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ENTRETIENS 20 avril 2024

Emmanuel Nunes, un mystique du son

Le 05/02/2001
Propos recueillis par Mathias HEIZMANN
 



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  • Emmanuel Nunes, un mystique du son

    Programmé deux fois cette année dans le Festival "Présences" de Radio-France, Emmanuel Nunes (né en 1941) est un compositeur portugais très impliqué dans la vie musicale française, notamment pour sa collaboration avec l'Ircam ou ses activités pédagogiques au conservatoire national de musique de Paris. Rencontre.



    Dans un entretien avec Brigitte Massin et Peter Szendy, vous disiez croire à "l'essence de l'oeuvre artistique". J'aimerais que vous reveniez sur cette notion.


    Pour moi une pièce musicale est un organisme vivant qui a ses règles et sa vie propre. C'est une entité qui peut vivre longtemps, peu de temps, qui peut mourir et même ressusciter. La vie d'une pièce, c'est pour moi une vie organique.

     
    Si certaines oeuvres ont une importance à une époque donnée mais disparaissent très vite, et d'autres ne sont pas comprises lors de leur création mais trouvent un sens plus tard, ce serait lié à cette sorte d'autonomie ?

    Tout à fait. Celles qui reviennent beaucoup plus tard, et qui restent, ont un potentiel, une vie extrêmement importante. En d'autres mots, une organicité vivante extrêmement forte. Quand on les reprend, c'est vraiment lié à cela. Par contre, si ce n'est pas le cas et que cette reprise est liée à un simple effet de mode, alors l'oeuvre finit par mourir à nouveau.

     
    Cela veut dire que l'oeuvre change avec le temps au même titre qu'un tableau qui, finalement, prend un autre sens en fonction des époques ?

    Il est évident qu'à chaque époque, on a un regard différent et qu'on ne peut jamais retrouver le regard qu'on a eu au moment de la création. Prenez un tableau de Poussin par exemple. Même si vous êtes passionné par cette période de la peinture, même si vous êtes un spécialiste et que vous possédez toutes les données historiques, quand vous regardez ce tableau, je ne crois pas que vous pouvez le regarder comme on le regardait à l'époque. Ce n'est ni mieux ni moins bien, c'est d'une autre nature.

    Mais en musique, c'est un peu différent puisque la question de l'interprétation se pose. Et la, on peut dire que d'un point de vue de la littéralité de l'oeuvre, on a une lecture musicale de la partition qui s'améliore et qui, en même temps, prend différentes facettes en fonction du vécu historique des interprètes. Je pourrais vous donner l'exemple d'une de mes pièces qui a longtemps été très mal jouée parce que l'on manquait de clarté, et qui maintenant est jouée avec une clarté incomparable. Je ne crois pas qu'à l'époque de Beethoven, on pouvait jouer ses quatuors comme aujourd'hui.

    La musicalité, c'est autre chose. Mais du point de vue de l'accomplissement technique, ca me paraît peu probable. D'un côté, quand on écoute aujourd'hui un Quatuor de Beethoven, il manque la dimension de sa contemporanéité, mais en même temps on a une autre audition, à cause des siècles de tradition et d'écoute. On l'aborde avec beaucoup plus de conscience de ses dimensions compositionelles et de leurs sens, qu'en 1810.

     
    Il ne s'agit pas d'une écoute simplement technique ?

    Non effectivement. Évidemment sans technique, on ne peut pas jouer. Je parle vraiment du sens esthétique et musical : les rapports, les ruptures, le sens des rapports, les gestes
    Tout ceci évolue énormément avec l'écoute. Si vous écoutez une fois ou dix fois, ce n'est pas pareil. Sauf dans une mauvaise pièce.
    Aujourd'hui 5 musiciens de l'ensemble Intercontemporain ont décidé eux-mêmes de jouer ma pièce Nachmusik 1 sans être dirigés. De nombreux chefs l'avaient dirigé avant mais pourtant, malgré leurs présences, l'exécution était rarement correcte. Plus tard la chose s'est améliorée et il y a eu de très bonnes interprétations comme celle du disque de Contrechamp avec Marc Foster. Quand on va le jouer sans chef le 18 février au Centre Georges Pompidou, ce sera une expérience complètement nouvelle.

     
    Peut-on considérer que l'oeuvre a d'une part une vie propre mais aussi une sorte de double, l'oeuvre jouée, qui a sa propre histoire et sa propre autonomie.

    C'est tout à fait ca. Mais il arrive que les deux n'évoluent pas en même temps. De ce point de vue, il y a certaines de mes pièces qui, jusqu'à présent, n'ont pas eu la même chance que d'autres.

     
    D'une manière générale, pour autant que ce soit possible, j'aimerais que vous me parliez du rapport au temps dans la musique.

