, on ne siffle même plus !

     



    Trois disques pour découvrir l'interprète :

    - Frans Liszt, Années de Pélerinages, EMI

    - Erik Satie, Les Inspitations Insolites, EMI

    - Déodat de Séverac, l'Oeuvre pour piano, EMI

     

    Le 04/12/2000
    Pauline GARAUDE


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