    D'une manière générale, c'est presque impossible. Chez moi, chaque pièce, de par son écriture, a un rapport au temps qui est différent. Au temps, au rythme, à la direction, etc. Tous ces éléments mis ensembles vont vous donner une empreinte temporelle particulière. On peut parler de chaque empreinte, mais pas d'un rapport global. On peut peut-être arriver à cette question par un autre chemin.

    Quand je suis arrivé à paris en 1964, je me suis beaucoup intéressé à l'analyse temporelle de Husserl. Ça m'a beaucoup marqué. Même maintenant, 40 ans après, je pense qu'il y a eu une sorte d'identification qui s'est faite entre son analyse de la "conscience du temps" et ma manière de ressentir musicalement. La notion de flux temporel, telle qu'il la décrit, la notion de mémoire immédiate, de mémoire "instantanée" pour reprendre sa terminologie, la notion de temps qui passe et la manière dont on en appréhende certains moments de l'oeuvre, le fait qu'il y a une seconde qui vous paraît durer une minute ou, au contraire, une minute qui semble durer une seconde, ce genre de considérations m'ont énormément fait travailler à ma manière.

    Jamais de ma vie je n'ai pensé qu'on pourrait transcrire le domaine philosophique directement en musique. Ça a deux inconvénients : la philosophie est maltraitée et la musique est mauvaise. Bref toutes ces considérations, mêlées à une réflexion sur la forme ouverte et la notion de la réversibilité du temps, m'ont conduit à arrêter très tôt mes positions. Je croyais ferme à toutes ces notions et en fait, j'y crois encore. Elles m'apparaissaient comme une sorte de contrepoint à ma propre perception de l'espace.

     
    Vous avez travaillé avec Stockhausen. Quelle influence a-t-il eu ?

    J'ai assisté à ses cours, mais je n'ai jamais eu de contact personnel avec lui. J'allais au cours, j'écoutais et je m'en allais. C'était entre 1965 et 1967, deux années scolaires où l'on a fait une analyse de Momente pendant des journées et des journées. Le rythme était assez spécial : il y avait six séances par an, pendant quatre jours on travaillait six ou sept heures par jours. J'écoutais et je m'en allais. L'analyse de Momente était une analyse complètement exhaustive. Il avait refait devant nous tout le processus de composition des deux premières parties de l'oeuvre : K et M (le reste n'existait pas encore.). À partir de ces deux parties, je peux dire que j'ai assisté au travail de création musicale.

    Pour moi, à l'époque, ça a été fondamental. Si j'étais tombé trois ans après, peut-être que je n'aurais rien appris. Il y a eu une coïncidence entre cette analyse et mes propres préoccupations. Après, évidemment, il y a toute une série d'oeuvres du XXe siècle qu'on ne peut pas ne pas connaître et qui ont été fondamentales pour moi. Momente (version 65) et, d'une manière générale, tous ses travaux électroniques. Avec Stockhausen, j'ai beaucoup appris à écouter : pas sur le plan des notes mais d'une oreille qui peut musicalement analyser tout ce qui arrive et lui donner sens. C'est pour cette raison que si, dans une oeuvre électronique, je dois diffuser une bande "à la manière ancienne", cele ne me pose aucun problème.

     
    Et Jean Barraqué ?

    Ce que je connais le mieux, c'est sa Sonate pour piano. Mais je n'ai jamais eu d'affinités particulières même si c'est un compositeur que je considère vraiment.
    Il y a d'ailleurs un point commun entre lui et moi : j'ai une adoration particulière pour La mort de Virgile d'Hermann Broch. C'est un livre qui m'a marqué. Mais je n'ai aucun projet musical sur cette oeuvre-là.

     
    Vous faites usage de l'outil mathématique dans votre travail. Un chercheur m'expliquait récemment que, dans la recherche mathématique, la vision primait : on commençait toujours par voir un objet qu'on cherchait ensuite à représenter grâce à l'outil mathématique. Est-ce aussi votre manière d'envisager les mathématiques ?

    Sur cet usage-là des mathématiques, je suis d'accord. D'ailleurs si vous me demandez simplement si j'utilise beaucoup les mathématiques dans mon travail, je réponds négativement. En fait je ne fais aucune utilisation de la mathématique pour composer, y compris avec l'ordinateur. Je compose tout à la main. L'ordinateur est pour moi un instrument et non pas un déclencheur. Il me permet d'interpréter très profondément une idée musicale. Il peut naturellement me donner des idées comme n'importe quel événement me donne des idées quand j'écoute. Mais jamais je ne dis à l'ordinateur, "tu vas me donner un rythme, tu vas me composer une structure". Il faut être à court d'imagination pour demander aux mathématiques ce qu'on n'a pas nous-mêmes. Par contre j'entretiens une relation très riche avec la pensée mathématique. Mais pas plus que ca. En revanche, je trouve fondamental dans ma vie de compositeur tout le travail que je réalise à l'Ircam. Nulle part ailleurs je ne pourrais le faire dans ces conditions.

     
    Comme beaucoup de compositeurs contemporains, vous avez travaillé sur la spatialisation. En quoi ces techniques vous ont intéressées ?

    J'ai essayé d'expliquer ca dans le Cahier n° 5 de l'Ircam. La première fois que j'ai envisagé la spatialisation, c'est à l'époque où je m'intéressais aux travaux de Husserl. Sauf que je n'avais jamais composé d'oeuvres spatialisées. J'ai fait mon parcours plus ou moins "semi-spatialisé" jusqu'au jour où le temps était venu de m'y attaquer. J'ai ouvert deux fronts que je considère encore aujourd'hui comme valables et possibles. Un front purement instrumental, sans aucune technique informatique, et un autre front faisant appel à l'ordinateur. Pour moi, dans mon parcours, c'est fondamental que les deux démarches soient parallèles. Mais je pense qu'il ne faut pas prendre la spatialisation comme un ornement. C'est une dimension qui doit être assumée au même titre que les autres (hauteur, rythme, timbre etc.).

     
    La spatialisation induit la perte de sensation du lieu et du déroulement du temps.

    D'un certain genre de temps peut être. Mais dans mes pièces, il y a des moments où le lieu devient précis et d'autres où l'on ne sait plus d'où vient le son. Ce sont deux aspects du même phénomène. C'est la notion de direction de l'écoute à travers l'espace qui importe. Comme vous le savez, on n'écoute pas de la même manière devant, derrière, à gauche et à droite. Tout ca, c'est fondamental comme le fait de différencier plusieurs "points" musicaux.

     
    Y a-t-il l'idée d'une scène presque théâtrale où les choses se passent ?

    Il y a surtout l'idée d'une écoute, non pas théâtrale, mais dramatisée par l'espace. Dans le sens du mot drame en grec. Aussi, si vous prenez le mot "apocalypse" dans son sens le plus simple, il y a l'idée de révélation. Et donc, dans l'espace musical, il y a une dimension autre qui revient. Je pense que des compositeurs comme Stockhausen, Boulez, ou Berio, chacun à leurs manières, quand ils parlaient de la musique de l'École de Venise et des "Cori spezzati" de Gabrielli, croyaient que la spatialisation était moins reliée à la manière de composer. J'ai l'impression qu'au contraire, à cette époque, l'idée de spatialisation n'était pas vraiment séparée de la manière d'écrire. Même dans les Motets à deux choeurs de Bach, l'écriture est très spéciale

     


    Discographie

    Quolibet / vol.2
    Emilio Pomarico Kasper De Roo
    1995
    Editeur : NAIVE / AUVIDIS
    Label : MONTAIGNE

    Nachtmusik - Degrés
    Ensemble Contrechamps Mark Foster 1995
    Editeur : Accord

    Machina mundi / vol.1
    Pierre-Yves Artaud Ernesto Molinari Fabrice Bollon
    1994 ;
    Editeur : NAIVE / AUVIDIS
    Label : MONTAIGNE

    Litanies du feu et de la mer N°1 et N°2
    Alice Ader 1993
    Editeur : Accord

    Litanies du feu et de la mer N°1 et N°2 - Contemporain
    Madalena Soveral
    1993 ;
    Editeur : DE PLEIN VENT EDITIONS
    Label : NUMERICA (PORTUGAL)

    Grund - Minesang
    Pierre-Yves Artaud Ensemble 2e2m Paul Mefano 1990

    Grund, pour flûte alto solo et 8 flûtes altos et/ou basses pré-enregistrées (1).
    Minnesang, pour 12 voix (2)
    Pierre-Yves ARTAUD Flûte (1), GROUPE VOCAL DE FRANCE (2), Michel TRANCHANT Direction, Chef de choeur (2)
    Editeur : ADDA (1986)
    Machina Mundi, pour quatre instruments solistes, choeur, orchestre et bande magnétique
    Editeur : NAIVE / AUVIDIS
    Label : MONTAIGNE

    Esquisses, pour quatuor à cordes 1.
    Musik der Frühe, pour ensemble instrumental 2.
    Peter EÖTVÖS Direction, Compositeur (2), ENSEMBLE INTERCONTEMPORAIN Ensemble instrumental (2), ARDITTI STRING QUARTET Quatuor à cordes (1)
    Editeur : ERATO

     

    Le 05/02/2001
    Mathias HEIZMANN


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